Cet essai philosophique sur l'inactivité, telle qu'elle est conceptualisée dans la pensée occidentale, allemande notamment, peut être considérée d'abord comme une critique de l’intentionnalité. Trois filons d'analyse y sont esquissés consécutivement, qui m'auraient intéressé au plus haut point s'ils avaient été développés. Mais hélas il semblerait que l'auteur d'origine coréenne, docteur en philosophie et en théologie catholique en Allemagne, n'ait voulu se décider à en choisir aucun et qu'il ait plutôt procédé par omission.
Le premier filon, pour moi le plus passionnant, eût été, à travers la délimitation du champ et des « Aspects de l'inactivité » spécialement chez Walter Benjamin, qui constitue l'objet du premier chap. (et de pas moins de 5 des cit. que j'ai sélectionnées), d'analyser les analogies entre « l'inactivité » et le concept confucéen de « Wu-wei ». En effet, ce vaste et complexe pilier de la pensée chinoise me tient particulièrement à cœur, et, jusqu'à présent, je n'en avais pas trouvé de formulation comparable dans la philosophie occidentale (par contre dans les neurosciences, si...). Or, l'illustration qu'en fournit l'auteur révèle de très fortes analogies, mais ce n'est que dans une « Note en marge à propos de Zhungzi », qui fait en tout et pour tout 4 p., qu'il l'ébauche, et de façon presque fourvoyante. Il est question en effet de la parabole du « boucher talentueux », qui est attribuée erronément à Zhungzi, alors qu'elle est bien précédente, relevant du corpus confucéen lui-même ; côté occidental, le rapprochement est fait avec la « sérénité » chez Heidegger, qui l'utilise avec une connotation vaguement éthique : très loin de recouvrir tous les éléments analogiques retrouvés précédemment chez Walter Benjamin. À croire que l'auteur, en brouillant ainsi les pistes des deux côtés, opère un refoulement inconscient de ses origines, s'ampute d'une mission de passeur qui eût pu bien lui seoir...
Le chap. suivant, « De l'agir à l'être », est presque uniquement consacré à Heidegger. C'est un philosophe que je connais et comprends mal, mais l'occasion m'a paru manquée ici d'affronter d'emblée le filon de l'analyse de l'inactivité d'un point de vue de la philosophie politique, en particulier de la critique du productivisme – libéral et marxiste à la fois. Des considérations éparses – et étayées sur plusieurs penseurs très intéressants – suivront dans les parties suivantes, mais il me semble qu'il eût été particulièrement important de les rassembler et creuser rapidement.
Les deux chap. suivants, « Le manque d'être absolu » (avec forces références judaïques, chrétiennes et grecques) et surtout « Le pathos de l'agir » contiennent un troisième filon qui aurait pu être développé de façon plus approfondie : le titre de cet ouvrage, en effet, constitue une référence explicitement polémique contre un essai de Hannah Arendt intitulé _Vita activa oder Vom tätigen Leben_ (1958). Ainsi, l'auteur s'attelle à déconstruire la pensée de Arendt. Est critiquée en particulier sa vision de la la polis grecque, dont la théoricienne n'aurait retenu que les espaces de la 'oikos' et de l' 'agora' au détriment du 'temenos', la sphère de la contemplation religieuse. Ce sont ensuite les conceptions arendtiennes de l'histoire, de la liberté et de la révolution qui sont contestées, en faisant appel à Kierkegaard, à Nietzsche (abondamment) et encore à Heidegger. Si la partie de philosophie politique avait été affrontée auparavant, ici un débat exhaustif contre Hannah Arendt, chez qui la réflexion politique est tout à fait centrale, aurait été plus facile à suivre. En vérité, le doute plane que, dans le fond, il y ait ici aussi un élément occulté concernant la position dans laquelle l'auteur se situe par rapport au progressisme, au conservatisme, à la dialectique de l'histoire. En restant dans le contexte philosophique allemand, je me permets d'avancer qu'il aurait été absolument indispensable, dans ce débat sur Arendt, et plus généralement dans l'opposition « vita activa vs. vita contemplativa », de convoquer d'une manière ou d'une autre les penseurs de l’École de Francfort qui ont certainement abondamment travaillé cette problématique...
Enfin, le dernier chap. : « La société qui vient – pour le 250e anniversaire de Novalis », constitue presque une antiphrase du titre annoncé, car il se penche presque exclusivement sur les questions du religieux (d'après un certain Friedrich Schleiermacher), et du romantisme allemand : Hölderlin, Novalis... Sans conclusion. Je m'y refuse aussi.
Cit. :
1. « Le vrai bonheur naît de ce qui n'a ni but ni utilité, de ce qui est volontairement embarrassé, improductif, de ce qui décrit des détours, diverge, les belles formes et les beaux gestes qui n'ont aucune utilité et ne servent à rien. Se promener tranquillement est un luxe par rapport au fait d'aller quelque part, de courir d'un endroit donné ou de marcher au pas. Le cérémonial de l'inactivité a cette signification : nous faisons certes quelque chose, mais en vue de rien. Cet 'en vue de rien', cette liberté à l'égard du but et de l'utilité sont le cœur de l'inactivité : ils sont la formule fondamentale du bonheur.
L'inactivité distingue le flâneur de Walter Benjamin : "L'irrésolution particulière au flâneur. De même que l'attente semble être l'état véritable du contemplatif immobile, le doute semble être celui du flâneur. On lit dans une élégie de Schiller : 'L'aile dubitative du papillon'." L'attente aussi bien que le doute sont des figures de l'inactivité – sans le moment de doute, la marche humaine équivaut à une marche au pas. Comme l'aile du papillon, c'est une hésitation qui lui donne sa grâce : la détermination ou la hâte la lui ôtent entièrement. Le flâneur fait usage de la capacité qui n'agit pas, il ne poursuit pas de but. Dépourvu d'intention, il se livre à l'espace qui lui "lance un clin d’œil", à "une place lointaine dans le brouillard", au "dos d'une femme qui marche devant lui". » (pp. 14-15)
2. « L'exercice trouve son but ultime dans l'accession à un état où la volonté abdique. Le maître s'exerce à éloigner la volonté. Un non-faire constitue la preuve qu'il est un maître. L'activité se parachève dans l'inactivité. La 'main heureuse' est dépourvue de volonté et de conscience. Walter Benjamin écrit à propos de l'exercice : "Fatiguer le maître par l'application et l'effort jusqu'à la limite de l'épuisement pour que le corps et chacun de ses membres puissent à la fin agir à leur guise – c'est ce qu'on appelle s'exercer. Le succès, c'est que la volonté, au-dedans du corps, abdique une fois pour toutes en faveur des organes – de la main par exemple. Ainsi arrive-t-il qu'après une longue recherche l'objet égaré vous sorte de l'esprit et qu'un jour, en cherchant quelque chose d'autre, ce soit lui, le premier, qui vous tombe sous la main. La main a pris la chose en charge et en un tournemain s'est mise d'accord avec elle." Il n'est pas rare que la volonté nous rende aveugles à ce qui survient. C'est précisément l'absence d'intention et de volonté qui nous rend clairvoyants dans la mesure où elle éclaire ce qui survient, l'être antéposé aussi bien à la volonté qu'à la conscience. » (p. 25)
3. « Roland Barthes restitue la "paresse dont il rêve" dans un haïku :
"Assis paisiblement sans rien faire
Le printemps vient
Et l'herbe croît d'elle-même."
Barthes constate que le haïku contient une remarquable anacoluthe, une rupture grammaticale. Celui qui est assis paisiblement sans rien faire n'est pas le véritable sujet de la phrase. Il abandonne sa place grammaticale et disparaît pour laisser au printemps le rôle du sujet : "Le printemps vient." Barthes en conclut que "dans la situation de paresse, le sujet est presque dépossédé de sa consistance de sujet." Ce qui constitue le sujet, ce sont des activités et des actes. […]
Nous pouvons prolonger la réflexion de Barthes en disant que la passion de l'inactivité a pour conséquence une 'anacoluthe psychique'. Le sujet s'abandonne lui-même, il se livre à ce qui survient et chaque acte, chaque activité est abandonnée au profit d'un épisode sans sujet [...] » (pp. 27-28)
4. « L'inactivité ne s'oppose pas à l'activité : l'une se nourrit au contraire de l'autre. Walter Benjamin élève l'inactivité au rang de sage-femme du neuf : "Nous éprouvons de l'ennui lorsque nous ne savons pas ce que nous attendons. Si nous le savons ou croyons le savoir, ce n'est presque toujours rien d'autre que l'expression de notre médiocrité ou de la confusion de notre esprit. L'ennui est le seuil qui mène aux grandes entreprises." L'ennui est "la face externe des événements inconscients". Sans lui, rien ne se passe.
[…]
La dialectique de l'inactivité transforme celle-ci en seuil, elle en fait une zone d'indétermination qui nous rend capables de produire quelque chose qui n'a pas encore été là. Sans ce seuil, l'identique se reproduit. Nietzsche écrit ainsi, lui aussi : "Les gens inventifs ont une tout autre vie que les actifs : il leur faut du temps pour que se mette en place l'activité sans but et non régulée, des tentatives, de nouvelles voies, ils tâtonnent plus qu'ils ne parcourent les sentiers battus comme le font les actifs de l'utilité." Les actifs de la créativité se distinguent des actifs de l'utilité par le fait qu'ils agissent, mais en vue de rien. » (pp. 29-30)
5. « Si la contrainte de la production s'empare du langage, celui-ci commute en mode de travail. Il s'atrophie ainsi pour devenir un vecteur de l'information, c'est-à-dire un pur moyen de communication. L'information est la forme d'activité de la langue. La poésie, en revanche, met hors circuit la langue comme information et celle-ci commute en mode contemplation. Elle devient inactive : "Parce que la poésie est […] le point où la langue, qui a désactivé ses fonctions communicatives et informationnelles, repose en elle-même, contemple sa puissance de dire et s'ouvre, de cette manière, à un nouvel usage possible. Ainsi, la _Vita nova_ ou les _Canti_ sont la contemplation de la langue italienne." [Giorgio Agamben, _Le Règne et la Gloire_, 2016]. Nous, les actifs, nous ne lisons pratiquement plus de poèmes. La perte de la faculté de contemplation produit des effets sur notre rapport à la langue. Hébétés par l'ivresse de l'information et de la communication, nous nous éloignons de la poésie comme contemplation de la langue, nous nous mettons même à la haïr. » (p. 32)
6. « Le manque d'être est aussi dû au processus économique qui isole de plus en plus les gens les uns des autres. Isolation et solitude mènent au manque d'être, car 'être, c'est être avec'. Dans la société de performance néolibérale, aucun 'nous' ne se forme. Le régime néolibéral augmente la productivité en isolant les gens et en les soumettant à une compétition brutale. Il transforme la vie en un combat pour la survie, en un enfer dans lequel la concurrence n'a aucune limite. Le succès, la performance et la compétition sont des formes de survie.
La numérisation, elle aussi, déconstruit l'être comme l'être-avec. Être connecté n'est pas synonyme d'être relié. La connectivité sans limite affaiblit justement la liaison. Une relation intense suppose 'l'autre', et de surcroît un autre qui se dérobe à la disponibilité. Mais, à la faveur de la connexion numérique, nous faisons de l'autre, du Toi, un 'ça' disponible, ce qui débouche sur une solitude primordiale. Un objet consommable qui satisfait nos besoins n'admet pas de liaison intense.
[…]
Le manque d'être déclenche un excès de production. L'hyperactivité et l'hypercommunication actuelles peuvent être interprétées comme une réaction au manque d'être qui règne aujourd'hui. À ce manque, on oppose la croissance matérielle. Nous produisons ainsi pour lutter contre le sentiment de manque. […] le capitalisme se nourrit de l'illusion qu'un surplus de capital engendre un surplus de capacité à vivre. Mais cette vie est une vie nue, une survie.
Un sentiment de manque pousse à commettre des actes. Qui agit avec détermination n'observe pas. » (pp. 74-75)
7. « Arendt elle-même localise le pathos du nouveau dans la modernité : "En d'autres termes, le singulier pathos de la nouveauté, caractéristique des temps modernes, mit près de deux siècles à quitter l'isolement relatif de la pensée scientifique et philosophique pour gagner le domaine de la politique. […] Ce n'est qu'au cours des révolutions du XIXe siècle que les hommes s'avisèrent qu'un nouveau commencement pouvait constituer un phénomène politique, qu'il pouvait résulter des actes des hommes et même de ce qu'ils pouvaient consciemment décider de faire." [p. 99]
[…]
Pour Arendt, l'histoire suit un cours dépourvu de tout sens. Seuls des recommencements permanents lui évitent de se pétrifier et de sombrer dans une rigidité mortelle, dans un dangereux automatisme.
Il est douteux que la poursuite de l'existence de l'humanité sur Terre dépende effectivement du fait que la liberté soit constamment reconfirmée et que l'on mette sans arrêt au monde de nouveaux commencements. Le pathos du neuf et du nouveau commencement développe des traits destructeurs s'il n'est pas inhibé par cet 'autre esprit' que Nietzsche appelle "le génie de la méditation". Nietzsche, penseur de la réévaluation de toutes les valeurs, est justement celui qui refuse l'emphase aveugle du nouveau. Il a certes de la reconnaissance pour les prédicateurs du nouveau, mais il ne perd jamais de vue la nécessité de la vie contemplative. C'est ainsi qu'il oppose aux prédicateurs du nouveau les grands esprits contemplatifs qu'il appelle les "cultivateurs de l'esprit". (pp. 99, 101)
8. « En élevant le politique au rang de dimension exclusive et en le découplant de la société, Arendt s'empêche précisément d'accéder à ces processus politiques et d'économie du pouvoir qui établissent une société comme régime.
L'agir politique n'est pas le premier à mettre de la nouveauté au monde et à donner le jour à un nouvel ordre des choses, car 'le médium est révolution'. Chaque nouveau médium a pour conséquence un nouveau régime, dans la mesure où il établit de nouvelles structures de pouvoir. Avec l'industrialisation débute le régime disciplinaire [Foucault]. La domination elle-même prend une forme machinique. Le pouvoir disciplinaire intègre les hommes au rouage de la machine panoptique. La numérisation produit un régime d'information, dont la psychopolitique surveille et pilote l'agir au moyen des algorithmes et de l'intelligence artificielle.
L'idée que se fait Arendt de la société de masse ne rend pas compte des évolutions sociales actuelles. La masse perd aujourd'hui de son importance. Ce n'est pas un hasard si l'on parle de la 'société des singularités'. On invoque la créativité et l'authenticité. Chacun se considère comme unique, chacun a sa propre histoire à raconter, chacun se donne en performance. La 'vita activa' s'exprime désormais sous la forme d'une 'vita performativa'. » (pp. 105-106)
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