À un premier niveau de lecture, _Les Âmes mortes_ est un roman sur l'escroquerie. Pavel Ivanovitch Tchitchikof est en train de monter une monumentale escroquerie en faisant le tour des propriétaires fonciers de province pour leur faire signer des contrats de vente en bonne et due forme ayant pour objet leurs âmes mortes, des serfs décédés depuis le dernier recensement, lesquels il fera valoir comme s'ils étaient vivants. Nous apprendrons tardivement et incomplètement (partie I, ch. 11) les tenants et les aboutissants de la future arnaque. Mais nous comprenons que durant toute sa carrière de modeste fonctionnaire, il n'a fait que frauder, se faire virer, fuir le fisc et les créanciers, puis se laisser corrompre et frauder encore. Mais, aussi menteur, manipulateur et immoral qu'il soit présenté au lecteur, le sentiment que l'auteur souhaite qu'il lui inspire, c'est le sentiment comique. D'ailleurs, ce n'est pas uniquement le héros que Gogol moque : son ironie tantôt gentillette, tantôt plus piquante, s'étend aux nombreux personnages secondaires avec qui Tchitchikof fait commerce.
On peut donc affirmer qu'à un second niveau de lecture, le roman est construit comme une galerie de stéréotypes de propriétaires fonciers dont les comportements et les valeurs sont tournés en dérision, en comparaison, cependant aussi ambiguë et subtile que le permet une grande œuvre littéraire, avec la classe sociale émergente des États bourgeois européens de cette première moitié du XIXe siècle. En cela, Tchitchikof n'est ni meilleur ni pire que ses compères, et par conséquent n'est traité ni avec davantage ni avec moins d'indulgence.
La problématique éthique si prégnante dans les grands romans russes de l'époque semble dans un premier temps abordée ici avec beaucoup de légèreté, sous le voile d'une supériorité sarcastique que l'auteur fait planer également sur le lecteur, auquel parfois il s'adresse directement. Ainsi s'achève, à deux tiers, la première partie du roman. Mais il en existe une seconde, inachevée, brûlée par Gogol quelques jours avant sa mort, alors qu'il était la proie d'une grande crise existentielle et morale. Dans cette seconde partie également la narration est construite de la même manière : le héros continue à rencontrer des drôles de barines. Toutefois son caractère se complexifie : va-t-il enfin devenir honnête ? Sa nature de canaille est-elle congénitale ou issue d'une mauvaise éducation, de circonstances malheureuses, et ses malversations ne sont-elles pas en somme analogues à celles de tant d'autres, mais juste accompagnées de plus de malchance ? Est-il le pantin de Satan ? Et d'autre part, existe-t-il un modèle d'honnêteté et d'intelligence dans cette Russie rurale, au milieu d'une corruption et d'une dégénérescence des mœurs, après l'héroïsme ultime mobilisé contre l'invasion napoléonienne, corruption et dégénérescence qu'on dirait aujourd'hui systémiques ?
À mesure que les problématiques gagnent en intérêt, on dirait que l'humeur de l'auteur noircit, jusqu'à un apogée représenté par l'excipit, qui constitue une sorte de mea culpa généralisé et en même temps un appel suprême à un « devoir sacré qui incombe à tout homme sur la Terre »...
Il reste dans l'ensemble une œuvre qui possède à la fois l'ambition d'un souffle épique, où des digressions interminables occupent une place qui suscite pour le moins la stupeur (sinon l'irritation) du lecteur contemporain qui en a perdu l'habitude, et à la fois la réalité d'une narration amputée et plutôt hétérogène entre les deux parties, où il est peut-être laissé à chacun de décider « où l'auteur voulait en venir ».
Cit. :
1. « Le lecteur a déjà remarqué que Tchitchikof tout en restant aimable parlait à la vieille avec la plus complète liberté, sans la moindre réserve, réserve qu'il observait vis-à-vis de Manilof. Rappelons-nous qu'en Russie si nous sommes en retard sous bien des rapports sur les étrangers, nous les avons de beaucoup dépassés dans l'art de nous conduire avec nos semblables. Les Français et les Allemands vivront des siècles sans comprendre nos nuances et nos particularités ; qu'ils parlent à un millionnaire ou à un marchand de tabac, bien qu'ils flattent le premier et rampent devant lui, ils ont même langage et même attitude. Nous autres Russes n'agissons pas de même, nous savons nuancer nos expressions selon que nous nous adressons à des propriétaires fonciers possédant seulement deux cents âmes ou trois cents ou davantage encore, cinq cents, huit cents, jusqu'au million. Voyons un peu ce qui se passe dans nos bureaux russes et prenons le premier chef venu, examinons-le quand il donne des ordres à des inférieurs. Pleins d'épouvante ceux-ci ne disent mot : fierté, noblesse, que n'exprime pas son visage ? Il est à peindre, c'est un véritable Prométhée, il a la démarche majestueuse et mesurée d'un roi. Mais suivons ce roi dès qu'il sort de son bureau pour se diriger chez son supérieur hiérarchique ; il vole comme un petit oiseau, sa serviette sous le bras. En soirée, dans la société notre dieu restera toujours dieu mais si quelqu'un d'un rang supérieur au sien fait son entrée, une telle métamorphose s'opérera en notre Prométhée qu'Ovide lui-même ne l'eût jamais inventée ; une mouche, plus petit qu'une mouche, un grain de sable. » (p. 40)
2. « Ainsi la charmante apparition blonde qui s'était introduite si inopinément dans notre poème fut aussi vite évanouie que venue. Certes, si à la place de Tchitchikof il y avait eu dans la britchka un jeune homme de vingt ans, un hussard, un étudiant, un néophyte de la vie – quels sentiments ne se seraient éveillés, agités, n'auraient parlé en lui, mon Dieu ! Longtemps il serait resté immobile sur place, les yeux fixés dans le vague lointain, oubliant son voyage, les reproches possibles, les réprimandes pour son retard, son service, le monde, et toute la réalité.
Mais notre héros était d'un âge mûr et d'un caractère froid et réfléchi. Certes, il se mit à rêver, à méditer, mais avec pondération, ses pensées restaient graves, positives.
"Délicieuse petite femme, se dit-il en ouvrant sa tabatière et en prenant une prise. Mais qu'a-t-elle au fond qui me charme ? Elle est jeune, elle vient de sortir certainement d'un institut ou d'un pensionnat de jeunes filles ; la femme n'est pas encore formée en elle, ou plutôt ce qu'il y a de plus désagréable dans la femme. Elle est comme un enfant ; tout en elle est simple, elle dira ce qui lui passera par la tête et rira sans arrière-pensée quand elle en aura envie. On peut faire d'elle un être merveilleux ; elle peut aussi devenir assommante, et je crains pour elle que les circonstances ne la conduisent dans cette voie. Que sa mère et sa tente s'occupent dès maintenant de son éducation, en moins d'un an elles feront de la malheureuse une créature si insignifiante que son père lui-même ne la reconnaîtra pas. Elle deviendra menteuse, vaniteuse, ses gestes trahiront l'affectation, toute spontanéité aura disparu et, après avoir pris l'habitude de l'hypocrisie, elle ne s'en corrigera plus jamais." » (pp. 79-80)
3. « Pavel Ivanovitch n'entendit pas ou parut ne pas entendre, et en cela il ne fut pas adroit car il faut toujours avoir grand égard de l'opinion des dames ; il se repentit de son attitude trop tard, lorsque le mal devint irréparable.
Une colère justifiée à tous points de vue se peignit sur les visages. Tchitchikof jouissait du prestige de ses millions, de son air noble et guerrier, mais il est des choses que les femmes ne pardonnent jamais et l'homme est irrévocablement perdu. La femme est plus faible que l'homme et moins forte de caractère, mais, par moments, elle devient ferme, puissante et domine toutes les circonstances. L'indifférence manifestée par Tchitchikof, presque involontaire, rétablit entre toutes ces dames cette entente que la prise d'assaut des chaises avait mise en danger. Déjà elles trouvaient un mauvais sens à quelques propos fort inoffensifs qu'il avait prononcés. Et pour comble de malheur un jeune homme composa un poème satirique sur les danseurs et les danseuses – ce qui a toujours lieu dans les bals de province. On les attribua aussitôt à Pavel Ivanovitch. L'indignation féminine grandissait et toutes se mirent à le juger de plus en plus sévèrement – quant à la fille du gouverneur, elle fut traitée encore plus durement que Tchitchikof. » (p. 155)
4. « Mais peu m'importe que le lecteur soit mécontent de mon héros, je suis certain que ce même Tchitchikof pourrait plaire à mes lecteurs et cette certitude m'est pénible. Si je n'avais autant approfondi son âme, fait vibrer en elle ce qui, habituellement, échappe à la lumière, si je n'avais pas mis à nu les pensées les plus secrètes que jamais l'homme ne révèle à son semblable, si je l'avais dépeint tel qu'il s'est montré à Manilof et à la petite ville de N... tous se seraient écriés en chœur : Combien Pavel Ivanovitch est un homme intéressant ! Leur âme n'aurait pas été inquiétée et, après une lecture paisible, ils auraient continué tranquillement leur jeu de cartes, jeu vraiment national qui console la Russie entière de ses maux.
Mes chers lecteurs, vous n'auriez pas voulu voir à nu toute la misère humaine ! "Pourquoi ? Dans quel but ?" dites-vous. Ne savons-nous pas que la sottise et l'indignité existent ! Nous vivons si peu de choses consolantes que nous préférons trouver le beau, le séduisant dans une œuvre littéraire. Nous voulons nous oublier.
"Pourquoi, frère, me raconter que mes affaires vont mal ? dit le propriétaire foncier à son intendant. Tu n'as donc rien d'autre à me conter ? Fais-moi plutôt oublier mes tristesses et que je sois heureux !" Et l'argent qui aurait dû servir à sauver la maison se gaspille en vue de la seule consolation du maître. Ainsi l'esprit de l'homme dort au lieu de chercher à découvrir les grands moyens réparateurs. Puis vient le jour où toute la propriété est vendue aux enchères, tandis que le barine promène dans le monde son besoin d'oubli et tombe de bassesses en bassesses. » (pp. 222-223)
5. « Longtemps Tchitchikof ne put s'endormir... Pensées et rêveries le tenaient éveillé... Il réfléchissait aux moyens de devenir propriétaire non pas d'un domaine fantastique, mais réel, qui rapportât... Tout devenait clair après son entretien avec Konstanjoglo. La possibilité de s'enrichir était si évidente. L'administration d'un domaine très difficile, en apparence, pouvait être si facile... correspondait tellement à sa nature !... Recevoir de l'argent pour ces âmes mortes et... acheter une propriété !... Il se voyait déjà à la tête d'un domaine, l'administrait selon les conseils de Konstanjoglo... intelligemment, prudemment, sans rien innover... profitant de l'expérience du passé... voyant tout de ses propres yeux... connaissant bien chacun de ses moujiks... rejetant tout luxe... s'adonnant complètement au travail... Tchitchikof jouissait déjà du plaisir qu'il éprouverait lorsque l'ordre serait organisé chez lui, que tous les rouages de toutes les machines seraient mis en mouvement !... L'image du parfait propriétaire foncier se dressait devant lui. Konstanjoglo était le premier homme en Russie pour qui il éprouvait un sentiment de réel respect. Jusqu'alors il avait respecté les hommes pour leur tchine, leur fortune... jamais il n'avait estimé qui que ce fût pour son intelligence !... Konstanjoglo était le premier... » (pp. 297-298)
6. « Tchitchikof avait oublié Khlobonef pour une autre raison : l'achat qu'il venait de faire le préoccupait sérieusement. Il n'était plus le propriétaire imaginaire d'une propriété imaginée, il devenait réel propriétaire d'un domaine réel... Ses pensées, ses projets se précisèrent. "Patience, travail, se dit-il. Ce n'est pas difficile... j'y suis habitué, j'avais ces qualités quand j'étais encore au berceau... Mais aurais-je la patience... maintenant... à mon âge ?" Plus il réfléchissait à cet achat, plus il en était heureux. Il pouvait engager le domaine entier au Crédit, après avoir vendu les meilleures terres... Il pouvait gérer lui-même son bien, à l'exemple de Konstanjoglo, profitant de ses conseils, comme voisin et bienfaiteur... Enfin il pouvait vendre tout le domaine à un particulier, gardant juste les âmes mortes et les âmes fugitives... ce dernier projet était le plus avantageux... il pourrait alors quitter très vite ces régions sans rendre à Konstanjoglo ce qu'il lui devait... Étrange pensée !... On ne peut dire que Tchitchikof l'ait réellement conçue, mais elle vint à lui spontanément, le taquina, se moqua de lui, mauvaise, odieuse... Qui donc est le créateur de ces pensées soudaines et imprévues ? » (p. 309)
7. Excipit [Plaidoyer du prince gouverneur général à ses fonctionnaires] : « À quoi sert de nous demander ici qui de nous est le plus coupable ? Peut-être ai-je commis plus de fautes que vous ?... peut-être vous ai-je tous accueillis trop sévèrement au début de votre service ?... peut-être une trop grande suspicion de ma part a-t-elle repoussé ceux qui, sincèrement, désiraient m'être utiles... Cependant... s'ils avaient voulu réellement servir la justice et travailler au bonheur de la patrie, ils n'auraient pas tenu compte de mon orgueil... Ils auraient étouffé leur amour-propre... et, certainement, leur esprit d'abnégation m'eût frappé enfin... et un jour ou l'autre j'eusse accepté avec joie leurs conseils intelligents et utiles. […] Mais ne cherchons pas le plus coupable parmi nous. Il s'agit de sauver notre patrie !... Elle ne meurt pas sous le coup d'une invasion de vingt peuples ennemis... Ce sont nos crimes qui la tuent... Et aucun homme d’État, fût-il le plus habile, le plus sage des législateurs, ne pourrait remédier au mal même s'il faisait surveiller les fonctionnaires les plus misérables. Ceux-ci sont devenus une force occulte redoutable, un véritable gouvernement dans le gouvernement de l'Empire, un puissant État dans l'État... Et tout l'effort restera vain tant que chacun de nous n'aura pas compris, comme aux grandes époques des invasions de notre patrie, que c'est à lui, à lui seul de lutter contre l'iniquité... je m'adresse à vous comme un Russe à des Russes... Je m'adresse à ceux qui savent ce que signifie la noblesse de cœur et de la pensée... je vous invite à vous souvenir du devoir sacré qui incombe à tout homme sur la Terre... »
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