Laurent Binet est un jeune auteur, professeur de lettres, qui s'est fait connaître en 2010 par la publication d'un roman au titre énigmatique "HHhH". Il y racontait l'opération "Anthropoid" dont l'objectif était d'éliminer à Prague, au printemps 1942, le SS Heydrich, bras droit d'Himmler. L'auteur parlait aussi des scrupules qu'il avait à introduire dans son récit des parties, certes plausibles mais inventées. En procédant ainsi, trahissait-il l'Histoire ou au contraire la servait-il ?
L'auteur de "La septième fonction du langage" est tout autant préoccupé par le défi posé par l'adéquation entre la forme du récit et son fond. Le langage et son rapport avec le sens, la façon dont les êtres communiquent et interagissent, sont au cœur du récit. Le point de départ est, comme dans "HHhH", un fait historique : ici, il s'agit de l'accident dont est victime le philosophe Roland Barthes le 25 février 1980, à Paris, tout près du Collège de France, en sortant d'un déjeuner avec François Mitterrand et quelques autres personnalités politiques. Renversé par une camionnette de blanchisserie, Roland Barthes décédera un mois plus tard. Laurent Binet bascule alors dans la fiction et imagine alors que des malfrats à la solde d'une puissance étrangère, ou d'une organisation occulte ont pu attenter à la vie de Barthes pour lui dérober un document secret. Il pourrait bien s'agir d'une mystérieuse "septième fonction du langage" qui viendrait compléter les 6 fonctions décrites par le linguiste Roman Jakobson. Le commissaire Bayard, chargé de l'enquête, s'adjoint les services de Simon Herzog, un jeune professeur de sémiologie de l'Univesité de Vincennes pour comprendre cette fameuse "science des signes" dont Barthes était le grand spécialiste en France. Une enquête philosophico-policière s'engage alors, qui peut nous rappeler tantôt les romans de Dan Brown, ou de Jasper Fforde ("Délivrez-moi !"), tantôt ceux de David Lodge ("Un tout petit monde" dont un des personnages, le professeur et linguiste Morris Zapp, est présent dans la "7ème fonction") ou de José Carlos Somoza ("la caverne des idées") ou encore "Le nom de la rose" d'Umberto Eco, éminent sémiologue qui apparait lui aussi à plusieurs reprises dans le roman de Laurent Binet.
Laurent Binet fait intervenir dans son roman toute une série de personnages réels de cette époque, écrivains ou universitaires comme Foucault, Derrida, Kristeva, Sollers, Jakobson, Cixous, Eco, Lacan, Sartre, BHL, ... ou politiques comme Mitterrand, Giscard, Fabius, Lang, Poniatowski, d'Ornano. Il y a une jubilation rabelaisienne ou swiftienne à mettre en scène ces personnages dans des situations tout à la fois plausibles et hautement fantaisistes, parfois même scabreuses. Les scènes se déroulant à l’Université de Cornell aux Etats-Unis lors d'un colloque réunissant tous les principaux linguistes ou philologues du moment sont particulièrement truculentes. Philippe Sollers ne sortira d'ailleurs pas complètement indemne de cette tragi-comédie dans laquelle BHL essaie, lui, de passer incognito, en "chemise noire" !
L'auteur lui-même se glisse parfois dans le roman pour ajouter un niveau "méta-linguistique" supplémentaire. Tout cela est virevoltant, brillant et assez souvent amusant, mais le roman m'a toutefois laissé sur ma faim sur deux aspects. D'un côté l'intrigue policière m'a parue trop bâclée : le flic Bayard ne semble qu'un pantin dans cette enquête qui est menée de façon trop visible par Laurent Binet lui-même et celui-ci ne se donne pas la peine de rendre son scénario très crédible, ni du coup très passionnant. D'un autre côté, si l'auteur se donne beaucoup de mal à mettre dans la bouche de ses personnages "ayant réellement existés" leur propre discours, il me semble dommage qu'il n'approfondisse pas davantage le pouvoir de cette fameuse 7eme fonction du langage, le "performatif", et qu'il ne donne pas une dimension plus humaine, plus ancrée dans la réalité, à ces personnages "surnuméraires" que sont Bayard et Simon.
Malgré cela "La septième fonction du langage" n'en est pas moins un livre hors du commun, étonnant de fantaisie et de liberté, que je conseille à tous ceux qui se sont un jour intéressés à comprendre comment fonctionne le langage et tout particulièrement l'utilisation particulière qu'en fait la fiction.
PS: Une petite curiosité pour ceux qui aime cette romancière : Nancy Huston (qui a fait un mémoire sous la direction de Barthes) fait une courte apparition dans ce roman, en compagnie de son ex-mari Tzvetan Todorov, mais, contrairement à lui elle n'est pas nommée.
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