Après le succès international de Voix sans issue (Actes Sud, 2005), salué par Paul Auster, Céline Curiol invente, dans Permission, un monde où la fiction n'existe plus. Antoine Bello, auteur remarqué des Funambules et de L'Eloge de la pièce manquante (Gallimard 1996 et 1998), imagine, avec Les Falsificateurs, un monde où la réalité est contrefaite. Deux climats enveloppés de mystère, une même fascination pour les univers parallèles et les pouvoirs occultes voici deux romans riches, singuliers et passionnants.
Le héros ou plutôt l'antihéros de Permission est embauché par une organisation de type ONU (en apparence seulement) ; en effet, « l'Institution » est une bien étrange entreprise qui interdit à son personnel, logé sur place, tout contact avec l'extérieur. Les employés occupant les mêmes fonctions sont regroupés par étages et leurs quartiers de résidence sont situés à proximité de leur lieu de travail. La mixité est refusée à la majorité des départements de l'entreprise, sauf pour les plus élevés ; les rencontres sont seules possibles via le site officiel de « l'Institution ».
Notre homme, qui vit donc dans une tour de verre, est engagé comme « résumain » : il est chargé de synthétiser (sans les interpréter, surtout !), des communications officielles issues de réunions politiques qui se déroulent à huis clos. Ses résumés doivent être précis et calibrés. Ils sont ensuite contrôlés puis diffusés à la presse, qui doit se contenter de ces informations réduites, laconiques ; la planète entière reçoit, par conséquent, un éclairage orienté, censuré, sur l'actualité géopolitique. Malgré l'atmosphère délétère dans laquelle il baigne (compétition, méfiance, suspicion), le « résumain » se soumet facilement au pouvoir de sa hiérarchie, aux règles bureaucratiques de l'Institution qui, peu à peu, le façonne en le déshumanisant et l'envoûte au point qu'il renonce à lui-même, s'abandonne : « Il ne sert à rien d'évoquer ma nationalité qui n'a plus d'importance puisque j'ai accepté d'y renoncer pendant la durée de mon embauche (...) Je n'ai plus de pays à proprement dit. »
MISSION SECRÈTE
Il se voit bientôt attribuer une mission supplémentaire et secrète : rédiger un rapport sur sa fonction en consignant scrupuleusement ses actions, pensées, réflexions, questionnements avec la plus grande objectivité possible. Rien ne semble pouvoir perturber, dans cet enfermement, cet employé discipliné, acquis à « l'Institution ». Il ne se pose aucune question, même lorsqu'il n'arrive pas (bien entendu !) à obtenir une permission pour se rendre au chevet de son père malade. Tout bascule pourtant lorsqu'un nouveau collègue, A., prend place dans la salle réservée à tous les « résumains ». Curieusement, les deux hommes entrent en contact. Très vite, l'employé modèle découvre que A. lit un roman, ce qui est proscrit par « l'Institution » : « L'imagination, nous le savons à présent, n'est pas un atout de l'être humain mais sa plus sournoise prison. » Que faire ? Dénoncer A. ? Chaque soir, les deux hommes se retrouvent en secret, lisent le roman, « cherchent avec anxiété leur dose d'irréalité, de fiction doucereuse et prohibée (...), entendent les mots si bien jetés et sentent dans leur bouche leur épaisseur (...), la chair viandeuse et succulente ». Le désir renaît. Rébellion.
Sliv, le héros d'Antoine Bello, est un jeune Islandais qui vient de terminer ses études de géographe à l'université de Reykjavik. Il est recruté, comme chef de projet, par Gunnar Eriksson, le directeur des Opérations d'un cabinet d'études environnementales. Très vite, il apprend de la bouche même de son recruteur que celui-ci appartient en fait à une organisation occulte mondiale qui comprend plusieurs milliers de membres, le CFR (Consortium de Falsification du Réel). Le Plan, organe du CFR, décide des grandes orientations stratégiques de l'organisation. Activité du CFR ? Des agents échafaudent des scénarios auxquels ils donnent corps en altérant des sources existantes : ils modifient la réalité. La manipulation est planétaire. C'est ainsi que l'on découvre plusieurs des grandes supercheries de notre époque : par exemple, comment, en pleine guerre froide, un agent du CFR, proche d'un membre du Praesidium du Soviet suprême, réussit à faire croire que Laïka était la première chienne envoyée dans l'espace alors que le satellite Spoutnik 2 était vide. Cette manoeuvre eut pour conséquence d'accélérer la course vers l'espace, notamment à l'Ouest. Mais quels sont donc les véritables objectifs du Plan ? Secret. Les finalités du CFR ? Secret.
Insouciant et intrigué, Sliv devient agent de l'organisation : « J'adhérai au CFR comme, étudiant, j'avais suivi des cours d'espagnol facultatifs. » Les missions qu'on lui confie l'amènent à s'interroger sur les motivations de l'organisation secrète. Histoire voilée du siècle.
Céline Curiol et Antoine Bello nous alertent, c'est leur tour de force. Ils interrogent notre liberté dans un monde où les pouvoirs relèvent de l'arbitraire.
Vincent Roy
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