[Des classes dangereuses à l'ennemi intérieur | Saïd Bouamama]
Cet essai est presque un traité qui analyse le racisme en France sous un prisme matérialiste. Fondé sur une réflexion historique de grande envergure et d'aussi impressionnante profondeur, il pose les liens entre le capitalisme expansif jusqu'à la mondialisation, et l'immigration et la colonisation, dont dérivent les discriminations racistes ainsi qu'une idéologie sans cesse adaptative, apte à les justifier voire à les produire. L'explication fondamentale se fonde sur la segmentation du marché du travail en vue de surexploitation des racisés, pendant que le racisme constitue aussi, classiquement, un « mode de gestion du rapport de classe ». D'emblée, la construction de la nation française à partir de la Révolution est mise en relation (même par synchronicité) avec la genèse de la classe ouvrière, avec la colonisation notamment de l'Algérie, enfin avec les migrations internes (exode rural, en France comme dans les colonies) et internationales. La partie plus proprement historique de la démonstration occupe les trois premiers chapitres (cf. table), jusqu'à l'actualité des politiques migratoires de la « forteresse Europe ». Suivent trois chap. qui précisent de manière essentiellement théorique les concepts relatifs au racisme, aux discriminations, et à l'intégrationnisme, jusqu'à l'apparition des nouvelles figures du racisme « civilisationniste », telle l'islamophobie qui provoque le surgissement du mythe de « l'ennemi de l'intérieur ». La transition s'opère ensuite naturellement avec les débats et polémiques récents qui accompagnent les luttes antiracistes et leurs oppositions idéologiques par disqualification et par l'offre sémantique de nouveaux pseudo-concepts : l'« islamo-gauchisme », le « racisme anti-Blanc », le « communautarisme » jusqu'au « séparatisme ». L'analyse en profondeur de ces derniers et des situations réelles qu'ils occultent, sur fond de la « construction d'une peur sociale comme mode de gouvernement », constitue les contenus des chap. 7 et 8. Ils sont suivis par un dernier chap., le 9, entièrement consacré aux violences policières, considérées comme systémiques eu égard aux spécificités de l'histoire de l'institution policière sous Vichy puis durant la guerre d'Algérie suivie par la réintégration de ses fonctionnaires coloniaux en métropole suite à l'indépendance. En particulier, l'actualité de l'accroissement de l'autoritarisme répressif des forces de l'ordre et notamment des violences policières est expliquée par l'idéologie de la « reconquête des territoires perdus de la République » ; ce phénomène est inscrit, dans la Conclusion, au sein d'un processus plus général de « fascisation » dont les contours sont précisés (cf. cit. 11), laquelle peut être mise en relation avec la perte de légitimité des classes dominantes dans un contexte de redistribution des richesses systématiquement ascendante, provoquant une paupérisation programmée face à laquelle « le voile d'un pseudo-danger "musulman" menaçant notre "civilisation" » constitue un facteur de diversion.
Ouvrage exigent étayé sur une bibliographie riche et actualisée, la critique politique qui s'en dégage possède le mérite de la précision des arguments historiques, aussi bien dans les événement que dans l'archéologie des concepts convoqués. On trouvera par exemple une surprenante analogie entre le discours raciste actuel et celui qui, vers la moitié du XIXe siècle, avait pour objet ces « étrangers inassimilables » qu'étaient les migrants... bretons ! (cf. cit. 1). On trouvera, par autre exemple, le procédé récurrent dans tant de formes de domination qui consiste dans l'inversion de la culpabilité imputée aux victimes, imputation du « communautarisme » notamment dans l'habitat, alors que les dominés ne disposent justement que d'une minime marge du choix afférent ; ou encore, au sein des équipes pédagogiques des écoles en ZEP, l'expression d'un racisme sans doute inconscient consistant à parler des « parents » des élèves issus de la classe moyenne, mais des « familles » des élèves héritiers d'une immigration qu'ils n'ont eux-mêmes pas vécue...
Table [avec appel des cit.]
Introduction
Chap. 1er. - Construction nationale, genèse de la classe ouvrière et immigration
« Les immigrations internes » [cit. 1]
« Un colonialisme intérieur... » [cit. 2]
« … et sa mission civilisatrice »
Spécificités françaises
Les immigrations européennes
Mouvement ouvrier et immigration
Chap. 2 – Capitalisme, immigration et lutte des classes
La structure inégale des relations économiques internationales [cit. 3, 4]
Une variable d'ajustement pour les économies des centres dominants
Une concurrence généralisée entre forces de travail
La segmentation du marché du travail
Discriminations racistes et segmentation du marché du travail
Quelques figures des segments de surexploitation contemporains
La « race » comme mode de gestion du rapport de classe
Chap. 3 – Prolétarisation du monde et politiques migratoires
Mondialisation capitaliste, prolétarisation du monde et surexploitation
Les mutations logiques des politiques migratoires [cit. 5]
La fonction systémique de la logique de la forteresse
La fonction systémique de l'immigration choisie
La fonction systémique de la précarisation du séjour
Les discours d'accompagnement idéologique : Le « seuil de tolérance », La crise migratoire, Le « grand remplacement »
Chap. 4 – De la nationalité à la ligne de couleur
Du bon usage de la comparaison [cit. 6]
Les mots pour les dire
Les mots pour se dire
Intégrationnisme et occultation des discriminations : Intégration de la société ou intégration à la société ? [cit. 7]
Le contexte d'émergence du nouvel intégrationnisme
La pathologisation de l'inégalité sociale
Des immigrés qui ont émigré de nulle part
Le tabou de la couleur
Chap. 5 – Les discriminations racistes, une arme de division massive
Des avertissements de la recherche occultés
Une réalité prévisible et prévue
Une recherche dominée pour une population dominée
L'ampleur des discriminations racistes [cit. 8]
Les emplois réservés et leurs effets structurels durables
La ségrégation résidentielle : discrimination au logement et « assignation à résidence »
Un système de discriminations racistes
Le sentiment de discrimination et sa négation
Les effets destructeurs des discriminations racistes : Ethnicisation, racisation, racialisation et ordre social raciste, Les dégâts invisibilisés sur la santé physique et mentale, Ajustement contraint et production tendancielle d'une segmentation colorée du marché du travail
Chap. 6 – Unité et diversité du racisme
Préhistoire et histoire du racisme
Ethnocentrisme, xénophobie et racisme
Les figures historiques du racisme
Les figures contemporaines du racisme
La diversité contre l'égalité
La nouvelle islamophobie ou la première figure du racisme « civilisationniste » [cit. 9]
La négrophobie ou le retour de la race
Le phénix de l'antisémitisme
Le phénix de l'antitsiganisme
Racismes civilisationnistes et ennemis de l'intérieur
Chap. 7 – Débats et polémiques dans l'antiracisme. La fabrique d'une disqualification de la parole antiraciste
Du judéo-bolchevisme à l'islamo-gauchisme : Genèse d'un néologisme de disqualification, Le précédent judéo-bolchevique
La police du vocabulaire : l'exemple du racisme d’État : Racisme d’État et État raciste, La recherche militante d'un vocabulaire adéquat à l'expérience raciste
Mépris du savoir profane et occultation de certaines recherches
Les logiques de la dilution et de l'inversion : l'exemple du racisme anti-Blanc : La dilution ou la négation du systémique, La rhétorique de l'inversion : l'exemple du racisme anti-Blanc
Chap. 8 – Du communautarisme au séparatisme. La construction d'une peur sociale comme mode de gouvernement
Quelques figures historiques de la sécession : Les peuples premiers de l'Hexagone, Du « Juif errant » au Juif « sans-patrie », Le séparatisme communiste
L'entre-soi des uns, le « communautarisme » des autres : Banalité de l'entre-soi : des « ghettos du gotha » aux quartiers gentrifiés en passant par l'habitat pavillonnaire, De l'entre-soi au « communautarisme » [cit. 10], La mixité sociale ou la nouvelle mission civilisatrice
L'explicite du « social » et l'implicite de l' « ethnique »
Une logique de diabolisation : La diabolisation des liens affinitaires des subalternes
Le crime absolu : la « non-mixité » : Une confusion volontaire : non-mixité contrainte et non-mixité choisie
La fonction systémique du discours sur le communautarisme : Harceler les militants des quartiers populaires
Produire un consentement au traitement d'exception
Chap. 9 – Surveiller et punir : les violences policières systémiques
Surveillance et répression policière
Guerre d'Algérie et police de l'immigration
Dangereux par nature, docile face à la fermeté
La mémoire incorporée
Contrôler les « classes dangereuses »
Le modèle de la « conquête territoriale »
Une logique de guerre ?
Une extrême droite active dans la police : Un héritage du temps long, Une stratégie d'infiltration continue, Des indicateurs inquiétants
Conclusion [cit. 11]
Cit. :
1. « Il est fréquent dans les débats polémique contemporains sur l'immigration d'entendre des discours sur l'exceptionnalité du "modèle français d'intégration" qui serait confronté à de nouveaux arrivants (les Noirs et les Arabo-Berbères), le mettant en crise par leur culture ou leur religion qui serait trop éloignées de l'identité française. Pour ce faire, les conditions d'"intégration" des immigrations antérieures sont magnifiées. Ce discours est un roman qui n'a pas grand-chose à voir avec la réalité d'une insertion par le bas et ce dès la période de ces immigrations "internes".
[…]
Voici comment s'exprime par exemple en 1851 le polytechnicien Auguste Chérot dans un rapport sur "les immigrations bretonnes dans la ville de Nantes" :
"Nous avons la conviction qu'il est possible, avec une ferme volonté et beaucoup de persévérance, de faire pénétrer les améliorations nécessaires dans les classes malheureuses de notre cité ; mais nous devons le reconnaître, nos espérances se décourageraient, si les quartiers misérables, dont nous poursuivons l'assainissement, devaient être régulièrement infectés, le mot n'est pas trop fort, par ces invasions de mendiants qui nous viennent des campagnes de la Bretagne. Ces populations étrangères à notre département, chez lesquelles la malpropreté la plus repoussante est une seconde nature, et dont la dégradation morale est descendue à un niveau effrayant, viennent régulièrement encombrer nos quartiers les plus pauvres et les plus insalubres. […] Puis, quand ils ont obtenu quelques monnaies de la charité privée, le père et souvent la mère se hâtent de se plonger dans une affreuse ivresse d'eau-de-vie."
Le rapport poursuit en listant une série de "constats" qui ne sont pas sans rappeler certains discours contemporains sur l'immigration ou sur nos concitoyens rroms. » (pp. 27-28)
2. « Selon les pays colonisés et l'ampleur de la dépossession des communautés villageoises, l'émigration s'orientera à l'interne ou vers la métropole. […] Pour de nombreux pays d'Afrique subsaharienne, l'émigration interne restera prédominante et l'immigration extra-nationale ne se développera que de manière plus récente. Dans tous les cas de figure, cependant, c'est la ruine de l'économie paysanne qui suscite l'émigration. Nous sommes bien en présence d'un déracinement.
C'est à ce niveau qu'une analogie peut être avancée avec les "immigrations internes" de France. […] En France aussi c'est le "déracinement" suscité par la pauvreté qui suscite l'exode rural et les immigrations "internes". Ici également c'est la généralisation des rapports capitalistes à la campagne qui suscite les départs. Dans les deux cas enfin, on retrouve une polarisation entre un centre dominant et des périphéries dominées, accompagnée d'un mépris et d'une négation des langues et cultures de ces périphéries révélant un rapport global de domination. » (p. 32)
3. « Nous sommes donc en présence de deux postulats : celui du choix rationnel suscitant la migration et celui du caractère égalitaire de la division internationale du travail expliquant les avantages à migrer. Supprimer un des deux postulats fait s'effondrer tout l'édifice théorique libéral. Si le marché est inégal, l'émigré n'est plus porteur d'un choix (ou plus exactement son choix est surdéterminé par l'ampleur des contraintes). Il apparaît plus comme un déraciné que comme un acteur posant un choix en toute liberté. Si le choix n'est pas entièrement rationnel (mais inclut des dimensions d'urgence, de survie, d'illusion sur les possibilités du retour ou sur les conditions d'accueil, etc.), il révèle justement le caractère inégal de la division internationale du travail. […]
Les discours ambiants sur la mondialisation actuelle la font apparaître comme une spécificité de la période contemporaine. Ils occultent ainsi les phases antérieures de mondialisation qui caractérisent le capitalisme. Ce faisant, ce qui est masqué est l'une des caractéristiques essentielles du capitalisme : sa tendance à l'extension permanente. Si les visages de cette extension ont muté dans le temps (destruction des civilisations indiennes des Amériques, esclavage, colonisation, néocolonialisme et "mondialisation"), elle fut et demeure une constante inéluctable de la course au profit qui spécifie le capitalisme par rapport aux autres modes de production qu'a connu l'humanité. » (pp. 71-72)
4. « Hier comme aujourd'hui le sous-emploi chronique, résultat de la relation de dépendance économique et politique dans laquelle les pays de départ sont tenus par la bipolarisation [entre pays de la périphérie dominée, dont la main-d’œuvre est destinée à s'insérer de façon surexploitée dans le marché du travail des pays du centre dominant, caractérisés par des baisses de budget massives], est la cause première de l'émigration. Si les guerres peuvent expliquer des hausses conjoncturelles, elles ne doivent pas masquer cette causalité structurelle. Loin d'être un choix issu d'un calcul rationnel en termes de prise en compte d'un calcul coût/bénéfice, l'émigration est le résultat de déterminants économiques qui échappent à ceux qu'elle affecte. Les émigrés sont le résultat d'une force répulsive qui les empêche de rester chez eux, beaucoup plus que d'une force attractive qui les attirerait ici. » (pp. 76-77)
5. « Deux vecteurs existent en effet pour accéder à cette main-d’œuvre sous-payée : faire migrer la production vers la périphérie dominée ou faire migrer la main-d’œuvre vers les pays du centre. "Les économies avancées peuvent accéder à la réserve mondiale de main-d’œuvre grâce aux importations et à l'immigration", résume le FMI. Avant la fameuse mondialisation, c'est l'immigration qui était le vecteur principal et l'externalisation qui était le vecteur secondaire. Depuis, c'est l'inverse. C'est en prenant en compte cette inversion que l'on peut saisir la logique des nouvelles politiques migratoires. Trois dimensions clés de ces politiques migratoires de l'âge de la mondialisation peuvent être formalisées : 1) la forteresse avec sa fonction de fixation de la force de travail à la périphérie pour les besoins des délocalisations ; 2) l'immigration choisie et sa fonction de captation des forces de travail très qualifiés ; 3) les sans-papiers et leur fonction de force de travail surexploitée pour les secteurs économiques non délocalisables. » (p. 123)
6. « Le passage du "travailleur colonial" au "travailleur immigré" se réalise sur la base du maintien des mêmes représentations et regards sociaux, des mêmes grilles de lecture théoriques, des mêmes dispositifs d'encadrement, des mêmes acteurs institutionnels, des mêmes schèmes de politiques publiques, etc. Si les indépendances signifient la sortie d'une régime juridique spécial et l'entrée dans un statut régi par des accords bilatéraux, elles n'ont pas pour effet de changer brusquement l'ensemble du rapport aux institutions et, au-delà, à la société française qui a profondément été imbibée par le temps long colonial. Tout n'est donc pas "colonial" dans le présent et le devenir des immigrés contemporains et de leurs héritiers mais il y a indubitablement du colonial dans ceux-ci. Après un long temps de négation, cette continuité ne cesse d'être explorée et documentée par la recherche. » (p. 171)
7. « L'acceptation individualisante de l'intégration explique, selon nous, la redécouverte et le redéploiement d'une logique qui avait fortement caractérisé l'époque coloniale. Se déployait alors une caractérisation des personnes en fonction de leurs "réussites" ou de leurs "échecs", de leur volonté ou de leur absence de volonté. […] La promotion d'une "élite indigène" pouvait ainsi voisiner avec le développement d'un discours et de pratiques de surveillance et de répression.
Du fait de ce passage du collectif à l'individuel, l'approche dominante de l'intégration débouche sur des processus d'assignation, d'une part, et sur une taxinomie des immigrés et de leurs enfants, d'autre part. L'assignation relève du caractère binaire de cette acceptation de l'intégration. La perception dominante de l'intégration pose la possibilité d'une non-intégration alors même que celle-ci, entendue comme processus d'enracinement dans un espace de vie, est inévitable. La question n'est donc pas "intégration" ou "non intégration", mais intégration selon quelles modalités, à quelles places et avec quelles assignations sociales. […] L'hégémonie idéologique sur la question de l'intégration (dont les effets sont largement visibles dans le champ de la recherche théorique) se traduit par la substitution de l'alternative intégration/non intégration à l'alternative intégration dominée/intégration égalitaire. » (p. 190)
8. « Pour simplifier, disons que deux grandes logiques d'analyse s'affrontent sur la question […]. À un premier pôle se trouvent des analyses abordant les discriminations racistes comme des "ruptures d'égalité" scandaleuses mais marginales au sein d'un système "d'égalité des chances" fonctionnant globalement de manière satisfaisante. […] À un second pôle se trouvent des analyses abordant les discriminations racistes comme partie intégrante et structurelle – concomitamment avec le rapport de classe et de genre – du procès de production et de reproduction de notre société. Loin d'être des excès marginaux, elles constituent des productions logiques et massives des politiques étatiques en matière d'éducation, de formation, de gestion du marché du travail, de logement, de santé, d'immigration, etc. Cette approche systémique conduit à vouloir remettre en cause toutes les politiques sectorielles productrices et reproductrices de places sociales inégalitaires. » (p. 221)
9. « On comprend mieux dès lors la rapide acclimatation en France de la théorie d'Huntington. Elle arrive à point nommé au moment où le gouvernement français, confronté aux exigences d'égalité des héritiers français de l'immigration, opère le passage du racisme "anti-maghrébin" au racisme "antimusulman", afin de faire basculer le débat du champ de la contestation sociale et politique au champ "culturel" et des "valeurs". […] Elle offre en effet un cadre de cohérence global à ce que Marc Crépon a appelé un "soupçon civilisationnel généralisé", c'est-à-dire à la construction des immigrés et de leurs héritiers français comme "ennemis de l'intérieur" menaçant les "valeurs" françaises (selon le moment et le débat, la menace porte pêle-mêle sur la laïcité, le droit des femmes, la République, la liberté d'expression, etc.) dans le cadre d'une guerre civilisationnelle globale et mondiale. C'est désormais au nom des valeurs que se justifie le racisme. […] Lorsque Manuel Valls s'exprime en juin 2015 en parlant d'une "guerre de civilisation", il ne fait qu'exprimer l'enracinement depuis plus d'une décennie – c'est-à-dire depuis le début de ladite "affaire du foulard" en 2004 – de cette nouvelle figure du racisme qu'est l'islamophobie qui est une des principales traductions concrètes de ce "racisme civilisationniste" en France. » (pp. 283-284)
10. « La ségrégation raciale est une réalité objective sur laquelle le discours sur le "danger communautariste" greffe une construction sociale fantasmatique dans des expressions à vocation angoissante comme celle des fameux "territoires perdus de la République". Un tel processus soumet les habitants de ces espaces d'habitation à une véritable injonction paradoxale, c'est-à-dire à deux contraintes contradictoires et incompatibles. L'assignation à certains territoires et à certaines places sociales par les processus de discrimination systémiques constitue une injonction à vivre dans l'entre-soi. Dans le même temps les discours sur le danger communautariste signifient une autre injonction, exactement inverse, celle de faire la preuve qu'ils refusent l'entre-soi. […]
La séquence historique d'apparition du discours sur le communautarisme est à cet égard significative. Le refus de reconnaître les discriminations systémiques comme causalité essentielle de la concentration sur certains territoires des populations spécifiées par un marqueur d'origine, a rendu nécessaire la production d'une nouvelle offre explicative au moment où le caractère invivable de la situation multiplie les exigences d'égalité et les explosions sociales. Il n'est pas anodin de souligner que le discours sur le communautarisme émerge puis se déploie amplement dans la même séquence historique que celle de la multiplication des fameuses "émeutes urbaines", d'une part, et que celle des mouvements revendicatifs de l'antiracisme politique, d'autre part. » (pp. 375-376)
11. « Les moments historiques de crise de légitimité sont toujours des périodes d'accélération de l'histoire. La réponse à cette crise par les classes dominantes ne peut en effet emprunter que deux voies en interaction entre elles : la répression et l'idéologie. C'est ce que nous avons appelé dans plusieurs écrits antérieurs un processus de fascisation avec ses versants idéologiques (construction d'un bouc émissaire dérivatif des colères sociales), juridiques (entrée dans le droit commun de mesures jusque-là limitées aux situations d'exception) et de politique sécuritaire (doctrine de maintien de l'ordre).
Il convient à ce niveau de préciser le concept de "fascisation" pour éviter les compréhensions possiblement "complotistes" et "réductionnistes" de l'expression. La fascisation n'est pas le fascisme, qui est un régime de dictature ouverte se donnant pour objectif la destruction violente et totale des opposants. Le processus de fascisation n'est pas non plus une intentionnalité de la classe dominante ou un "complot" de celle-ci. Il est le résultat de l'accumulation de réponses autoritaires successives pour gérer les contestations sociales dans un contexte de crise de légitimité. La carence de légitimité contraint la classe dominante et ses représentants à une gestion à court terme de la conflictualité sociale, crise par crise, mouvement social par mouvement social, par les trois vecteurs soulignés ci-dessus : idéologique, juridique et répressif. S'installe alors progressivement et tendanciellement un modèle autoritaire reflétant la crise de l'hégémonie culturelle de la classe dominante. Terminons ces précisions en soulignant que la fascisation ne mène pas systématiquement au fascisme, qu'elle n'en constitue pas fatalement l'antichambre. Le processus de fascisation exprime les séquences historiques particulières où les dominés ne croient plus aux discours idéologiques dominants sans pour autant encore constituer un 'nous' susceptible d'imposer une alternative. L'issue de telles séquences est fonction du rapport de forces et de la capacité à produire ce 'nous'. » (pp. 459-460)
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