[Dorian, une imitation | Will Self, Francis Kerline (Traducteur)]
Ma lecture du "portrait de Dorian Gray" d'Oscar Wilde remonte à bien trop d'années pour que je me lance dans une étude comparative mettant en parallèle cette oeuvre célébrissime et le "Dorian" de Will Self, que je viens de terminer... Et d'ailleurs, si j'ai lu ce dernier, ce n'est pas en raison de son thème ou du fait qu'il s'inspire du roman d'O. Wilde, mais tout simplement parce qu'il a été écrit par un auteur dont j'apprécie particulièrement le style et l'originalité.
Je préciserai juste que la trame de l'histoire, les personnages principaux et le déroulement de l'intrigue sont à peu près similaires : Basil Hallward, prometteur artiste anglais, réalise le portrait de Dorian Gray (1), jeune aristocrate ambitieux dont la grande beauté lui fait entrevoir de nouvelles possibilités artistiques.
Dorian rencontre par l'entremise de Basil Lord Henry Wotton, individu qui se veut cyniquement lucide, dont l'élégance naturelle et la vivacité d'esprit lui permettent de ne jamais perdre la face et d'entretenir son image de dandy désabusé. Il va en quelque sorte parrainer le jeune homme, l'introduisant dans un milieu élitiste mais en pleine déliquescence morale. Notre Apollon est rapidement enivré par le pouvoir que lui confère sa beauté et la vision hédoniste du monde professée par son mentor, qu'il s'empresse d'imiter.
Dans cet esprit, et jaloux de l'oeuvre qui le représente, car elle ne sera pas soumise aux marques du temps comme le sont les simples mortels, il émet le souhait qu'elle subisse à sa place les outrages des années... et c'est bien ce qu'il advient : alors que Dorian, en dépit d'une vie dissolue, et d'un comportement abject, garde un inaltérable physique d'ange, son double virtuel révèle les stigmates non seulement de la vieillesse, mais aussi les souillures de la débauche et de la malfaisance qui pourrissent son âme...
En transposant le mythe de Dorian Gray aux débuts des années 1980, Will Self aborde certaines thématiques que l'on pourrait qualifier d'éternelles, et que l'on retrouve par conséquent dans le roman d'Oscar Wilde (telles que le caractère éphémère mais irrésistible de la beauté, ou la poursuite de la jeunesse éternelle, par exemple), mais cette transposition lui permet aussi de jouer sur certaines des similitudes qu'il semble constater au sein de la société de ces deux fins de siècle (pour rappel, "Le portrait de Dorian Gray" a été publié en 1890). En quête de nouvelles sensations, et de de plaisirs sans cesse renouvelés, de besoin de transgression, aussi, face à un durcissement de la morale (les années 1980, pendant lesquelles Margaret Thatcher est au pouvoir, sont celles de la "révolution conservatrice" au Royaume-Uni, et les années 1890 celles de l'hypocrite "pudeur victorienne" ), les riches et oisifs anglais des classes dominantes s'adonnent à tous les excès... tout en ayant à coeur de se construire une image respectable. En même temps que l'on se drogue, de sexe, de substances diverses, de shopping, d'auto-complaisance, il est de bon ton de se montrer philanthrope pour se donner bonne conscience et étaler sa pseudo grandeur d'âme, de se faire mécène afin de prouver sa sensibilité artistique et sa capacité à être à l'avant garde culturelle...
C'est ainsi qu'en lisant "Dorian", le lecteur a le sentiment d'évoluer dans un monde de décadence, d'immoralité, qui ne connaît ni limites ni compassion, et dont le personnage éponyme, tel un étendard, est la parfaite illustration. Tout comme, dans notre société de paraître, d'apparences, son mythe prend tout son sens.
En effet, si Will Self s'amuse à établir un parallèle entre l'ère victorienne et l'ère Thatcher, en s'appliquant à en souligner les travers, il n'en implante pas moins son récit dans son époque moderne.
En véritable éponge de son environnement, son héros absorbe et assimile tout ce qui caractérise son temps, du téléphone portable au port de la casquette à l'envers, de la consommation d'ecstasy à la fréquentation des sectes, en passant par la pratique de l'aérobic, cette nouvelle tendance importée des États-Unis et qui fait fureur...
En parfaite communion avec les dérives de sa société mais aussi représentatif de la propension de l'homme à la cruauté, à la violence, il semble concentrer en lui le pire de l'humanité, icône d'un monde sans sincérité, ni générosité, dont les maîtres mots seraient jouissance et futilité.
De même, le thème de l'homosexualité qui n'était, dans le roman d'Oscar Wilde, que légèrement évoqué, occupe dans Dorian la place qui lui revient, en accord avec le développement du militantisme gay qui, au début des années 80, s'organise et s'exprime plus fortement qu'auparavant.
Enfin, le dernier -mais non le moindre- élément du récit de Will Self, qui assoit définitivement "Dorian" dans sa contemporanéité, c'est l'omniprésence de la menace du sida et de ses ravages, qui permet à l'auteur de mettre encore davantage l'accent sur l'inaltérabilité physique et émotionnelle de Dorian, dont l'apparente santé contraste avec la pourriture intérieure, et avec la dégradation quant à elle bien visible, de ses "amis" Henry et Basil, qui, infectés, subissent l'affaiblissement et la déchéance physique liés à la maladie.
J'allais presque oublier le plus important...
N'allez pas croire que le fond du roman de Will Self le rende déprimant ou vous parfois donne envie de le refermer. Parce que comme d'habitude, il nous fait rire, par ses jeux de mots, son humour parfois cru, ou les situations invraisemblables qu'il imagine.
Un humour qui fait transparaître son mépris pour cette société du paraître où tout n'est qu'étalage, fausse spontanéité et hypocrisie... et qui fait définitivement de "Dorian" un ouvrage personnel, original, dans lequel les fans de l'auteur reconnaîtront sans peine son empreinte !
1) Dans le roman de Will Self, le portrait peint se transforme en film vidéo, plus représentatif de l'art conceptuel en vogue à l'époque de son intrigue.
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