Succédant au récit psychanalytique qui a animé la compréhension du psychisme humain au XXe siècle, les neurosciences, par un discours qui marque un retour à la biologie cérébrale (scientisme) et das le cadre d'une organisation sociale apparemment moins verticale et plus ancrée vers l'attente de l'autonomie et des choix personnels, aspirent à fournir à terme des explications de la même envergure. Mais le sociologue déconstruit ici les présupposés idéologiques qui les sous-tendent : d'abord l'individualisme libéral conjugué à une exhortation à se prendre en charge, que l'on soit sain ou atteint de psychopathologie y compris les plus graves, compte tenu du postulat que le cerveau de chacun, grâce à la plasticité synaptique, possède toujours un potentiel caché. Cette exhortation, qui est en réalité un appel à perfectionner son être moral à travers une cognition des comportements sociaux (« compétences sociales »), s'adresse à tout le monde, dans la mesure où nous sommes tous victimes des « biais cognitifs », et nous possédons tous un potentiel d'« empathie » à développer, lequel revêt à la fois une valeur individuelle et collective. La tentative de modéliser l'ensemble du cognitif, au niveau du cerveau individuel et de l'intelligence collective, donc des comportements sociaux, grâce notamment aux outils informatiques s'appliquera(it) à terme autant à la thérapeutique des pathologies psychiques-mentales qu'au contrôle et à la « réhabilitation » des déviants...
Mais Alain Ehrenberg ne pousse pas son analyse jusqu'à la critique : ni de l'idéologie sous-jacente ni des éventuelles conséquences politiques qu'un tel développement des neurosciences pourrait entraîner. Avec beaucoup de nuances aussi bien dans le tour d'horizon sur l'histoire intellectuelle de l'individualisme que sur le cheminement des différentes recherches en neurosciences, il se limite à son travail de sociologue, qui met en lumière les significations et le mécanismes occultes des notions implicites et des aspirations inexprimées. Et cela, dans la « mare magnum » du développement personnel qui nous entoure et noie de toute part, est déjà œuvre héroïque...
Table [avec quelques commentaires et les renvois aux cit.] :
Introduction : « La nouvelle science du comportement humain » :
- De la psychanalyse aux neurosciences, d'un climat de la modernité à l'autre
- Les neurosciences cognitives en tant qu'autorité morale : quels idéaux de la modernité ? Quel individualisme ? [cit. 1]
- Le programme.
Chap. Ier : « Des cerveaux exemplaires. Des malheurs du sujet pratique à l'héroïsme du potentiel caché » :
- Les malheurs su sujet pratique [les neurologues étudient les premiers cas de lésions cérébrales entraînant des dysfonctionnement comportementaux et/ou émotionnels]
- Les cerveaux du potentiel caché ou la démocratisation de l'exceptionnel [cf. les études de cas par Oliver Sacks, et l'évolution de la vision de l'autisme]
Chap. 2 : « Méthode scientifique et idéal individualiste. La conversion des passions des Lumières écossaises au nouvel individualisme » :
- La mécanique de la conversion des passions : l'individu ordinaire comme homme d'action créateur de valeurs [Rousseau vs. les Lumières écossaises ou le surgissement de l'individualisme moderne]
- De l'ingénierie sociale à l'accomplissement de soi (1900-1970) : les trois âges du comportement [cf. cit. 2]
- Un homme de décision choisit librement : introduire la subjectivité et l'activité [cf. cit. 3]
- La "Révolution cognitive" ou le scientifique en modèle de l'intelligence ordinaire
Chap. 3 : « Le cerveau-individu, une physiologie de l'autonomie » [les principales avancées des neurosciences, de la neurologie à la neuropsychologie au cognitif] :
- Un "retour" du sujet en version biologique ?
- Individualisation : du cerveau-réactif au cerveau-agent
- La désindividualisation du cerveau dans l'espace matriciel des neurosciences [cf. cit. 4]
Chap. 4 : « Les neurosciences sociales ou comment l'individu agit avec les autres » :
- La nécessité du social [introduction du concept de "compétence sociale" et son articulation avec "l'empathie"]
- L'économie comportementale, une psychopathologie cognitive de la vie quotidienne [la "maîtrise des contingences de la confiance", la notion de "biais cognitifs" et celle de "coup de coude (nudge)" : « un mécanisme pour changer de comportement sans avoir à changer l'esprit »]
Chap. 5 : « Les exercices de l'autonomie : des rituels individualistes pour refaire son être moral ? » [cf. cit. 5] :
- La cognition sociale, axe du devenir-individu des schizophrènes
- Rétablir la cognition sociale ou comment faire de l'individu l'agent de son propre changement
- Informatique émotionnelle et machine partenaire [cf. cit. 6]
- Le biologique, le psychologique et le social : agir sur les circuits neuronaux ou trouver une forme de vie acceptable ? [Analyse des trois explications, culminant sur « Les limites de l'explication neurobiologique forte : un oubli du langage ? »]
Chap. 6 : « Suis-je malade de mes idées ou de mon cerveau ? Neurosciences et connaissance de soi » :
- Le perfectionnisme moral, une philosophie de la transformation personnelle
- Les causes et les raisons : les dilemmes de l'une et l'harmonie de l'autre
- L'enclos du cerveau : qu'est-ce que cela fait d'être quelqu'un ? [cf. cit. 7]
Conclusion : « La place du cerveau. De l'homme neuronal à l'homme total » :
- Le récit de l'individualisme : une chambre d'écho de nos idéaux capacitaires
- Usages ordinaires et connaissance pratique : réformer l'homme neuronal par l'homme total.
Cit. :
1. [La thèse de l'ouvrage] : « […] En suivant le fil conducteur du problème cerveau/comportement, les neurosciences et les sciences comportementales-cognitives sont abordées comme un des grands récits de l'individualisme contemporain, qui met en jeu une anthropologie de l'action, centrée sur les aspects pratiques de la vie sociale et personnelle, et qui transfigure dans des jeux de langage scientifique une des représentations collectives les plus communes, possédant donc la plus haute valeur, de la société de l'autonomie, celle du potentiel caché. » (p. 21)
2. [Les avatars du « béhaviorisme »] : « Le mot "comportement" a connu trois moments entre son introduction et les années 1970. Le premier est représenté par le béhaviorisme dont la question clé, symbolisée par la polarité stimulus/réponse, est de comprendre comment un être humain est façonné par son environnement. Le deuxième temps est celui de l'émergence des sciences sociales du comportement (Behavioral Social Sciences) au cours des années 1940, pour lesquelles il s'agit, à l'inverse du béhaviorisme, de saisir la façon dont l'individu façonne son environnement par ses choix, ses décisions, son intelligence, sa rationalité tout en restant façonné par lui, ce qu'on appellera en bref son système cognitif. […] Le troisième temps est marqué par l'intégration dans la psychologie scientifique du nouvel individualisme émergeant au cours des années 1960 : la régulation du comportement s'infléchit vers l'autorégulation. Il ne s'agira alors plus de diriger la conduite de l'individu, mais de lui permettre de se rendre compétent de telle sorte qu'il puisse s'accomplir efficacement dans ses choix en adoptant activement une ligne de conduite personnelle. L'autorégulation est une régulation du comportement reposant sur l'idée que l'individu est l'agent de son propre changement. » (p. 86)
3. [Connotations politiques de l'autonomie] : « L'acteur stratégique rationnel, caractérisé par le souci de son intérêt personnel, égoïste ou altruiste, devient la figure centrale à partir de laquelle les concepts des Lumières et les problèmes de gouvernement de la société sont reconfigurés : il s'agit de trouver un fondement scientifique à la nature humaine en en découvrant les lois. La fuite en avant vers le scientisme recouvre un idéal politique visant à ancrer plus fortement les idéaux démocratiques : des lois du comportement (libre) doivent pouvoir mieux résister aux assauts du totalitarisme que les vieux concepts politiques des Lumières, comme la sympathie ou la société civile – la société de la civilisation des passions. La théorie du choix rationnel est ainsi au cœur d'une changement de sensibilité où l'individu se construit moins par l'environnement qu'il ne le façonne lui-même, avec les moyens du bord. Elle s'applique à l'action individuelle comme à l'action collective. » (p. 99)
4. [Le « cerveau fait individu »] : « […] Cette perspective s'est déployée dans un double mouvement d'individualisation et de désindividualisation du cerveau. L'axe qui va de la neuropsychologie à la plasticité synaptique l'a individualisé sur le modèle de l'unicité de chaque être humain et, ce faisant, a modifié son statut épistémologique en l'élevant au rang d'une quasi-entité personnelle. Le cerveau est, on le constate, personnifié, mais plus précisément il est personnifié selon les modèles sociaux les plus valorisés dans la société, celui du scientifique ou du chercheur (qui vérifie ses résultats) ou de l'entrepreneur et de l'homme d'action (qui doit prendre des décisions en permanence). […]
L'axe de la matrice cerveau-esprit l'a, au contraire, désindividualisé en élaborant un cerveau populationnel, probabiliste et numérisé, et en faisant l'hypothèse de liaisons plus directes entre un comportement et des circuits cérébraux que celles pouvant exister avec un syndrome, grâce à la substitution de critères de domaines aux critères diagnostiques. Le modèle est agnostique en matière autant de traitement que de syndromes. Il peut donc agréger et intéresser toutes les professions impliquées dans la prise en charge de la psychopathologie. » (p. 162)
5. [les notions de « réhabilitation » et de « rétablissement » appliquées au traitement du handicap] : « "Handicapé" était un état, "handicapable" est un cheminement et, très exactement, un cheminement qui est moins une guérison que la transformation personnelle face à la négativité, dont les difficultés sont certes bien plus intenses, plus dramatiques, plus douloureuses que celles de l'homme ordinaire, mais non d'une autre nature. Le rétablissement est le système de prise en charge qui s'appuie sur cette attitude fondamentale face à l'adversité, la contingence ou la négativité, qu'est l'idéal du potentiel caché. Il en est l'institution. La ligne directrice de ce système d'action consiste à développer le plus largement possible les capacités de l'individu par des exercices lui permettant d'entreprendre son parcours de transformation personnelle en se comportant comme l'agent de son propre changement. Plus précisément, un ensemble d'idées-valeurs se sont progressivement nouées pour former un système qui se caractérise par quatre traits : l'idéal du potentiel caché, la définition du mal à travers la polarité handicap/atout, le déplacement du statut de malade mental ou cérébral vers celui de partenaire moral, tandis que le thérapeute adopte celui de coach, voire de pair-aidant. Il met en scène la diversité des moyens employables pour transformer un handicap, une déviance ou une pathologie qui nous diminue en un atout qui nous renforce, au moyen d'une solution personnelle ou, pour parler dans le langage de David Hume, de nos capacités à convertir une passion négative en une passion positive. Il théâtralise les multiples épreuves, dilemmes et limites que l'individu affronte pour refaire son être moral. » (pp. 212-213)
6. [Le projet du Réseau cérébral global est ses implications à l'échelle sociale] : « Le Réseau cérébral global peut être défini comme un ensemble de pratiques employant des technologies numériques permettant de démultiplier, d'une part, les capacités de l'individu, qu'il s'agisse de prendre des habitudes ou d'accroître sa perspicacité (c'est "l'augmentation" pour reprendre l'un des deux mots clés du monde numérique), et, d'autre part, les relations (ce sont les "connexions", pour reprendre l'autre mot clé). La démultiplication des coopérations et des échanges passe par un système technico-social où chacun contribue automatiquement à un effet coopératif que les acteurs appellent "intelligence collective" – cet effet démultipliant lui-même les capacités individuelles. Tout tourne autour de la relation et de l'individu, et se construit en référence au grand concept des sciences comportementales : le biais cognitif. L'intelligence des technologies digitales consiste à nous éviter des biais cognitifs, à nous entraîner et à obtenir des effets coopératifs.
Thérapies assistées par ordinateurs, programmes de modification des biais cognitifs, assistants personnels de communication, diagnostics effectués par des ordinateurs, surveillance en continu des variations d'état du patient, etc., nous avons là un ensemble de technologies partenaires pour le problem-solver. » (p. 235)
7. [Thérapies cognitivo-comportementales (TCC) vs thérapies dynamiques ? Une opposition en voie de dépassement (3 cit.)] : « i) La grande distinction entre les deux manières de refaire notre être moral consiste en ceci : les neurosciences et les sciences cognitivo-comportementales font partie des pratiques qui convertissent des passions en actions au moyen d'exercices dans une perspective d'autorégulation, alors que la psychanalyse transforme des passions (les symptômes que l'on subit) en questions (le symptôme est susceptible de parler parce qu'il recèle une intention dont le sujet ne se rend pas compte, une intention inconsciente) et des questions en actions, la guérison étant, pour reprendre cette définition de Freud de 1923, "la liberté de se décider pour ceci ou pour cela".
[…]
ii) Gagner du pouvoir d'agir en convertissant des symptômes ou gagner en intelligibilité en interprétant ceux-ci pour savoir quel est son désir constitue dès lors non une opposition de nature, mais des distinctions pratiques se combinant selon des modalités multiples, dans des sociétés imprégnées d'attentes collectives puissantes à l'égard de l'autonomie individuelle. Rendre intelligible pour arriver à une conscience d'agir plus claire, ou bien s'exercer pour acquérir des automatismes, cette alternative est sous-jacente aux disputes auxquelles on peut assister entre partisans des neurosciences pour lesquels la cible est un sujet cérébral et supporters de la psychanalyse qui pensent dans les termes d'un sujet parlant. Cette opposition frontale doit être sociologiquement relativisée.
[…]
iii) Car ces tensions et complémentarités sont centrales dans l'individualisme contemporain, où l'autonomie est devenue normative et où l'on attend de l'individu non qu'il reste à sa place, mais qu'il fasse des choix et puisse s'accomplir dans un parcours de vie. Il faut à celui-ci une morale qui ne le condamne pas à choisir entre ce qu'il doit (Kant) et ce qu'il veut (Hume), une morale qui lui permette d'avoir une intelligence de lui-même et des relations sociales, une compétence suffisante pour agir dans le maquis de ces relations dont les neuroscientifiques les plus ambitieux espèrent un jour découvrir les mécanismes au sein de l'organisme. » (pp. 296-298)
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