Aussitôt après ma rencontre fortuite avec le Mesmer de Frédéric Gros, j'ai rencontré encore plus hasardeusement un autre récit (et je sais qu'il n'est pas unique) de la pianiste aveugle Maria Theresia Paradis, l'énigmatique patiente la plus célèbre de Mesmer, peut-être guérie par lui, peut-être pas
. Le fait qu'un roman entier soit consacré à cet épisode, paradoxalement, n'étoffe pas considérablement l'héroïne, ni ne prend ouvertement parti pour ou contre la thérapie, mais offre par contre un aperçu tout à fait cinématographique des habitants de la maison de Mesmer dans la Landstraße à Vienne. Outre Maria Theresia et Mesmer eux-mêmes, et peut-être plus encore que les protagonistes, ont un rôle fondamental Anna, l'acariâtre épouse du docteur, sa servante Kaline, indépendante mais affectueuse, le chien noir doté de qualités extraordinaires, Demoiselle Ossine la patiente hystérique, le violoniste Riedinger, et les parents de Maria Theresia : son insupportable secrétaire à la cour de père et sa fausse soumise de mère.
En effet, autant l'ouvrage de Gros était « musical », autant ce roman est visuel, ce qui laisse de la pianiste aveugle un aperçu de l'extérieur mais bien peu d'introspection. En vérité, l'histoire elle-même semble défiler de la même manière : il n'apparaît pas qu'il y ait eu de liaison entre le thérapeute et la patiente, ou peut-être un engouement non réciproque, mais entre celle-ci et le violoniste Riedinger ; le recouvrement de la vue de l'héroïne se manifeste par ses gestes, et le retour de sa cécité, en admettant qu'il soit avéré, ne semble pas avoir été traumatique ; Maria Theresia aurait peut-être reçu la visite de Mozart chez Mesmer, et ils se seraient entretenus et joué du piano en privé, mais il se peut que la scène ne soit qu'onirique ; enfin lors du célèbre concert à Paris de Mademoiselle Paradis le 16 avril 1784, qui constitue le dernier chapitre du livre, deux chutes alternatives se succèdent, l'une selon laquelle Mesmer ne serait pas allé l'écouter, l'autre à l'inverse où ils se seraient assez longuement parlés (cf. seconde cit. infra).
J'avoue que je n'ai pas été séduit par le style de ce roman. Je ne me suis pas habitué aux phrases extrêmement courtes et à la ponctuation minimaliste. L'abus des ellipses m'a paru maniériste. Les personnages sont souvent caricaturaux. L'idée d'une pièce de théâtre classique à morale, sur le mensonge et les faux-semblants, m'a effleuré, elle aurait pu être intéressante, mais ne me paraît pas accomplie, notamment par l'insuffisance des dialogues. Si les frustrations des uns et des autres sont palpables, par ce traitement de regard extérieur et surplombant, l'absence de descriptions de l'intériorité et des ressentis m'a fait l'effet d'une véritable amputation.
Cit. :
« Les applaudissements la consolaient de la perte de ses mains.
La perte momentanée, corrige-t-il.
Oui, répète-t-elle aussitôt. La perte momentanée.
Elle est aussi vive qu'une substance hautement réactive. Et néanmoins facile à diriger. La rapidité avec laquelle elle l'a accepté. Sans aucune résistance. Là aussi, il en tire vanité. En voyant le profit qu'elle en retire. C'est son succès à lui.
Il s'agit, poursuivit-elle, de survivre au momentané. Celui qui survivait à l'instant survivait tout court. C'est pourquoi le public et son approbation lui étaient en ce moment indispensables. Elle appréciait même le bruit des applaudissements. Moins, en revanche, les questions avec lesquelles on la harcelait. » (p. 173)
« Et elle l'avait prié de lui lire ce qu'il avait écrit. C'était une erreur. Car il lui avait aussitôt demandé d'ouvrir les yeux. Pourquoi gardait-elle toujours les yeux fermés ?
Par habitude, dit-elle.
Mais les gens allaient forcément penser qu'elle était aveugle.
Ah, les gens, dit-elle. On leur donnait ce qu'ils voulaient pour obtenir en fin de compte ce qu'on voulait.
Et Mesmer : Selon moi, c'est une erreur. On donne ce qu'on a.
Lui peut-être, dit-elle. Il donnait donnait aux gens ce qu'il avait et personne ne savait ce que c'était.
C'est faux, dit-il. Ses patients prenaient ce qu'il leur donnait. Elle n'avait qu'à se souvenir.
Certes. Et ils ignoraient par la suite ce qu'ils avaient reçu. Il faut dire que c'est plutôt difficile à mesurer, ajouta-t-elle.
Non, avait-il affirmé. C'est très simple. La vérité.
Et vous y voyez.
Euh..., dit-elle.
C'est tout elle. Elle ment, par égard pour lui.
Vous l'avez déjà prouvé, dit-il.
Le monde, dit-elle, s'étale parfois sous mes yeux dans toute sa clarté et sa douceur, avant de replonger...
Vous ou le monde ? dit-il en l'interrompant.
Qu'est-ce que j'en sais, lança-t-elle. Ce qui est sûr, c'est que rien ne l'est. » (pp. 242-243)
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