« Lieux d'une mise à l'écart ou d'un abri dans un contexte hostile, les refuges se transforment en diverses formes de ghetto. Puis Ghetto devient le nom d'une communauté de survie, dont l'avenir dépendra de sa relation aux autres et à l'État. » (p. 10)
« […] ces camps et campements relèvent d'une histoire des villes et d'une anthropologique de la ville : leur histoire commence par une arrivée d'ailleurs, par la fondation et la délimitation d'un lieu habitable, elle se poursuit par la formation progressive d'une communauté d'habitants qui peuvent venir de régions, villages et maisons d'origines multiples, et ainsi être hétérogènes sur le plan identitaire. Son organisation dépend de la situation dans laquelle elle se trouve ; elle peut disparaître ou se transformer. C'est une communauté de l'instant et une communauté de survie, elle est supposée a priori précaire, provisoire, mais lorsqu'elle s'installe dans la durée, un monde social se recrée. » (pp. 20-21)
Le destin du campement « est le résultat provisoire d'un différend entre les occupants d'un lieu en formation et tout ce qui entoure sa limite, que ce soit le monde urbain déjà là ou le monde politique de la Ville et de l'État. Le différend politique concerne la "marge" de l'État autant que de la ville, concerne donc le lieu précis du ban décidé et placé par le "souverain" – l'État ou le peuple – sur son territoire. De là découle l'autre question, juste apparente, de l'illégalisme. Car finalement le campement urbain n'est essentiellement ni illégal ni identitaire (racial ou ethnique), il est le moment d'un compromis fragile, dont dépendent son existence et ses limites. » (pp. 29-29)
Cependant, dans le discours de domination qui accompagne et légitime le pouvoir souverain, « tout se passe comme s'il fallait sans cesse débusquer et dénoncer l'inévitable apparition du "désordre" dans un ensemble intellectuellement pré-structuré pour encore, obstinément remettre de l'ordre... […] Puis le "désordre" de la marge est exposé dans le registre imagier de la souillure, salissante et repoussante, qui fait naître une frontière immatérielle mais oppressante. Cet "espace" devient radicalement autre et ceux qui l'habitent sont alors rejetés comme le monde du dehors, qui devra être expulsé, éloigné... Ainsi, les images les plus répandues de la "jungle" de Calais dans la presse française, quelques jours avant sa destruction par la police [...] » (pp. 55-56)
Les trois figures contemporaines de l'hétérotopie foucauldienne :
1) l'extraterritorialité - « "dehors" placés sur les bords ou les limites de l'ordre normal des choses […] ; expérience d'une double exclusion de la localité [cf. Abdelmalek Sayad, La double absence] : une exclusion de leurs lieux d'origine, qui ont été perdus par le déplacement ; et une exclusion de l'espace des "populations locales" près desquelles se trouvent implantés les camps et autres zones de transit. » (pp. 66-67) ;
2) l'exception juridique - « les espaces ainsi placés en hétérotopie ont pour caractéristique commune d'écarter, de retarder ou suspendre toute reconnaissance d'une égalité politique entre leurs occupants et des citoyens ordinaires. » (p. 69) ;
3) l'exclusion de la structure sociale - « […] c'est ce qui fonde, selon Foucault, les cliniques psychiatriques, les prisons ou les maisons de retraite. Notons, de ce point de vue, que les habitants des refuges, camps et campements relèvent de la logique de la "crise" (une guerre, un exode massif) comme de la "déviation" (être même provisoirement sans papiers ou sans titre de séjour). Mais, en les fixant et les regroupant en collectifs dans des espaces autres, la décision de la mise à l'écart crée en même temps l'exclusion de communautés sans identité, et crée ainsi des catégories nouvelles de parias. Selon les contextes, les substantifs de "réfugiés", de "clandestins", ou de "ghettoïsés" sont interchangeables. » (pp. 69-70)
Qualification du ghetto, comme résultat d'un processus et non d'une identité de ses habitants :
« […] les altérités apparemment radicales et premières qui se nichent là et semblent lui donner un sens propre, ou interne, sont en réalité le fruit de la relation de conflit, rejet et résistance entre le pouvoir souverain sur un territoire et la marge qu'il institue. » (p. 80)
Imbrication des trois « figures » contemporaines de l'hétérotopie :
« A) REFUGE – principes : a) l'abri qu'on se crée à défaut d'hospitalité, b) la communauté contre la société, c) « désordre », « souillure »
– formes : campement informel, d'étrangers, de Roms, « jungle », « ghetto », camps de déplacés internes (IDP)
=> (peut se transformer en ghetto urbain), ou bien en :
B) ASILE – principes : a) entre hospitalité et mise à l'écart, b) entre « droit à la vie » et bannissement, c) entre humanitaire et sécuritaire
– formes : camps de réfugiés (UNHCR), camps palestiniens (UNRWA), Centres d'accueil des demandeurs d'asile (CADA), centres d'hébergement, maisons des migrants, etc. ;
=> (peut aussi se transformer en ghetto urbain), ou bien en :
C) PRISON – principes : a) bannissement et punition, b) enfermement des indésirables (avant et après la détention pénale)
– formes : Centres de rétention administrative, Zones d'attente pour personnes en instance (ZAPI) => centres de détention, lieux de rétention en prison. » (tiré du schéma p. 73)
Exemple de l'évolution des camps de réfugiés les plus anciens, les camps palestiniens au Liban, en Syrie, en Jordanie et sur les Territoires palestiniens eux-mêmes, « des tentes dans un désert de sable à la fin des années 1940 » qui, « pas plus que les autres, […] n'étaient initialement prévus pour durer » :
« […] tout au long de […] l'histoire palestinienne, les habitations furent de plus en plus denses et progressivement construites en dur ; l'économie informelle s'est développée ; des transformations complètes de l'habitat ont eu lieu depuis le "module" de base (de neuf ou douze mètres carrés) fabriqué sous l'égide de l'UNRWA dans les années 1950, jusqu'aux empilements d'étages de plus en plus élevés puisque le périmètre strictement et définitivement délimité a empêché l'expansion horizontale de l'habitat. Les camps sont même devenus aujourd'hui le lieu d'une certaine polarité urbaine, aussi "marginale" soit-elle. En effet, en plus de leur million et demi d'occupants initiaux (les réfugiés palestiniens), viennent y chercher asile – en leur enceinte ou à proximité – depuis quelques années d'autres exilés, irakiens, syriens, ou africains sans statut. Ainsi, par exemple, dans le camp de Chatila à Beyrouth, moins de la moitiés des résidents aujourd'hui sont des Palestiniens, alors que le camp connaît la plus grande densité démographique de la ville. » (pp. 96-97)
Court chapitre III, « La somme de tous les lieux d'exil – On est de là où l'on vit » : référence à la question de l'ancrage et de la mémoire ; importance des récits des parcours migratoires ; pour les exilés, « la mémoire est délocalisée, ou multilocalisée si l'on veut » (p. 111). Il contient aussi un historique de la création du premier ghetto, celui de Venise au XVIe s., et une esquisse sur la dialectique entre sédentarisation et espoir du retour chez les Palestiniens.
À propos de ces derniers, ils font l'objet d'une longue cit. de ma part, mais dans l'essai leur exemple n'est aucunement prépondérant : bien au contraire, Agier fait preuve d'un souci particulier d'étayer ses arguments par des exemples tirés des contextes géographiques les plus multiples, des Guaranis du Paraguay (qui constituent l'ensemble du ch. premier) à Calais et aux camps roms qui sont les plus proches de nous et de notre actualité immédiate (il manque juste les campements du métro Stalingrad et de l'Éole à Paris, démantelés hier matin, le 17.06.16 ...)
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