Depuis environ 2013, avec deux décennies de retard par rapport à l'Amérique du Nord, le concept de 'féminicide' commence à se diffuser en Europe, grâce au militantisme féministe, en vue d'une reconnaissance des spécificités des crimes perpétrés à l'encontre des femmes à cause de leur genre, afin d'un établissement de circonstances aggravantes au niveau législatif et/ou au niveau judiciaire. À l'heure actuelle, de nouveaux droits ont été acquis uniquement en Belgique, depuis la loi « Stop féminicide » votée en juillet 2023. Cependant, la définition même de féminicide reste incertaine, inégale entre l'Amérique du Nord, l'Amérique centrale et latine (où elle s'est diffusée ensuite), et enfin les différents pays européens, notamment la Belgique et la France, où la notion est jusqu'à présent majoritairement réduite à la sphère intime ou conjugale du meurtre et semble exclure par ex. le suicide forcé.
Cet ouvrage, issu d'une thèse soutenue à Lyon en 2023, consacrée à l'étude des féminicides en France, de la Révolution française aux années 1970, est structuré en deux parties. La première consiste en l'analyse des théorisations et des luttes que les trois vagues du féminisme ont effectuées du phénomène du féminicide : dans les périodes 1855-1914 – Première vague (Chap. 1er), 1970-1992 – Deuxième vague (Chap. 2), depuis 1992 entre les Amériques et l'Europe (Chap. 3). Suit un Intermède qui présente cinq affaires de meurtre emblématiques, diverses et relativement célèbres en leur temps : l'affaire Lelièvre dit Chevallier (1820), l'affaire Perron (1874), l'affaire Busseuil (1893), l'affaire Brunod (1908) et l'affaire Maxence B. (1954). La seconde partie reprend ces affaires pour approfondir trois aspects empiriques que l'autrice considère comme représentatifs de la spécificité des féminicides : « Le féminicide, un crime annoncé » (Chap. 4), « Des victimes pas si passives : (micro)résistances et agentivité face au féminicide » (Chap. 5) et « Tout sauf un féminicide : traitement policier, judiciaire et médiatique du meurtre de femme(s) » (Chap. 6).
De l'ensemble de l'exposé, surgit un aperçu d'histoire intellectuelle de la notion de féminicide, qui témoigne, de façon absolument inverse à la revendication féministe actuelle, la tendance à la minoration du crime, à cause de l'héritage du droit de famille romain qui plaçait l'uxoricide dans le cadre de la 'potestas' du 'pater familias' s'étendant, jusqu'à la fin du Ier s. av. J.-Ch., jusqu'à l'autorisation à tuer l'épouse, notamment en cas d'adultère. Une étape importante dans la continuité de cette tradition a consisté dans la rédaction du Code civil (cf. cit. 1), qui, hormis l'adultère, a cependant universalisé l'assassinat et le meurtre en effaçant la distinction de sexe. Au niveau sociétal, le XIXe siècle, tout en prenant acte que le rétablissement du divorce n'avait pas significativement réduit les violences conjugales, instaure la catégorie du « crime passionnel » qui a également un effet d'« excuse » des féminicides, cas les plus graves d'un continuum de violences conjugales.
Les violences conjugales dans leur ensemble constituent donc l'objet des luttes des féministes de la Première vague, notamment dans le monde anglo-saxon avec la notion de « Wife-torture », dont on essaie de faire un problème public. La suite de l'exposé approfondit tout spécialement la pensée de la sociologue étasunienne Diana Russell, théoricienne du féminicide dans son ouvrage fondateur _Feminicide : the Politics of Woman Killing_ de 1992. Ensuite il est question de « réception », de « réappropriation » du concept de féminicide ailleurs dans le monde (cf. cit. 2, 3, 4).
Jusque là, j'ai beaucoup appris et apprécié l'essai. Malheureusement, je suis contraint d'exprimer de nombreuses et graves perplexités concernant la suite. Le nombre des affaires évoquées dans l'Intermède et analysées dans la Seconde partie m'a semblé très insuffisant ; la circonstance que les peines encourues par les inculpés aient été jadis fort sévères, très peu représentative du débat sur l'impunité qui caractérise notre actualité ; leur datation ancienne, dépassée même du point de vue du droit de famille actuellement en vigueur, inopportune à traiter les questionnements contemporains que pose le concept, surtout en ce qui concerne le traitement judiciaire et médiatique des cas de féminicide, qui paraissent immensément nombreux et d'une grande banalité, contrairement aux affaires choisies ; les aspects de l'analyse, surtout la question de l'agentivité, trop ponctuelle et pas nécessairement prégnante pour interroger à la fois la définition du féminicide dans son envergure. Enfin, il m'a manqué toute la démonstration sur l'opportunité voire la nécessité actuelle de promouvoir la notion de féminicide dans le débat public. Et si cette nécessité s'impose au point de prévaloir sur le principe de l'universalité du crime, je ne suis pas certain que, sur un plan empirique et strictement juridique, la définition posée par Russell, malgré toute sa valeur théorique, soit plus opportune que celle, plus circonscrite, qui semble destinée à prévaloir en France. À vouloir faire du féminicide une notion fourre-tout (sphère intime et non-intime, meurtre direct et indirect, autres crimes, sexuels et non, que le meurtre etc.), je ne suis pas sûr qu'on puisse subsumer opportunément les cas réels. Les quelques affaires exposées, hormis leur intérêt historique, ne contribuent aucunement à apporter des éléments de réponse.
Cit. :
1. « L'article 324 du Code pénal de 1810 dispose que :
"le meurtre commis par l'époux sur l'épouse, ou par celle-ci sur son époux, n'est pas excusable, si la vie de l'époux ou de l'épouse qui a commis le meurtre n'a pas été mise en péril dans le moment même où le meurtre a eu lieu."
Mais à l'aliéa 2, la précision est apportée :
"Néanmoins, dans le cas d'adultère, prévu par l'article 336, le meurtre commis par l'époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l'instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable." » (p. 26)
2. « Défini comme "le meurtre de femmes parce qu'elles sont des femmes" [dans Jill Radford et Diana Russell, _Feminicide : The Politics of Woman Killing_ (1992)] le féminicide est un crime qui s'inscrit dans le continuum de la violence sexuelle, concept forgé par la sociologue britannique Liz Kelly dans son ouvrage _Surviving Sexual Violence_ en 1988. Ce concept permet de souligner que l'ensemble des expériences de violences patriarcales, malgré leur diversité (harcèlement, viol, violence conjugale, pression au sexe, inceste...) et la difficulté pour les femmes de nommer les violences vécues, sont reliées les unes aux autres et doivent toutes être considérées comme graves, puisqu'elles contribuent à maintenir le régime de domination des hommes sur les femmes. Suivant l'idée que le personnel est politique, le féminicide est pensé comme un acte politique […] En cela, il constitue une forme de "terrorisme patriarcal", selon l'expression des autrices, c'est-à-dire qu'il utilise la terreur (notamment sexuelle) pour rappeler aux femmes par les représentations (femmes tuées, violées dans les films par exemple) et par la violence concrète (menace de mort, harcèlement, agression sexuelle) qu'elles sont tuables. Cette conceptualisation amène les autrices à considérer le féminicide comme un crime se manifestant de diverses manières. Il inclut par exemple :
"le féminicide raciste […], le féminicide homophobe ou lesbicide, […] le féminicide marital […], le féminicide commis en dehors du foyer par un étranger, le féminicide en série, le féminicide de masse." » (pp. 64-65)
3. « Marcela Lagarde [féministe mexicaine contemporaine] ajoute en effet à la définition de Radford et Russell le fait que les féminicides sont possibles parce qu'ils sont socialement tolérés et bénéficient ainsi d'une véritable impunité de la part de l’État mexicain, c'est-à-dire que ces crimes ne sont majoritairement ni investigués ni jugés. […] Ces discussions ont amené Russell elle-même à se positionner et à prendre ses distances avec ces redéfinition, la dimension de l'impunité ne lui semblant pas un critère définitoire pertinent. Cependant, cet ajout, qui a souvent été lu comme une condition 'sine qua non' pour qualifier un féminicide, pourrait également être saisi comme une manière de dénoncer le traitement dont les féminicides, en Amérique latine et centrale, en Amérique du Nord, mais aussi en Europe, ont longtemps fait l'objet : des crimes tolérables lorsqu'ils étaient perçus comme drame lié à l'honneur des hommes, crimes passionnels, crimes conjugaux légitimes en raison de l'adultère supposé ou réel des femmes, etc. » (p. 77)
4. « L'amplification des voix qui dénoncent le féminicide atteint progressivement l'Europe par plusieurs biais. Au niveau institutionnel d'une part, en 2013, le projet COST Action (European Cooperation in Science and Technology) "Féminicide à travers l'Europe", financé par l'Union européenne, conduit une étude pionnière sur les féminicides dans plusieurs pays du continent. Les résultats de la recherche, publiés en 2018, rassemblent les premières données qualitatives et quantitatives sur les féminicides par État. Les auteurs et autrices dressent une série de constats. Tout d'abord, il n'existe pas, dans la plupart des pays d'Europe, de statistiques spécifiques sur les féminicides. Au mieux, le sexe de la victime et de l'agresseur est précisé dans les statistiques criminelles ; bien souvent, ces données sont manquantes. Les statistiques criminelles, ensuite, apparaissent présentées de manière très variable, entravant la comparaison. Enfin, la définition la plus communément admise du féminicide restreint le phénomène à la seule sphère conjugale, ce qui exclut d'autres types de féminicides. L'ouvrage conclut à la nécessité de la création d'un Observatoire européen du Féminicide, qui sera formé en 2018, pour poursuivre le travail de recherche en particulier dans cinq pays : Malte, Chypre, Allemagne, Portugal et Espagne. » (pp. 81-82)
5. « La sœur de la victime évoque les nombreuses "corrections" administrées par Brunod [1908] sur sa sœur. Ce terme de "corrections" mérite un commentaire car il est révélateur d'une dynamique plus large. En effet, les violences commises par les époux sur les épouses, quand elles visent à corriger l'épouse, c'est-à-dire mettre un terme à une attitude jugée condamnable ou déviante, peuvent être tolérées – voire encouragées – par la justice. De fait, ces violences sont lues comme relevant de l'exercice de la puissance maritale, consacrée par l'art. 213 du Code civil. Si le droit de correction n'est pas inscrit comme tel dans le code, qu'il n'est pas total et que les maris peuvent être accusés d'avoir outrepassé leurs prérogatives en violentant gravement leur épouse […], il apparaît bien comme "la traduction sociale" du principe de puissance maritale et donne lieu à de nombreux excès. » (p. 116)
6. « Il faut enfin souligner deux dynamiques essentielles dans la fabrique du crime, l'exploitation des victimes, d'une part, et le fait qu'elles aient été ciblées 'en tant que femmes', d'autre part. En plus d'être violentées, d'être menacées, de se savoir tuables, les victimes de féminicides ont fait l'objet d'exploitations diverses (sexuelle, financière, affective) avant ou dans la perpétuation du crime. Ces multiples exploitations s'inscrivent d'abord dans le quotidien des femmes, et en font des victimes vulnérabilisées socialement, car dominées symboliquement mais aussi matériellement. Ces exploitations peuvent aussi recouper, et c'est souvent le cas dans les féminicides, la question des violences.
[…]
Cette situation […] évoque aussi une autre notion théorisée par la féministe matérialiste Paola Tabet (2004), celle "d'échange économico-sexuel". Cette dernière considère qu'on peut voir un continuum entre les situations de mariage, de concubinage et de prostitution dans la mesure où les femmes sont amenées, parce que dominées, à céder à des relations sexuelles contre une compensation financière, qui peut être aussi matérielle (un logement par exemple). » (pp. 126-127)
7. « Ces qualifications majoritaires [c-à-d. refusant la spécificité sexo-déterminée que possède le féminicide] des crimes entraînent des conséquences multiples au plan social comme judiciaire. Tout d'abord, ces qualifications agissent sur la manière dont les acteurs de la procédure judiciaire et les médias appréhendent les victimes. En effet, si ces femmes tuées sont bien des 'victimes' de crimes, leurs faits et gestes sont souvent scrutés et interrogés sur le plan moral. Alors que ces femmes ont été tuées, leur réputation est questionnée, et tout se passe comme si, de la même manière que la race […], le genre tuait deux fois : une première fois parce qu'il a fait perdre la vie à des femmes ; une seconde fois parce que le traitement judiciaire et médiatique des victimes conduit souvent à faire peser sur elles le stigmate du déshonneur, toujours à négliger la dimension fondamentalement structurelle des violences subies. » (pp. 172-173)
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