[Le musée de l'Innocence | Orhan Pamuk, Valérie Gay-Aksoy (Traducteur)]
Sur quelque 660 pages, un narrateur masculin à la première personne conte son obsession amoureuse. Personnage veule, conformiste, porté sur la boisson, s'accommodant aisément à la duplicité et à l'infidélité - peut-être plus encore que ne le consentirait le machisme turc des années 70-80 -, il possède en surcroît, pour nous déplaire, tous les attributs de l'appartenance à la haute bourgeoisie stambouliote, nouvellement industrielle à l'époque - à laquelle, soit dit en passant, Orhan Pamuk appartient lui-même, sans s'en cacher, ce qui lui vaut de très nombreuses antipathies.
L'histoire d'amour est simple et triste, la quatrième de couverture en fait état jusqu'à la suppression de tout suspense ou presque. Mais voilà, comme dans
Le Livre noir,
La Vie nouvelle - et sans doute
La Maison du silence,
Cevdet Bey et ses enfants,
Neige et
Istanbul (que je n'ai pas encore lus) - bref, comme dans les romans non-historiques de l'auteur, l'univers de la toile de fond constitue le personnage principal du récit. Et celui-ci se dégage autant qu’il est représenté emblématiquement par les menus objets du quotidien des protagonistes, par des détails infimes tirés des journaux de leur époque, des affiches cinématographiques et publicitaires, par l’évocation des habitudes, modes, manies et autres manières de sociabilité. De même, la sempiternelle question de l'ambivalence turque entre son identité européenne et anatolienne, entre modernité et tradition, entre laïcité et islam - ce n'en est qu'une, sous de multiples traits..., et c'est bien une question d'auto-perception - transpire de ces vétilles érigées en emblèmes.
Mais en cela ce roman est essentiellement supérieur aux précédents. En effet, d’emblée et tout au long de la narration, il est énoncé qu’une ribambelle d’objets matériels (ainsi que certaines images), c’est-à-dire tous ceux qui ont appartenu à son aimée ou qui sont à même de la lui évoquer, le narrateur les subtilise, les collectionne, les fétichise comme des succédanés du dénouement impossible de sa passion, et il s’avère bientôt qu'il va en faire un musée : cela fait partie de son obsession amoureuse, et, narrativement, il s’agit d’un élément fondamental de la fabula.
À la p. 650 de l’édition française, apparaît un « Bon pour une entrée au Musée de l’Innocence ». J’avait été informé de son inauguration, quelques années après la parution du roman. Aussi, mon livre à la main et suivant le plan de quartier qui apparaît à la dernière page (un quartier qui me fut familier à moi aussi, il y a longtemps), me suis-je présenté à l’adresse indiquée affichant le sourire incrédule de celui à qui on ne fait pas croire que le guichetier acceptera son passe-droit en langue étrangère et sur un livre emprunté à une bibliothèque… (que les futurs lecteurs de ma ville me pardonnent mon usurpation !).
Tout était là, la boucle d’oreille, la pendule, la cage de Citron, la vidéo de la pub du soda Meltem (où l’Allemande Inge dit : « Vous le méritez bien ! »), le compteur de la Chevrolet 1956, jusques et y compris les 4.213 mégots marqués de l’empreinte d’un rouge à lèvres, dûment épinglés sur un mur entier comme les lépidoptères d’un muséum, datés et accompagnés d’une didascalie notant un mot ou une situation congrus. Pour la première fois et sans doute l’unique, je me suis trouvé immergé dans la matérialisation d’un univers romanesque, et je peux dire que ce complément d’expérience de lecture a jeté un jour totalement neuf et original sur celle-ci. En effet quelques instants ont suffi à me persuader qu’être là n’était que continuer à lire autrement ; il était aisé, même sans la transition des derniers chapitres du roman qui parlent de la constitution du musée et de la rédaction du livre (une mise en abîme avec l’introduction de l’Auteur succédant au Narrateur), de ressentir toute la force de la dialectique entre objet littéraire et objets matériels.
Cela m’a permis de vivre concrètement la problématique du réalisme, voire de la poétique de Pamuk. Au prix, bien entendu, d’un questionnement très concret sur la réalité de la réalité. Qu’est-ce qui est fiction et qu’est-ce qui est métafiction ? Que devient un personnage fictionnel dont on voit le permis de conduire dûment rempli à l’encre et tamponné (ce ne peut être un faux, ou alors il s’agirait d’une falsification d’une complexité machiavélique…) ? Que devient-il quand on peut en voir de véritables photos, même sur un journal d’époque ? Qu’advient-il lorsqu’on évolue dans ce qui est supposé être la maison de la famille de l’héroïne ? Le roman devient-il une biographie ?
Plus au-delà : si le personnage principal, comme je l’affirme, c’est l’univers de la toile de fond du roman, dans un temps, un lieu et une civilisation, comment la représentation muséologique – une petite boîte-iconothèque par chapitre du livre, intitulée et numérotée de 1 à 80, sur trois étages –, laquelle est, bien entendu, toujours, une représentation emblématique d’idées (par des objets et images), s’articule-t-elle avec la représentation narrative ? Où se situe le réel dans tout cela ? Réponse dans la dernière salle d’exposition, sur le mur qui fait face au prétendu lit du Narrateur : l’encadrement de nombreuses pages manuscrites de notes préparatoires du roman ainsi que son incipit bourré de ratures… pages d’écriture…
PS (pour mémoire et mon propre usage):
"En Europe, les riches font poliment mine de ne pas l'être... C'est cela, la civilisation selon moi, ce n'est pas tant la liberté et l'égalité de tous les individus que la capacité de chacun à se comporter envers les autres comme s'ils étaient libres et égaux. Du coup, plus personne n'a besoin de se culpabiliser." (p. 285)
"L'amour est une chose impossible dans un pays où hommes et femmes ne peuvent se côtoyer, se fréquenter et discuter ensemble, assena-t-elle. Et tu sais pourquoi ? Parce que dès qu'une femme s'intéresse à eux, les hommes lui sautent dessus comme des bêtes affamées, sans faire de détail. C'est ancré dans leurs habitudes ; ensuite, ils prennent cela pour de l'amour." (p. 569)
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