Suite à ma lecture de La Fracture coloniale, j'ai eu la curiosité de vérifier si l'historiographie coloniale britannique était réellement plus « apaisée », plus nuancée et moins lacunaire que les défaillantes études post-coloniales françaises. J'ai trouvé dans ma bibliothèque cet essai qui n'est ni une étude post-coloniale au sens propre, ni un travail universitaire, mais un ouvrage de vulgarisation historique, un best-seller de surcroît, comme les anglo-saxons savent si bien en produire : écrit dans un style vif et agréable, très informé, sans pédantisme voire avec bravoure, où la hiérarchisation des données répond à un critère de pédagogie ludique plutôt qu'à la démonstration d'une thèse controversée.
Repentance ? « Right or wrong my country » ? Imposture des bienfaits de la colonisation ? Rien de tout cela. Le bilan de l'expérience coloniale anglaise se cantonne à l'introduction. Il en met en exergue l'ambivalence, les avantages et les inconvénients, à la fois pour les colonisés et pour la puissance colonisatrice, tout au long d'une multitude de modalités qui ont évolué au cours de trois siècles, et dont les déroulements ont dépendu d'une multiplicité de facteurs endogènes ou exogènes, la géographie se mêlant à l'Histoire comme, chez l'individu, la génétique se mêle à l'environnement : et d'abord la distinction entre installations où les cultures autochtones étaient relativement faibles (territoires dépeuplés ou en rapide dépeuplement à cause de l'invasion : ex. Amérique du Nord, Australie, Nouvelle Zélande – ils deviendront les White Dominions), ou bien colonisation de sociétés sophistiquées, urbaines (typiquement l'Inde, l'Egypte et autres protectorats moyen-orientaux ainsi que les comptoirs chinois), où la tentation de la simple prédation et d'une création institutionnelle minimale a prévalu ; la colonisation de l'Afrique sub-saharienne, pour sa rapidité et d'autres spécificités, semble devoir s'inscrire, à mon avis, dans une troisième catégorie distincte. Ensuite, et même dans la conclusion, l'on ne s'embarrasse plus d'un tel « bilan », bien que par moments une certaine « nostalgie » semble pointer dans certains passages. Il faut dire que l'expérience migratoire britannique, en termes de proportion de la population concernée, a été indiscutablement plus significative que parmi les Français.
Tout au long de l'ouvrage, et là en est peut-être un biais, peut-être un postulat méthodologique, l'auteur insiste sur deux aspects intéressants : 1) la dialectique interne sur les politiques coloniales – majorité vs opposition en Angleterre (notamment sur la question des coûts-opportunités de l'entreprise coloniale), ou bien contradiction entre point de vue de la métropole et point de vue des colons (notamment sur les questions relatives aux « indigènes » : ces derniers étant beaucoup moins « humanistes » que les non-migrants...) ; 2) la colonisation britannique a été conditionnée, à tout moment, par un antagonisme avec d'autres puissances coloniales : l'Espagne et les Pays-Bas d'abord, la France, longtemps, la Russie, l'Allemagne et le Japon enfin ; c'est dire que l'alternative ne semblait jamais se présenter entre la conquête et l'indépendance des territoires, mais entre l'empire britannique et un autre empire, ce qui paraît particulièrement évident en Afrique. Dès lors, une certaine complaisance est manifeste, chez l'auteur, dans sa préférence pour la colonisation de son pays ; les critères d'évaluation (dans le « bilan » introductif), naturellement, s'en ressentent aussi : en particulier le discrédit pour les tentatives d'ingérence culturelle et religieuse (le missionariat) qui, limitées et circonscrites dans l'histoire coloniale anglaise, ont par contre été si prégnantes chez les autres puissances coloniales (Espagne, France, Russie, Portugal) – cela n'est pas détaillé mais relève des connaissances implicites données pour acquises.
Ce long essai se divise en six chapitres, qui ont le mérite de faire coïncider grosso modo une étape de l'histoire coloniale avec une zone géographique et avec une problématique particulière : la succession chronologique est globalement respectée mais est moins importante que la scansion thématique. Ces étapes peuvent aussi se lire selon deux fois 6 contenus : matériels – 1. marchés des produits de consommation, 2. marchés de la main d’œuvre, 3. culture (civilisation), 4. gouvernement, 5. marchés des capitaux, 6. conflits ; ainsi qu'humains – 1. pirates, 2. planteurs, 3. missionnaires, 4. mandarins, 5. banquiers, 6. militaires.
Ainsi le ch. Ier : « Why Britain ? », part de la transition presque accidentelle, au XVIIe siècle, entre piraterie et premiers établissements dans les Caraïbes, par des pirates tels Henry Morgan et autres contrebandiers interlopes tels Thomas Pitt sévissant contre les Hollandais autour des l'Océan indien.
Chapitre 2 : « White Plague », se réfère naturellement à la « pestilence » des colonies de peuplement liées aux plantations ; l'aire géographique est l'Amérique du Nord, outre les Caraïbes, et il question notamment de la traite négrière, longtemps organisée, perpétrée, développée par les Anglais peut-être plus que par tous autres Européens, jusqu'à faire l'objet d'un revirement moral extrêmement soudain, pratiquement en une seule génération, de manière totalement mystérieuse ; il est question aussi de la guerre d'Indépendance américaine, très clivante dans ce pays, et qui ne se reproduira plus, car l'Angleterre accédera très aisément aux mêmes revendications des colons partout ailleurs.
Chapitre 3 : « The Mission », s'occupe de façon transversale (entre l'Afrique de Livingstone et l'Inde) de l'introduction délétère de cette forme spécifique d' « idéalisme » (ou peut-être était-ce pour l'époque un « humanisme » ?) du prosélytisme protestant ; on note aussi, comme corollaire, l'émergence des premières formes de racisme (l'angoisse de l'homme de couleur qui s'en prend sexuellement à la femme blanche, comme dans l'incipit du roman de Forster : A Passage to India) et les premières révoltes armées en Inde.
Chapitre 4 : « Heaven's Breed » est consacré entièrement à l'évolution de la politique indienne au XIXe siècle.
Chapitre 5 : « Maxim Force » ; nous nous trouvons là au cœur de la « ruée vers l'Afrique »/« démantèlement de l'Afrique », entre 1880 et la Première Guerre mondiale, le personnage marquant étant Cecil Rhodes. Cette courte période est marquée par des débordements inouïs de violence et des massacres, symbolisés par la Guerre des Boers en Afrique du Sud, qui inaugure dans le monde l'horreur des camps de concentrations (de civils, ici notamment des femmes, des enfants et des Noirs esclaves).
Chapitre 6 : « Empire for sale » ; l'idée fondamentale de ce chapitre est que l'endettement provoqué par les deux guerres mondiales, en particulier par la Seconde, a causé la perte de l'empire. Ce qui me semble problématique, c'est de présenter ces conflits presque comme un sacrifice délibéré, au prix de l'empire, motivé par des raisons éthiques supérieures :
« […] this was indeed the British Empire's 'finest hour'. Yet what made it so fine, so authentically noble, was that the Empire's victory could only ever have been Pyrrhic. In the end, the British sacrificed her Empire to stop the Germans, Japanese and Italians from keeping theirs. Did not that sacrifice alone expunge all the Empire's other sins ? » (p. 363).
Cet ultime coup de queue « chauvin » complètement opposé à l'approche systémique, pluridisciplinaire, multi-variables qui caractérise l'ensemble de l'ouvrage peut juste faire sourire ; dans le fond, il ne porte pas atteinte à la valeur informative du livre. Mais il peut aussi faire craindre que, entre les lignes, la question du « bilan », occultée, n'avait cessé d'être présente à l'esprit de l'auteur... Dommage !
La conclusion, enfin, ouvre sur la question de l'impérialisme américain d'après 1945, non assumé, dans ses similitudes et ses différences vis-à-vis de l'empire britannique dont il est l'héritier.
Cit. :
« Yet imperialism did not have to pay to be popular. For many people it was sufficient that it was exciting.
In all, there were seventy-two separate British military campaigns in the course of Queen Victoria's reign – more than one for every year of the so-called pax britannica. Unlike the wars of the twentieth century, these conflicts involved relatively few people. On average, the British armed forces during Victoria's reign amouted 0.8 percent of the population ; and servicemen were disproportionately drawn from the Celtic periphery or the urban underclass. Yet those who lived far from the imperial front line, never hearing a shot fired in anger save at wildfowl, had an insatiable appetite for tales of military derring-do. As a source of entertainment – of sheer psychological gratification – the Empire's importance can never be exaggerated. » (pp. 255-256)
« It was the staggering cost of fighting these imperial rivals [Japanese, German] that ultimately ruined the British Empire. In other words, the Empire was dismantled not because it had oppressed subject peoples for centuries, but because it took up arms for just a few years against far more oppressive empires. It did the right thing, regardless of the cost. And that is why the ultimate, if reluctant, heir of Britain's global power was not one of the evil empires of the East [including Russia], but Britain's most successful former colony. » (p. 298)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]