Dans un ouvrage sur la transe, je pensais trouver une phénoménologie s'appuyant sur des exemples de rites lointains et exotiques. Cependant, comme c'est souvent le cas dans les essais de l'auteure, je suis d'emblée saisi par la latitude que recouvre le phénomène – l'étendue des instances qui s'y reconduisent – ainsi que sa « longitude », dans la géographie et dans l'Histoire : de l'expérience intemporelle du coup de foudre aux défenestrations du haut des tours HLM, de la geste du roi Arthur au chamanisme sibérien, amérindien, celtique, des possédées de Loudun à la tarentelle de l'Italie du Sud, non sans rapport avec les bacchanales qui provoquèrent des décennies de conflits entre Rome et Tarente au IIe s. av. J-C. Toujours trouve-t-on des récits et des mythologies qui façonnent si fortement et durablement les esprits ; souvent des échos ou des analogies entre lointains ; des permanences et des résurgences. Et j'adore cela, surtout chez une pourfendeuse de l'illusion de l'universel.
On peut lire chaque chapitre avec la surprise supplémentaire de découvrir que « cela aussi, donc, ça en est – ou en a été », ou bien à l'inverse en essayant soi-même de placer les bornes (souvent repoussées encore plus loin) d'un système général de déviances de la structure sociale, de la rationalité ordinaire, de la présence normale à la vie. On constate alors que les « éclipses » peuvent être elles-mêmes encadrées dans une sorte de « méta-norme » et dans une tradition, avec par ex. l'usage rituel des drogues, une initiation de certains individus désignés, un savoir ancestral ainsi transmis, et dans ce cas bénin elles sont transitoires, socialement utiles ou récupérables, et en fin de compte peu ou pas dangereuses ; ou bien rejetées, incomprises, refoulées dans la notion de pathologie, souvent par effet du dogme – typiquement les chasses aux sorcières – et dans ce cas elles s'avèrent incapables de susciter une « métamorphose », et par conséquent elles sont souvent incontrôlables, irréversibles et lourdement mortelles.
Les deux derniers chapitres m'ont ramené sur un terrain plus actuel, sinon plus concret : notre société a banni la frayeur, surtout par l'instauration du principe de précaution comme règle de la vie commune, et réduit les rites d'initiation à peau de chagrin (plus même de service militaire et le bac quasiment pour tous). « Les disciplines de la frayeur sont considérées comme des barbaries » (p. 186). Pourtant, ou conséquemment, jamais comme aujourd'hui l'on n'a constaté et déploré la profusion des conduites à risque, surtout chez les jeunes en manque de rites de passage, et ces éclipses de la vie qui s'appellent « s'éclater » sont invariablement non-canalisées.
« Qui ramasse les morceaux des éclatés ? Le Samu, la police, les « psy », nouvelle entité orthopédique destinée au retour à la norme sociale. Qui parle aux jeunes gens de leurs transes ? De leurs transformations ? De leurs métamorphoses ? » (Ibid.)
Et encore plus présentement, dans les pas de Marcel Mauss et de Claude Lévi-Strauss : quel est le rôle des gens qui ne sont pas entièrement capables de participation à la vie sociale, ou qui refusent par moments de s'y prêter, sinon celui de « figurer certaines formes de compromis irréalisables sur le plan collectif, de feindre des transitions imaginaires, d'incarner des synthèses incompatibles » (cit. p. 188) ?
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