L’anthropologue de formation honore, nous dit-il, la commande du directeur d’un institut de placement familial. Ce dernier souhaite en effet « perturber les habitudes des salariés de l’institution, des éducateurs et des psychologues » par les « observations » de l’auteur « en leur imposant le langage d’un néophyte ». Immergé dans cet univers inconnu, Éric Chauvier, aidé d’un magnétophone numérique, brosse le portrait d’adolescents en rupture et se livre à une analyse de leurs comportements et de leurs propos, tentant de saisir l’essence des conflits qui se nouent, à travers et malgré un langage et des enjeux d’une extrême pauvreté. Mais que reste-t-il lorsqu’on sort des insultes et des clopes ? À quoi se rattacher pour pénétrer la véritable signification d’une sourde révolte ? À la voix et à ses inflexions, qu’il convient de scruter sans relâche.
Avant d’atteindre cette étape, l’observateur doit s’intégrer au groupe. Éric Chauvier nous montre à quel point il est difficile de se positionner au sein d’une entité sans que cette présence nouvelle n’en transforme l’évolution naturelle, ne la réduise à une « simulation de vie » : « Vivre au quotidien, c’est être dans la “vraie vie ?, au moyen d’expériences pleinement vécues. Être observé revient au contraire à évoluer dans une sorte de “laboratoire ?, n’éprouvant pas les situations pour ce qu’elles sont, mais pour ce que l’observateur en fera. » Ainsi, l’immersion requiert une habileté que l’auteur devra déployer avec beaucoup de professionnalisme.
Pourtant, rien n’est acquis. Le protocole, l’ordre de mission, le statut, tout concourt à légitimer la présence de l’observateur au sein du groupe, mais cela ne l’exonère pas pour autant « d’être comme tout le monde (…) en assumant et dissimulant le poids de sa posture ». De là jaillissent des situations et des réflexions restituées avec humour. Éric Chauvier s’appréhende lui-même avec la distance qu’il réserve aux jeunes adolescents du centre. L’analyse de l’instance observatrice par elle-même est nimbée d’une élégante ironie ; l’euphorie des premiers instants, les formules qui se profilent et les promesses d’articles brillants sont retranscrites avec une savoureuse clairvoyance.
Très rapidement pourtant, le malaise et la nausée s’installent face à l’une des pensionnaires, Joy. Échouée au centre après une enfance broyée, une adolescence erratique, absente, égarée, cette jeune fille plonge l’auteur dans un « tumulte interne et exclusif ». Elle réveille en lui quelque chose de profondément intime. C’est à travers les gestes, les regards et les inflexions de la voix de Joy que l’auteur tente de noter l’inexprimable.
L’entreprise littéraire d’Éric Chauvier prend ainsi corps au cœur de l’œuvre ; en scrutant Joy, mais aussi les films de Carpenter, les Sex Pistols, les tours lexicalisés, Tarkovski, Goffman, Harvey Sacks, en observant ce magma hétérogène, il fait resurgir sa vérité. Il offre à son passé une lecture claire et lumineuse. Spécialisé dans le malaise de la communication et la fin du langage, ayant pris pour sujet de thèse sa propre famille, l’auteur découvre à travers une simple commande et dans le comportement d’une enfant paumée les clefs de sa propre identité.
La plume d’Éric Chauvier confère un lyrisme singulier à l’introspection : si Joy considère la vie au centre comme une imposture, un univers de carton-pâte, l’auteur en détecte le froid dédain de la jeune fille dans ses inflexions – plus que dans les propos eux-mêmes. Il en fait alors une représentation allégorique de son propre rapport au langage, à travers et malgré lui. Derrière, « il y a des blessures plus profondes ».
Jean-Baptiste Scieux
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