Par une fréquentation du territoire des indigènes Yanomami, situé en Amazonie à la frontière entre le Brésil et le Venezuela, entre 1978 et la première décennie des années 2000, et en particulier par des entretiens en langue yanomami enregistrés sur support magnétique durant les années 1989-1992 puis 1993-2001, indexés, transcrits et traduits par Bruce Albert, l'anthropologue belge coécrit cette somme ethnographique de 819 p., immense témoignage de la vie du chaman Davi Kopenawa, devenu porte-parole de sa communauté et défenseur écologiste dans le combat pour la protection de la forêt amazonienne. Le récit de Davi Kopenawa est écrit à la première personne, mais contextualisé par un Avant-propos, un Post-scriptum, des Annexes, glossaires, index, cartes, bibliographie, illustrations hors-texte et in-texte et surtout un impressionnant appareil de notes infra-paginales (pp. 677-770 !) par le chercheur. Il est réparti en 25 chapitres regroupés en 3 parties : « Devenir autre », présente la cosmologie chamanique yanomami ainsi que le parcours du narrateur pour devenir chaman ; « La fumée du métal », retrace l'historique de la rencontre de sa communauté, et la sienne propre, avec les Blancs – à partir des premiers contacts avec les braconniers et les missionnaires, puis les militaires chargés de la délimitation du territoire et de la construction d'une route, par lesquels l'auteur est embauché en qualité de traducteur, enfin des agressions de plus en plus envahissantes des orpailleurs et des éleveurs, destructeurs de l'environnement amazonien, contre lesquels il est engagé : toutes ces rencontres se sont soldées principalement par la décimation de la population indigène à cause des épidémies virales transmises par les Blancs : la rougeole, la tuberculose, etc. ; « La chute du ciel » enfin, développe la critique écologiste et anti-productiviste de Kopenawa, sur la base de son savoir chamanique ainsi que de ses propres observations des Blancs, in situ et lors de ses nombreux voyages dans les villes du Brésil, d'Amérique et d'Europe où il est appelé à apporter sa parole, notamment à partir des années 1990, y compris à la tribune des Nations Unies à New York, pour la défense de l'environnement ainsi que des peuples indigènes.
« Les Blancs aiment ce qu'ils nomment "la nature", explique Kopenawa (pp. 514 et ss.), ils la trouvent belle sans savoir pourquoi. » De là peut-on peut-être commencer à approcher l'enseignement du chaman amazonien. Dans une épistémologie qui nous est complètement étrangère, faite de communication en état de transe avec les esprits et sans le support de l'écriture (les peaux d'images), il s'avère qu'il possède des réponses aux problématiques économiques et écologiques qui, dans ce même temps, commencent à émerger à son insu dans le monde des Blancs lors des premières mises en garde alarmistes des scientifiques du Club de Rome. Il parle de « fumée du métal », eux de « gaz à effet de serre », il l'appelle « épidémie xawara », nous pensons désormais à la diffusion des cancers, il file la métaphore de « la chute du ciel », nous conceptualisons cela à présent comme « les changements climatiques dus à l'économie extractive », il dénonce avec ses propres termes l'attachement à la marchandise, nous sommes quelques-uns à réfléchir à une critique de la valeur marchande et du productivisme, enfin, par ses propos et ses actions, il défend le pluralisme culturel et il combat l'ethnocide dont son peuple est victime en même temps que la forêt amazonienne est ravagée...
Dans ce récit autobiographique, la position respective de l'ethnologue et l'indigène s'inverse progressivement : à mesure que se renforce le droit à la parole que le narrateur s'attribue et assume, c'est lui qui devient l'anthropologue des Blancs, qui nous indique ce qu'il a compris et qui ne le persuade pas dans leurs croyances religieuses, telles qu'elle lui ont été transmises par les missionnaires, dans leur évolution historique oublieuse de leurs ancêtres habitant « la terre des premiers Blancs », des dysfonctionnements de leur mode de vie urbain, en particulier de leur soif de posséder. Les Yanomami inspirés par leurs esprits se sont adaptés à leur territoire, résume-t-il, alors que les Blancs se sont efforcés de métamorphoser le leur, mais ce faisant ils sont en train de le détruire irréversiblement. Mais attention : il n'y a pas d'irénisme anti-historique ni d'idéalisation de son peuple : les Yanomami aussi, en particulier les anciens encore ignares lors qu'ils sont entrés en contact avec les Blancs, ont risqué et risquent toujours de devenir paresseux au contact de la modernité, de se déculturer et de céder aux chants des sirènes mortifères de la ville et de la civilisation des Blancs. De même que lui-même n'est devenu que progressivement conscient de l'ampleur et de l'échelle mondiale des problématiques écologiques, de même la conscientisation est appelée à concerner à la fois les peuples indigènes et l'opinion publique tout entière, et cela en se valant d'abord des outils épistémologiques de l'Autre : ce livre en premier lieu, les médias de masse dans leur ensemble ensuite, sans négliger les formes associatives typiques du militantisme et de la lutte politique contemporains et la réception de distinctions internationales insignes, dont le prix Right Livelihood (2019), connu comme « prix Nobel alternatif ».
Cit. :
1. « Les Blancs se disent intelligents. Nous ne le sommes pas moins. Nos pensées se déploient dans toutes les directions et nos paroles sont anciennes et nombreuses. Ce sont celles de nos ancêtres. Pourtant, nous n'avons pas, comme les Blancs, besoin de peux d'images [feuilles de papier] pour les empêcher de s'enfuir. Nous n'avons pas à les dessiner [écrire], comme ils le font avec les leurs. Elles ne disparaîtront pas pour autant car elles demeurent fixées à l'intérieur de nous. Ainsi notre mémoire est-elle longue et forte. Il en est de même avec les paroles de nos esprits 'xapiri'. Elles sont aussi très anciennes. Pourtant, elles redeviennent neuves chaque fois qu'ils viennent à nouveau danser pour un jeune chaman et cela depuis très longtemps, sans fin. Les anciens nous disent : "C'est votre tour de répondre à l'appel des esprits. Si vous cessez de le faire, vous deviendrez ignorants. Votre pensée se perdra et vous aurez beau tenter d'appeler l'image de 'Teosi' ['Deus'] pour arracher vos enfants aux esprits maléfiques. Ce sera en vain !"
Les paroles d'Omama [démiurge bienveillant chez les Yanomami, opposé à Yoasi, son jumeau malveillant] et celles des 'xapiri' sont celles que je préfère. Elles sont vraiment miennes. Je ne voudrais jamais les rejeter. La pensée des Blancs est autre. Leur mémoire est ingénieuse mais emmêlée de paroles enfumées et obscures. Le chemin de leur pensée est souvent tordu et plein d'épines. Ils ne connaissent pas véritablement les choses de la forêt. Ils contemplent longuement des peaux de papier où ils ont dessiné leurs propres paroles. Sans suivre leur tracé, leur pensée s'égare. Elle demeure pleine d'oubli et ils deviennent alors très ignorants. Leurs dires sont différents des nôtres. Nos anciens ne possédaient pas de peaux d'images et n'y ont pas écrit de lois* [mot étranger]. Ils n'avaient pour paroles que celles que leurs bouches proféraient et ils ne les dessinaient pas. Ainsi ne s'éloignent-elles jamais d'eux et c'est pourquoi les Blancs les ont ignorées depuis toujours. » (pp. 50-51)
2. « Les 'xapiri' posent d'abord affectueusement leur regard sur toi lorsque tu es un enfant. Tu sais alors qu'ils s'intéressent à toi et qu'ils attendront que tu deviennes adulte pour se révéler vraiment. Ensuite, en grandissant, ils continuent à t'observer et à te mettre à l'épreuve. Plus tard, enfin, si tu le veux, tu pourras demander aux anciens de te faire boire la 'yãkoana' [poudre hallucinogène tirée d'une racine desséchée, inhalée afin d'accéder à la transe chamanique]. Ils ouvriront alors pour toi les chemins par lesquels les esprits viendront danser et construire leur maison. Durant l'enfance, on se contente de devenir spectre de temps à autre, c'est tout. On ne peut vraiment connaître les 'xapiri' qu'après avoir bu la 'yãkoana' pendant longtemps. À partir de ce moment-là, ils ne quittent plus ton rêve. C'est ainsi que l'on devient vraiment un homme esprit ! Alors, durant le temps du rêve, les chamans ne voient que la danse de présentation des 'xapiri'. Ils ne songent plus à leurs enfants, à leur jardin, aux visiteurs de leur maison ou à la vulve de leur femme, ainsi que le font les hommes communs.
Pour les fils de chamans, les choses se passent d'une façon différente. Eux sont nés du sperme des esprits. Ils deviennent donc autres avant même que les anciens ne leur fassent boire la 'yãkoana'. Ce sont les 'xapiri' que possédait leur père qui ont copulé avec leur mère pour les faire naître. […]
Toutefois, cela ne se déroule ainsi que s'ils portent vraiment la forêt dans leur pensée et qu'ils y passent la plupart de leur temps à chasser, sans prêter attention aux femmes. Les esprits regardent les bons chasseurs avec bienveillance. […] Ainsi, en marchant sans cesse en forêt, les jeunes gens finissent-ils par devenir autres durant leur sommeil. Ils se mettent à rêver sans arrêt des 'xapiri'. Ceux-ci les regardent et s'éprennent d'eux. Ils se disent : "Nous voulons descendre et établir notre maison auprès de lui ! Il aime le gibier, montrons-lui notre danse de présentation. Peut-être voudra-t-il de nous ?" » (pp. 79-80)
3. « Lorsque nous buvons la 'yãkoana', son pouvoir tombe sur nous avec force en nous frappant la nuque. Alors, nous mourons et devenons rapidement spectres. Pendant ce temps, les esprits se nourrissent de la poudre à travers nous, qui sommes leurs pères. Puis, ils descendent lentement en chantant sur les miroirs venus de leurs maisons fixées dans la poitrine du ciel. Ils y dansent, sans jamais toucher terre, couverts d'ornements de plumes et brandissant leurs machettes, leurs haches et leurs flèches, prêts à combattre les êtres maléfiques. Depuis ces hauteurs ils voient au loin toute la forêt et nous préviennent des maux qui nous menacent : "Voici venir l'épidémie 'xawara' ! Un être 'në wãri' s'approche pour vous dévorer ! Les tonnerres et le vent de tempête sont en colère !" Enfin, lorsque leur père cesse de vouloir les imiter, ils remontent avec leurs miroirs vers leurs habitations en emportant à nouveau leurs chants dans la poitrine du ciel. Le chaman retrouve alors sa langue de spectre [sa parole habituelle]. » (p. 103)
4. « En voyant descendre à moi les 'xapiri' pour la première fois, j'ai véritablement su ce qu'est la peur ! Ce que j'ai commencé à voir, avant de les distinguer nettement, était vraiment terrifiant. La forêt s'est d'abord transformée en un vide immense qui tournoyait autour de moi sans répit. Puis, soudain, tout s'est imprégné d'une clarté aveuglante. La lumière a explosé dans un grand fracas. Je ne voyais plus la terre et le ciel que dans des lointains parsemés de plumules d'un blanc éclatant. Ce duvet lumineux couvrait tout en flottant doucement dans l'air. Il n'y avait plus d'ombre nulle part. Je surplombais tout d'une hauteur effroyable. Alors, j'ai compris que je commençais véritablement à devenir autre ! Je me suis dit : "Beau-père connaît les esprit ! C'est pourquoi il connaît vraiment la forêt ! Il ne me mentait pas."
Lorsque les esprits veulent nous mettre à l'épreuve, ils arrachent notre image et vont la déposer très loin, sur le dos du ciel. Ce sont les esprits des arbres de la poudre 'paara', le père de la 'yãkoana', et les esprits de la forêt 'urihinari' qui emportent ainsi notre image et notre souffle pour les étendre sur leurs miroirs. C'est de cette manière que l'on devient vraiment un chaman ! C'est ce que j'ai vécu et cela a été vraiment très douloureux ! Ma pensée était prise d'oubli et ma peau gisait à terre, inerte. Les miens se disaient : "Il fait peine à voir, effondré ainsi comme un mort dans la poussière !" Mais ce n'était pas cela. Mon corps était bien prostré sur le sol, pourtant les 'xapiri' retenaient mon image sur leurs miroirs, dans les hauteurs du ciel. C'est pourquoi j'étais pris de vertige et j'avais si peur de tomber ! » (pp. 133-134)
5. « Si nos anciens voyageaient aussi loin, ce n'était pas non plus seulement pour obtenir des allumettes, des marmites d'aluminium ou du sel. Ils savaient faire du feu avec des drilles de cacaoyer, leurs épouses cuisinaient dans des pots de terre cuite et ils salaient leurs bananes bouillies avec des cendres de la liane 'yopo una'. Ce qu'ils convoitaient vraiment chez ces Blancs de la rivière, c'était leurs outils métalliques tout neufs, car eux-mêmes en étaient très démunis. À cette époque, il était très difficile d'en obtenir. Ainsi était-ce à grand peine qu'ils parvenaient à ramener de ces lointains voyages vers l'aval quelques machettes et, parfois, une hache. Ils pouvaient alors ouvrir de nouveaux jardins, parfois plus vastes, et y cultiver les plantes qui allaient nourrir leurs proches. Toutefois, ils devaient encore se prêter ces quelques outils à tour de rôle, comme ils le faisaient naguère avec les morceaux de fer obtenus des 'Watata si' du rio Parima. De cette façon, lorsqu'un homme avait terminé de défricher sa parcelle, un autre pouvait travailler à son tour, puis un autre et un autre encore. […]
Pour ma part, j'ai rencontré les Blancs pour la première fois lorsque j'étais encore tout petit. Je ne savais vraiment rien d'eux. En fait, je ne pensais même pas que de tels êtres puissent exister ! C'étaient des gens de 'l'Inspetoria' et des soldats* de la Commission des frontières*. […]
Je ne me souviens pas de tout ce qui s'est passé à cette époque, car c'est très ancien. Pourtant, je n'ai pas oublié l'arrivée de ces étrangers car ils m'ont vraiment terrifié ! Dès l'annonce de leur venue, toutes les mères de Marakana ont alerté leurs petits enfants : "Les étrangers approchent ! Cachez-vous ! Sinon ils risquent de vous emporter avec eux !" Puis elles les dissimulaient aussitôt derrière leur hamac, à l'abri des bûches posées contre la paroi de la maison.
[…]
À présent, nos enfants ne craignent plus les Blancs, les 'napë'. Mais moi, naguère, j'en ai eu vraiment très peur ! C'étaient des êtres vraiment autres. Je les observais de loin et je me disais qu'ils devait s'agir d'esprits maléfiques 'në wãri' ! Leur simple vue m'épouvantait. Ils avaient une apparence terrifiante. Ils étaient laids et hirsutes. Certains étaient d'une effarante blancheur. Je me demandais ce que pouvaient bien être leurs chaussures*, leurs montres* et leurs lunettes. Je m'efforçais de tendre l'oreille afin de comprendre leurs paroles, mais c'était en vain. On aurait dit des sons inarticulés. De plus, ils manipulaient fébrilement toutes sortes d'objets qui me paraissaient aussi étranges et effrayants qu'eux. […] Je craignais la lumière qui émanait de leurs lampes électriques*. Je redoutais encore plus le grondement de leurs moteurs, les voix de leurs radios ainsi que les explosions de leurs fusils. L'odeur de l'essence* me répugnait. La fumée de leurs cigarettes me faisait craindre de tomber malade. En fait, je pensais vraiment qu'il devait s'agir d'êtres maléfiques affamés de chair humaine ! » (pp. 240-241, 242-243)
6. « C'est alors qu'ils se sont mis à nous effrayer avec les paroles de 'Teosi', puis à nous parler avec colère à tout propos : "Ne chiquez pas de feuilles de tabac ! C'est un péché*, votre bouche en sera brûlée ! N'inhalez pas de poudre 'yãkoana', votre poitrine deviendra noire de péché ! Ne riez pas et ne copulez pas avec les femmes des autres, c'est sale ! Ne volez pas ce qu'on vous refuse, c'est mal ! 'Teosi' ne sera content de vous que si vous lui répondez !" C'était vraiment ainsi. Ils répétaient sans répit le nom de 'Teosi' dans tous leurs discours : "Acceptez les paroles de 'Teosi' ! Retournons ensemble vers 'Teosi' ! C'est 'Teosi' qui nous a envoyés ! 'Teosi' a voulu que nous vous protégions ! Ne le refusez pas, sinon vous brûlerez dans le grand brasier de 'Xupari' après votre mort ! Si vous suivez 'Satanasi' et ses paroles, vous y brûlerez avec lui et vous ferez pitié ! Si, au contraire, vous imitez tous 'Teosi' comme nous le faisons, un jour, lorsqu'il le voudra, 'Sesusi' [Jésus] descendra vers nous et nous le verrons apparaître dans les nuages !"
C'était là des paroles bien différentes de celles de nos anciens ! Jamais nous n'avions entendu de tels propos ! […] Nous ne connaissions que les paroles d'Omama. Toutefois, en ce temps, nos anciens redoutaient beaucoup les Blancs. Beaucoup d'entre eux venaient d'être dévorés par la fumée d'épidémie d'Oswaldo. Ils pensèrent que les gens de 'Teosi' pouvaient dire vrai. Ils étaient inquiets d'entendre ces paroles inconnues. C'est pourquoi tous ont commencé à les imiter, y compris les grands hommes et les chamans. Cela faisait peine à voir ! J'y pense souvent encore. Les gens de 'Teosi' manifestaient surtout leur colère contre ceux qui, malgré tout, continuaient à faire danser les esprits. Ils leur répétaient qu'ils étaient mauvais et que leur poitrine était sale. Ils les traitaient d'ignorants. Ils les menaçaient […]
Ces mauvaises paroles, répétées sans trêve, finirent par effrayer les chamans qui n'osèrent plus boire la 'yãkoana' ni même chanter durant la nuit. Ils se demandaient seulement qui pouvait être 'Teosi' pour vouloir les maltraiter ainsi ! 'Omama' n'avait jamais dit de pareilles choses. Nos anciens ne connaissaient que la beauté et la force des 'xapiri' et ils préféraient leurs chants à toute autre chose. Ils ne comprenaient pas que les Blancs se soient mis à leur parler si mal. Ces nouvelles paroles les rendaient perplexes et anxieux. » (pp. 257-259)
7. « Les missionnaires nous ont assez trompés autrefois ! Je les ai trop souvent écoutés nous dire : "'Sesusi' va arriver ! Il descendra vers vous ! Il arrivera bientôt !" Mais le temps a passé et je ne l'ai toujours pas vu ! J'ai fini par me lasser d'entendre ces mensonges. Est-ce que les chamans répètent en vain de telles choses à longueur de temps ? Non, ils boivent la 'yãkoana' et font aussitôt descendre l'image de leurs esprits. C'est tout. Alors, une fois devenu adulte, j'ai décidé de faire danser les 'xapiri' comme mes anciens au temps de mon enfance. Depuis lors, je n'écoute plus que leur voix. Peut-être 'Teosi' se vengera-t-il de moi et me fera-t-il mourir ? Peu m'importe, je ne suis pas un Blanc ! Je ne veux plus rien savoir de lui. Il n'a aucune amitié pour les habitants de la forêt. Il ne soigne pas nos enfants. Il ne défend pas non plus notre terre contre les orpailleurs et les éleveurs. Ce n'est pas lui qui nous rend heureux. Ses paroles ne connaissent que la menace et la peur. » (p. 280)
8. « Les Blancs pensent peut-être que nous cesserions de défendre notre terre s'ils nous donnaient une grande quantité de marchandise. Ils se trompent. Désirer leurs objets autant qu'eux ne ferait qu'emmêler notre pensée. Nous y perdrions nos propres paroles et cela ne nous amènerait que la mort. C'est ce qui est toujours arrivé depuis que nos anciens les ont convoitées pour la première fois, il y a très longtemps. C'est là la vérité. Nous refusons de laisser détruire notre forêt parce que c'est 'Omama' qui nous a fait venir à l'existence. Nous voulons simplement continuer à y vivre à notre guise, comme nos ancêtres l'ont fait avant nous. Nous ne voulons pas qu'elle meure, recouverte par les blessures et les déchets des Blancs. Nous sommes en colère quand ils brûlent ses arbres, déchirent sa terre et salissent ses rivières. Nous sommes en colère lorsque nos femmes, nos enfants et nos anciens ne cessent de mourir de fumée d'épidémie. Nous ne sommes pas les ennemis des Blancs. Mais nous ne voulons pas qu'ils viennent travailler dans notre forêt car ils sont incapables de nous rendre la valeur de ce qu'ils y détruisent. C'est ce que je pense.
Je ne sais pas, comme eux, faire des comptes*. Je sais seulement que la terre est plus solide que notre vie et qu'elle ne meurt pas. Je sais aussi que c'est elle qui nous fait manger et vivre. Ce ne sont ni l'or ni les marchandises qui font pousser les plantes qui nous nourrissent et qui engraissent le gibier que nous chassons ! C'est pourquoi je dis que la valeur de notre forêt est très haute et très lourde. Toutes les marchandises des Blancs ne seront jamais suffisantes en échange de tous ses arbres, ses fruits, ses animaux et ses poissons. Les peaux de papier de leur argent ne seront jamais assez nombreuses pour compenser la valeur de ses arbres brûlés, de son sol desséché et de ses eaux souillées. » (pp. 372-373)
9. « Pour moi, il n'est pas du tout agréable de vivre dans la ville ! Ma pensée y est toujours inquiète et ma poitrine oppressée. Je n'y dors pas bien, je n'y mange que des choses étranges et je crains toujours de me faire heurter par une voiture ! Je n'arrive jamais à y penser avec calme. C'est un endroit inquiétant. On vous y demande sans arrêt de l'argent pour tout, même pour boire ou pour uriner ! Il y a, partout où on va, une multitude de gens qui se pressent en tous sens sans que l'on sache pourquoi. On y marche rapidement au milieu d'inconnus, sans s'arrêter et sans parler, d'un endroit à l'autre. La vie des Blancs qui s'agitent ainsi toute la journée comme des fourmis 'xiri na' semble triste. Ils sont toujours impatients et apeurés de ne pas arriver à temps à leur emploi ou d'en être renvoyés. Ils dorment à peine et courent toute la journée en somnolant. Ils ne parlent que de travail et de l'argent qui leur manque. Ils vivent sans joie et vieillissent rapidement en ne cessant de s'affairer, la pensée vide, pour acquérir de nouvelles marchandises. Alors, quand leurs cheveux ont blanchi, ils disparaissent et le travail qui, lui, ne meurt jamais, leur survit sans fin. Puis, leurs enfants et leurs petits-enfants continuent ensuite à faire la même chose !
'Omama' n'a certainement pas voulu nous maltraiter de la sorte ! Pour les habitants de la forêt, les villes des Blancs sont empestées par une mauvaise odeur de brûlé et d'épidémie 'xawara'. Les gens travaillent en état de spectre et ne cessent d'avaler le vent des fumées d'usines et de machines. Elles pénètrent dans leur nez, dans leur bouche, dans leurs yeux, et collent à leurs cheveux. Leur poitrine en est noircie. C'est pourquoi les Blancs sont si souvent malades, malgré tous leurs médicaments. Leurs médecins ont beau leur ouvrir la poitrine, le ventre ou les yeux, rien n'y fait. Le sperme des pères dont la chair est imprégnée de cette fumée d'épidémie devient malade et leurs enfants naissent en mauvais état. C'est la fumée du métal qui est la cause de tout cela. » (pp. 466-467)
10. « J'ai alors compris qu'il ne suffisait pas de protéger seulement le petit endroit où nous habitons. J'ai donc décidé de parler pour défendre toute la forêt, y compris celle que les êtres humains n'habitent pas et même, très loin au-delà de nous, la terre des Blancs. Tout cela c'est, dans notre langue, 'urihi a pree' – la grande terre-forêt. C'est, je pense, ce que les Blancs nomment le monde entier.
Une fois que les récits de l'écologie ont surgi dans les villes des Blancs, nos paroles sur la forêt ont pu s'y faire entendre à leur tour. Les Blancs ont commencé à m'écouter et à se dire : "'Haixopë' ! Alors c'est vrai, les ancêtres des habitants de la forêt possédaient déjà l'écologie !" Nos propos ont alors pu se propager très loin de nos maisons, dessinés sur des peaux d'images ou capturés par celles de la télévision. C'est pourquoi nos pensées ne sont plus si cachées qu'elles l'étaient. Nous étions autrefois pour les Blancs aussi invisibles que des tortues sur le sol de la forêt. Il n'en est plus ainsi. Jeune encore, j'ai décidé de partir loin de chez moi pour faire sortir nos paroles du silence de la forêt. Au début, je ne savais pas grand-chose. Pourtant, en buvant la 'yãkoana' et en devenant chaman, mon image a voyagé avec les esprits de la forêt et je suis devenu plus avisé. Avec eux, j'ai compris que notre terre pouvait être détruite par les Blancs. Alors, je me suis décidé à la défendre et j'ai pensé : "C'est bien ! Maintenant que les Blancs ont inventé leurs paroles d'écologie, ils ne doivent pas se contenter de les répéter en vain pour en faire de nouveaux mensonges. Il faut vraiment protéger la forêt et tous ceux qui y vivent : le gibier, les poissons, les esprits et les humains !" Je suis un fils des premiers habitants de la forêt et ces paroles sont devenues miennes. Je veux maintenant les faire entendre aux Blancs pour qu'ils s'en imprègnent à leur tour. » (pp. 523-524)
I. [Bruce Albert, in : « Post-scriptum – Lorsque Je est un autre (et vice versa) »] : « Certes, par l'offre de leur savoir, ses hôtes [de l'ethnographe] acceptent de prendre en charge sa resocialisation sous une forme qu'ils jugent plus conforme aux règles de l'humaine condition. Toutefois, au-delà de la complicité ou de l'empathie qu'a pu susciter l'étrange novice, cette transmission vise avant tout, au-delà de sa personne, le monde dont il ne cesse jamais d'être, malgré lui, le représentant. Au-delà de leurs efforts pédagogiques, le souci principal de ses hôtes reste de chercher à inverser, autant qu'il est possible, l'échange inégal qui, d'emblée, sous-tend la relation ethnographique. Ainsi l'enseignement de nos supposés "informateurs" est-il avant tout dispensé à des fins diplomatiques. Leur patiente éducation s'applique, au premier chef, à nous faire passer du rôle d'ambassadeur inopiné d'un univers menaçant à celui de traducteur bienveillant capable d'y faire entendre leur altérité et d'y ménager la possibilité d'une alliance.
C'est ainsi que dans le meilleur des cas, croyant "recueillir des données", l'ethnographe se voit, du point de vue de ceux qui ont accepté sa présence, rééduqué à titre de truchement au service de leur cause. […]
[…] Le pacte tacite que je viens d'évoquer prend, de part et d'autre de la relation ethnographique, une forme complexe et implique, pour l'ethnologue, de biens plus sérieuses responsabilités. L'enjeu consiste, pour ses interlocuteurs, à s'engager dans un processus d'auto-objectivation au travers du prisme de l'observation ethnographique, mais sous une forme qui leur permette d'acquérir à la fois reconnaissance et droit de cité dans le monde opaque et virulent qui s'efforce de les assujettir. Il s'agit en retour, pour l'ethnographe, d'assumer avec loyauté un rôle politique et symbolique de truchement à rebours, à hauteur de la dette de connaissance qu'il a contractée, mais sans pour autant abdiquer la singularité de sa propre curiosité intellectuelle (de laquelle dépendent, en grande partie, la qualité et l'efficacité de sa médiation). » (pp. 570-571)
II. [B.A., Ibid.] « Je ne pus m'empêcher, après avoir discrètement posté mon magnétophone dans un endroit stratégique, de saisir mon appareil photographique pour prendre cliché sur cliché de cette éblouissante session [chamanique]. Ce faisant, je déclenchai une série de flashs dont les éclairs aveuglants semblaient vitrifier par à-coups les chamans dans l'obscurité de la maison collective. Au bout d'un moment, Davi Kopenawa, qui s'était faufilé jusqu'à moi, me fit soudain prendre conscience, en quelques phrases sans appel, de l'inconvenance de ma frénésie d'enregistrement :
"Les gens de Toototobi avaient été invités à une fête chez les habitants du Waka tha u et ils s'étaient installés dans la maison de leurs hôtes. Ils y faisaient danser ensemble leurs esprits. À ce moment-là, je t'ai vu et j'ai pensé : <Hou ! Pourquoi n'arrête-t-il pas de prendre des photos avec tous ces éclairs ! Ce n'est pas bien!> Alors, je me suis approché de toi pour la première fois et je t'ai dit : <Cesse donc de capturer l'image de ces hommes qui deviennent esprits ! Leurs 'xapiri' sont ici, même si ni toi ni moi en pouvons les voir ! Tu vas emmêler leurs chemins et les égarer!> Ce fut ainsi. J'étais encore jeune à l'époque, pourtant je portais déjà les esprits dans ma pensée. C'est pourquoi j'ai voulu protéger les chamans en te parlant de cette manière."
Cette intervention inattendue brisa aussitôt en moi les préjugés qui, jusque-là, avaient obscurci notre rencontre. Davi Kopenawa, interprète de la FUNAI, Indien prétendument "acculturé", en se montrant aussi attentif au travail des chamans, me renvoyait, moi, l'apprenti ethnologue supposé défenseur de l'authenticité culturelle amérindienne, au statut de simple touriste irrespectueux. La chute brutale de mes stéréotypes désarçonna aussitôt ma superbe ethnographique et me permit d'entrevoir, pour la première fois, l'effort inédit qu'avait entrepris mon interlocuteur pour articuler une pensée des deux mondes entre lesquels il ne cessait de transiter. Devant ma réaction navrée et mon intérêt pour ses propos, il entreprit de préciser, pour ma gouverne, quelques rudiments du savoir chamanique. Cet enseignement improvisé en portugais, bien que dispensé avec circonspection, me laissa deviner un univers d'une richesse et d'une complexité intellectuelles que mes compétences linguistiques en yanomami ne me permettraient d'aborder réellement que plusieurs années après. » (pp. 577-578)
III. [B.A., Ibid.] : « Cette alliance a donné origine à un discours cosmologico-écologique dont la puissance poétique et politique a soutenu de façon déterminante, depuis la fin des années 1980, à la fois le processus d'expulsion des orpailleurs du territoire yanomami et la campagne menée pour sa légalisation.
Dans cette mesure, le beau-père de Davi – auquel me lie aussi une amitié de plus de trente ans – peut être réellement considéré comme un des coauteurs de ce livre. Il a participé, comme auditeur ou commentateur, à la plupart de nos séances d'enregistrement à Watorikɨ. À ses yeux, aussi perspicaces qu'ironiques, Davi Kopenawa et moi-même semblions, l'un et l'autre, décalés à mi-chemin entre deux mondes. Il nous considérait en fait, avec une curiosité amusée, comme les deux faces paradoxales d'une sorte de Janus traducteur, étranges passeurs entre savoir chamanique des anciens et improbable curiosité des Blancs.
[…]
Comme l'a très justement remarqué l'éminent anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro :
"Si le chamanisme est essentiellement une diplomatie cosmique vouée à la traduction de divers points de vue ontologiquement disparates, le discours de Davi Kopenawa n'est pas seulement un récit sur un contenu chamanique particulier – à savoir, les esprits que les chamans font parler et agir ; il constitue lui-même une forme chamanique, un exemple de chamanisme en action, au cours duquel un chaman parle des esprits aux Blancs tout autant que des Blancs par rapport aux esprits et ce, par le truchement d'un intermédiaire blanc." » (pp. 592-593)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]