À distance très rapprochée de la lecture de _L'Amour sous algorithme_, je suis franchement déçu par cet ouvrage qui est supposé en constituer le prolongement, à une année d'intervalle. La démarche du genre du « journalisme narratif » est présentée comme identique, mais expliquée dans la Postface de cet opus. Je trouve cependant que la part d'enquête et de recherche est ici incomparablement inférieure à la part de récit autobiographique-autofictionnel, ce qui apporte un matériaux beaucoup moins substantifique et également très problématique pour la réflexion, en comparaison avec le livre précédent. Pourtant le questionnement de _Dating fatigue_, annoncé dans le chap. 1er par les mots d'une jeune auditrice présente à une conférence de la journaliste-autrice, est très intéressant et, à mon avis, tout à fait pertinent : « […] Comment faire pour draguer sans utiliser Tinder alors ? Comment faire pour sortir du jeu du consumérisme que vous décrivez dans votre ouvrage [précédent] ? Est-ce que ça veut dire qu'on ne peut plus draguer sans Tinder ? » (p. 23).
S'ensuit donc un récit d'environ une année durant laquelle l'autrice narre ses déboires, ses échecs sentimentaux, sexuels et relationnels, ses sentiments de solitude, d'inadaptation, d'abattement conséquents, précisément en-dehors de l'usage de toute application de dating. Je précise d'emblée que ce récit est – narrativement – adressé à la jeune auditrice, systématiquement appelée « la morveuse », qualification offensante, hautaine, condescendante et totalement injustifiée qui m'a profondément agacé tout au long du texte.
Je reconnais au récit le mérite de la sincérité, comme dans l'ouvrage précédent, surtout lorsque l'image de l'autrice en ressort flétrie, comme dans l'épisode de la violence gratuite de l'adolescente envers son petit chien, et d'autant plus lors de l'aveu que la protagoniste a elle-même abusé d'un sentiment jouissif de domination envers certains hommes épris d'elle. Une égale sincérité, ou bien faut-il la qualifier de lucidité, est en œuvre chaque fois qu'elle se rend compte que ce sont d'abord des raisons personnelles, des éléments biographiques individuels c'est-à-dire ses propres « Ombres noires » qui lui provoquent, durant cette période d'abstinence, un blocage envers les autres, des réactions parfois disproportionnées et souvent assez incompréhensibles pour son entourage et à peine moins pour le lecteur. Naturellement, ces circonstances n'infirment pas ses quelques observations – assez consensuelles en littérature féministe – sur les effets systémiques néfastes du patriarcat, ni spécifiquement ne justifient le comportement du personnage nommé Rodriguo qui clôt la narration – sinon le récit.
Ce qui amoindrit l'envergure de la réflexion, en revanche, c'est, me semble-t-il, une surdétermination chez l'autrice du facteur générationnel au détriment des spécificités des autres variables sociologiques la concernant. Il ne s'agit pas uniquement de rappeler en une demi-phrase ses privilèges de femme blanche, soutenue par une famille aimante, dotée d'un fort capital culturel et d'une profession épanouissante. La manière dont le sujet est affronté, et les sentiments de l'autrice sont d'abord à mettre en relation avec un environnement de sociabilité où il est banal de passer des nuits blanches fortement arrosées dans des établissements qui ne connaissent pas de fermeture nocturne, un week-end à Berlin pour participer à une fête d'anniversaire dans un manoir où une artiste peintre expose ses tableaux faisant penser à ses sexes féminins laquelle est susceptible de vous entraîner dans une situation érotique par un simple regard, tout en étant entourée d'ami.e.s qui débattent des mérites respectifs du polyamour, du lesbianisme politique ou de la demisexualité, où la rencontre avec une personne trans est entourée de la précaution de s'excuser par avance si l'on n'est pas complètement informée sur toutes les subtilités de la non-binarité, où l'on compte parmi ses ex l'un des fameux enfants terribles du microcosme journalistique parisien de « La Ligue du LOL », où l'on décide, par affirmation performative, de devenir une « hétéra » (sic!) de préférence une « Hétéra Bagheera »... Oui, dans cet environnement aussi, l'on peut ressentir de la solitude, l'on peut se demander si l'on ne vient pas d'un autre monde, merci de nous en informer, mais il est difficile d'avancer : « Je dis "nous", car ma démarche est celle de ma génération. » (p. 155). Je ne parle même pas de la question de la crédibilité du témoin ni de celle du narcissisme de la démarche – qui, encore une fois, elle renvoyée à une phénomène générationnel : ces questions se situent en aval.
Par contre, la question posée par la jeune « morveuse » était sérieuse, la réponse, malheureusement, n'y a pas été apportée.
Cit. :
1. « Le célibat et les relations d'aujourd'hui sont deux univers poreux qui se vivent dans le brouhaha et la cacophonie. La solitude des années (20)20 est une errance entre relations floues. La liberté nous a ouvert un champ des possibles relationnels, c'est à la fois une chance et un risque. Car la liberté sans intention, sans conscience, sans effort collectif, se transforme en loi de la jungle. La liberté est une valeur exigeante. La 'dating fatigue', c'est quand on se sent trop petit pour notre liberté amoureuse. C'est la nouvelle saveur du vide de la multitude. Le vide qui nous happe quand notre téléphone ne cesse de sonner, mais qu'aucun message ne nous semble directement adressé. Le téléphone de Bridget Jones aujourd'hui ne s'arrêterait jamais de vibrer. C'est aussi la bête qui plante ses canines glaciales quand, assis à une table de café, on déroule ce qu'on fait dans la vie avec des mots déjà tant répétés qu'ils semblent caoutchouteux à prononcer. Avant de réaliser que, vu de l'extérieur, personne ne saurait distinguer si cette interaction est un entretien d'embauche ou un rendez-vous amoureux. C'est le sentiment de mort qui durcit au sein de son cœur lorsqu'il nous semble avoir emprunté pour la millième fois le même ascenseur émotionnel, entre espoir, 'date', projection, 'ghosting' et déception. » (p. 11)
2. « Moi, ce que je crois, c'est que nous avons tant été harcelés par les messages d'une société sursexualisée, il nous a tant été martelé de trouver notre épanouissement personnel dans le consumérisme, que nous avons eu besoin d'inventer ce concept [la 'demisexualité'] en riposte. "La subversion sexuelle est une norme qui avance masquée", écrit Eva Illouz dans _La Fin de l'amour_. La demisexualité serait-elle une réponse à cette "norme" ? Les concepts et les mots sont des armes qui permettent de bâtir une nouvelle réalité. Une nouvelle orientation sexuelle comme une forme de résistance ? Une orientation sexuelle peut ne pas être qu'une affaire intime, mais aussi un choix politique. C'est la théorie, telle que je la comprends, des féministes qui prônent le lesbianisme politique, et de l'ensemble du mouvement 'queer'. » (pp. 88-89)
3. « Si je me sentais d'instinct à égalité et en sécurité avec les hommes comme ce soir-là avec cette femme, mais morveuse, ma vie serait un film porno ! Est-ce que c'est ça, le génie lesbien ? La liberté sexuelle due à l'égalité véritable entre deux personnes ? C'est peut-être pour ça que les femmes homosexuelles ont davantage d'orgasmes que les femmes hétéros – ça et l'égoïsme de certains hommes. […]
Je repense à tous les plombiers sexy, les amis d'amis qui sont venus prendre l'apéro chez moi, les kinés doués de leurs mains, les inconnus du métro, les producteurs et les journalistes beaux gosses, tous ceux qui ont fait naître dans mon esprit un certain type de pensée, et je me sens, d'un coup, lésée. Dans un monde féministe, je les aurais tous pécho ! Bah oui morveuse ! Bon, en réalité, peut-être pas. Mais j'aurais pu ! Un monde sans peur du viol serait un tel lupanar ! Regarde, même moi, Miss Abstinence 2019, libérée du poids du patriarcat, je vais peut-être coucher avec une fille dont je ne connais même pas le prénom – alors que je suis censée être demisexuelle. » (p. 97)
4. « Le taux de succès moyen d'un homme hétéro sur Tinder est de deux pour cent.
[…]
Oui, deux pour cent. Je sais très bien de quel phénomène parle Rodrigo, j'ai enquêté dessus dans un article pour _Le Monde_ : "Sur Tinder, hommes et femmes évoluent dans des mondes parallèles". Selon les recherches que j'ai menées avec mon ami data-journaliste Nicolas Kayser-Bril, le taux de succès moyen d'une femme hétéro est de cinquante pour cent et un homme hétéro, donc, de deux pour cent. Cette différence est liée à plusieurs facteurs : des usages différents selon les genres (les hommes auraient davantage tendance à liker que les femmes) et le fonctionnement des applications. Les personnes que j'ai rencontrées ayant travaillé dans les grands groupes de dating expliquent que les profils d'hommes qui ne payent pas sont tout simplement cachés aux femmes la majorité du temps. Le but est d'inciter les hommes à souscrire aux options payantes du service. Les hommes swipent, likent, pensent se prendre des râteaux, mais ils swipent et réalité dans le vent, ils sont seuls sur l'application. Il y a quelque chose de terrifiant dans cette image. J'imagine un mec assis à une table lors d'un dîner qui pense que personne ne l'écoute, mais en réalité personne ne le voit ni ne l'entend. » (pp. 104-105)
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