[Disponible également dans la traduction française de Vincent Hugon, parue chez Buchet Chastel en 2006]
Lorsque j’éprouve le besoin d’être informé sur l’actualité du monde (comme c’est la cas actuellement avec la guerre en Syrie), je regarde les infos sur Al-Jazeera International, car je les juge absolument les meilleures ; à présent, je suis en mesure d’argumenter de ce jugement.
Hugh Miles, journaliste britannique indépendant arabophone, retrace l’histoire de la première décennie de la chaîne qatarie, depuis ses débuts fortement chanceux (1996) jusqu’au seuil du lancement de sa filiale en langue anglaise, que je suis. Par une enquête minutieuse, détaillée jusqu’à la limite de la prolixité, corroborée par une multitude d’entretiens avec des personnalités de tous horizons et se conformant à la devise de son objet d’étude : «
The opinion and other opinion », l’auteur nous livre d’une part les péripéties de la fondation d’Al-Jazeera (« Une graine semée dans le désert ») et ses premières répercussions sur les gouvernements et les opinions du monde arabe, puis la couverture de la Seconde intifada, du 11 Septembre, des interventions militaires en Afghanistan et en Irak, et d’autre part la succession interminable de critiques, menaces, harcèlements, attaques, y compris le bombardement américain des studios d’Afghanistan et d’Irak, ce dernier ayant provoqué la mort du correspondant Tareq Ayyoub en avril 2003. En effet, l’impartialité de la chaîne, seule a avoir donné la parole à la fois à Ben Laden – par les fameux enregistrements envoyés depuis les grottes afghanes – et à Colin Powell, aux personnalités politiques israéliennes et au Hamas, à Saddam Hussein et à Tony Blair, etc. etc., lui a valu au cours des ans une méfiance voire une hostilité presque universelle, concomitante et contradictoire : les Saoudiens et autres états du Golfe l’accusent de servilisme envers le gouvernement qatari – « valet de Washington », les Israéliens d’antisémitisme et de nationalisme arabe, les Etats-Unis, les laïques de tous bords et les nationalistes arabes (ou ce qu’il en reste…) d’islamisme, et beaucoup d’autres, de-ci de-là, d’être financée ou infiltrée par la CIA, par Ben Laden, par Saddam Hussein, par le Mossad : antipathies qui suffiraient presque comme gage d’objectivité médiatique !
Je m’attarderai seulement sur les circonstances fortuites des débuts : qu’un jeune Emir doté de fonds immenses et éduqué en Occident détrône son père et comprenne que la meilleure garantie d’indépendance de son minuscule pays, c’est d’être connu internationalement et que cela se fait désormais par la télé satellitaire ; la faillite du projet BBC en langue arabe permettant de « récupérer » aussitôt une grande partie de ce personnel hautement qualifié, à condition de lui garantir effectivement des moyens et une indépendance éditoriale absolue - «
BBC standards » ; le couac de Canal France International (CFI) transmettant, un samedi après-midi de juillet 1997 à 16 h, un film porno à la place d’un documentaire pour enfants et provoquant ainsi par son expulsion immédiate la libération d’une bande de fréquence sur le satellite Arabsat ! ; les habiles stratégies de contacts de terrain dans les Territoires palestiniens, puis le heureux hasard de se retrouver seul émetteur dans l’Afghanistan sous contrôle des Talibans…
Et j’ajouterai une seule petite note personnelle : au-delà de tous les mérites de la chaîne, de tous ses atouts, de ses réussites et de l'influence morale et politique d’un média indépendant dans le monde arabe, nous assistons pour la première fois depuis plusieurs siècles à l’inversion de l’orientalisme – à une image de soi et du monde venant de l’Orient et s’imposant à l’Occident ; inversion aussi par les moyens : la décolonisation de soi-même et de son imaginaire, la liberté d’expression au lieu de la force des baïonnettes… Excusez si c’est peu !
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