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[Le guérisseur des Lumières | Frédéric Gros]
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Posté: Dim 12 Jan 2020 21:29
MessageSujet du message: [Le guérisseur des Lumières | Frédéric Gros]
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Par une étrange coïncidence, je retrouve le philosophe politique Frédéric Gros dans cette biographie romanesque de Franz-Anton Mesmer, le magnétiseur du XVIIIe s., premier praticien de l'hypnose sans la comprendre – le terme même sera inventé quelque temps après lui. Sur ce personnage porté aux nues mais plus souvent vilipendé et désavoué au cours de sa longue vie, sur l'importance de sa découverte involontaire, j'avais lu, il y a très longtemps, l'excellente biographie triple intitulée La Guérison par l'esprit, que Stefan Zweig lui consacra, en compagnie de Freud et de Mary Baker-Eddy. Le « guérisseur » de Frédéric Gros, quant à lui, s'inscrit d'une part dans son ambivalence entre le passé et le futur, une ambivalence qu'il a sans doute partagée avec ses contemporains, mais comme à contre-temps, et d'autre part dans une pratique de la musique qui se joint et se fusionne avec le « magnétisme ».
Mesmer se revendique des Lumières, certes, mais le jeune homme éduqué par les jésuites conçoit d'abord son magnétisme et le pratique comme une version laïque et franc-maçonnique de l'exorcisme, il a fait sa thèse en médecine sur l'influence des astres sur le corps humain – une version rationaliste de l'astrologie : cela pour son côté passé. Par contre, du scientisme du siècle suivant, il tire son attachement aux découvertes des physiciens de l'époque – l'électricité, le magnétisme – d'une manière qui n'est que métaphorique et non mesurable ; il s'en tiendra toujours à ses fluides invisibles, à l'harmonie universelle, à l'équivalence entre magnétisme minéral et animal, à ses tiges de cuivre et baquets à l'eau magnétisée, aux pôles et flux énergétiques du corps (mais sommes-nous vraiment sortis de ces « métaphores électrostatiques et thermodynamiques » dans nos « médecines alternatives » deux siècles et demi plus tard?), incapable de penser l'autonomie de l'univers psychique. Dès lors, comment en vouloir à certains de ses contemporains d'avoir travesti sa thérapie en ésotérisme et à ses détracteurs d'avoir conclu à charge : « L'imagination sans magnétisme produit des convulsions, le magnétisme sans imagination ne produit rien. » (cit. p. 143)... ?
Mesmer musicien. Il jouait du piano-forte, du violoncelle, fut l'initiateur de « l'harmonica de verre » et utilisa dès le début et continuellement ces instruments comme partie intégrante de sa thérapie de magnétisme ; il affirma même que la tonalité ré mineur possédait des qualités magnétiques. Ami de Gluck et intime de Mozart, Gros lui prête des sentiments de culpabilité très marqués envers ce dernier ; et que dire de celle liée à sa plus célèbre guérison : la jeune pianiste aveugle Theresia Paradis à qui il rendit la vue et qu'il séduisit et qui la reperdit dès qu'il fut contraint de la délaisser et de se séparer d'elle...

Cette biographie romanesque se présente comme une série de lettres que Mesmer aurait écrites en français à un certain monsieur Wolfart, en 1815, durant les trois derniers mois de sa vie, pour lui raconter son destin et décliner son invitation à se rendre à Berlin où une chaire de magnétisme lui était offerte. Outre les mérites d'une écriture splendide, qui croise le regard d'un esprit du XXIe siècle avec celui qu'a pu ou dû avoir un homme de science du XVIIIe, outre cette omniprésence de la musique et de l'amour de la nature, Gros est capable d'évoquer le Zeitgeist dans des pages magnifiques, comme celles sur la Révolution française : comme si le mesmérisme était entré en résonance, pendant quelque années, avec les aspirations révolutionnaires, et puis avait été trahi tout comme celles-ci le furent.


Cit. :


« Les premières Lumières, monsieur Wolfart, cette impertinence, cette insolence, cette audace de l'esprit, c'était une brûlure d'alcool. Et quand je pense aujourd'hui à ceux que j'ai pu rencontrer dans les années 1780 à Paris, ces matérialistes vaniteux qui m'ont traité de mage, ces médecins perchés sur leur diplôme comme sur des ergots et qui me considéraient de haut... Ils voyaient les Lumières comme un tréteau de foire d'où m'accuser de fanatisme, d'occultisme. Vingt ans après, ils étaient la génération déjà des petits rentiers du savoir.
Savaient-ils seulement comment, en 1750, la pensée avait été cette conquête contre les autres et contre soi, la vérité un commerce dangereux, une impossible douleur ? Mais non, pour eux, la science était devenue diplôme, un symbole de leur intelligence, un titre, un droit à l'arrogance. » (pp. 34-35)

« Je me souviens du dernier dimanche de novembre.
Elle me joue à trois heures dans une lumière blanche l'adagio en ré mineur qui lui avait donné dans les larmes l'ouverture de la lumière. Je lui dis : "C'est une musique d'après la souffrance, comme son souvenir, comment peux-tu la jouer maintenant ?" Elle répond que la musique est la trace apaisée de douleurs anciennes.
Je pleure.
Elle enchaîne trois sonates de Haydn en mineur, elle rejoue trois fois la sonate de Mozart en fa. Elle joue de mieux en mieux, de plus en plus profondément.
Elle s'aarête, retire son bandeau. Elle demande : "Ai-je donc joué si longtemps qu'il fasse déjà si sombre ou bien le temps s'est-il couvert ?"
Le matin du lundi, elle ne voyait plus. » (p. 100)

« À dix heures, elles étaient sept mille et partirent chercher le roi. Nous avons suivi le chemin de Versailles, en passant par Auteuil et par Sèvres. Six heures de marche. On réquisitionna le long des routes des voitures pour les canons et les femmes âgées ou trop lasses. Pas un seul pillage. Six heures de route à pied sous la pluie d'octobre, dans la boue et sous les premiers froids. J'étais entraîné par leur courage, emporté par leurs rires, captif de leur colère. Ceinturé, enveloppé de femmes – les blanchisseuses, les poissonnières des Halles, les portières, les filles publiques, les boutiquières –, je prenais, transi, en plein visage des bourrasques de leur fluide. Je m'imprégnais de l'énergie qui transpirait de leurs corps, de leurs larges épaules, de leurs cuisses fortes, de leurs lèvres rageuses. J'étais investi par la proximité, cette familiarité des corps que j'avais oubliée depuis mon enfance à Iznang et les fêtes du village. J'en pleurais en marchant. Quand on m'interrogeait, je répondais : "C'est la pluie sur mes joues." Et les femmes m'embrassaient. » (p. 157)

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