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[Le Déni du viol | Denis Salas]
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Posté: Hier, à 8:23
MessageSujet du message: [Le Déni du viol | Denis Salas]
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La relative impunité des crimes d'agression sexuelle, de viol, d'inceste est notoire. Depuis quelques années (seulement), notre sensibilité collective ainsi que des actions militantes concrètes provoquent à cet égard une indignation qui réclame des modifications de la législation ainsi que des procédures de prise en charge des plaintes. Cependant, la justice continue d'être considérée avec méfiance, d'où la problématique de cet essai :
« […] Comment comprendre le discrédit, voire le rejet violent, qui frappe la justice ? Est-ce son indifférence ? La permanence sourde d'une culture du viol ? Ses faibles moyens ou ses dysfonctionnements ne sont-ils pas une excuse trop facile ? Ne faut-il pas porter le combat ailleurs tant son inefficacité est démontrée dès lors qu'environ 20% des victimes portent plainte et que sur 100 viols, un seul aboutit à une condamnation ? Tant aussi le chiffre noir des non-dénonciations est inacceptable ? Ou faut-il, plutôt, persuader ses instances d'adapter leurs capacités de réponse à ce défi ? » (p. 27)
Pour l'aborder, au lieu de dénoncer abstraitement et parfois un peu idéologiquement une « culture du viol » de tel ou tel pays, ou simplement le patriarcat, l'auteur s'attelle à une double tâche : l'analyse narrative du discours que notre société a produit concernant le viol, dans ses textes littéraires, artistiques et cinématographiques, puis, plus récemment, dans la littérature de dénonciation par le témoignage et autres ouvrages théoriques féministes, d'une part, et d'autre part par l'analyse du fonctionnement du procès pénal pour les crimes en question, y compris de leur fréquente correctionnalisation, un fonctionnement dans lequel le récit occupe un rôle très particulier. En effet, « notre culture juridique procède d'une norme générale et non des cas concrets. Chez nous, le maître du récit du droit est le législateur, non le juge et sa jurisprudence. La généralité triomphante de la loi regarde de loin la particularité négligeable de l'humanité litigieuse. » (p. 31). Et cependant, « Quand le procès s'annonce, elle [la plaignante] découvre qu'elle va pouvoir inscrire son histoire dans un cadre narratif qui la soutient. L'institution, par sa temporalité et sa finalité, lui ouvre un chemin. Le procès va, en effet, vers un dénouement inéluctable à partir de "l'ordonnance de mise en accusation" que son avocat lui a transmis. Ce texte est bien plus qu'un document juridique qui fait le bilan des preuves retenues contre un accusé. […] C'est une bouffée de réalité qu'elle respire en lisant le mode opératoire, le nombre de victimes, l'arrestation d'un homme qui vivait au grand jour. Le chaos que cet acte a produit dans sa vie, ce puzzle de sensations confuses, voilà qu'il devient un récit. […] Voilà qu'elle découvre que la justice est là pour donner un sens à ce qui n'en a pas. » (p. 196).
En somme, la thèse de cet essai est que le déni du viol, c'est l'organisation par une société donnée de « La parole interdite » (Partie I) ; dès lors, rendre à la victime cette parole est « Une cause à défendre » (Partie II), à la fois, et parfois de façon contradictoire, par le droit pénal et par le féminisme, notamment eu égard au dilemme du consentement ; et qu'enfin, concrètement, cette parole est souvent rendue par des « Récits de justice » (Partie III), dès lors que la justice devient réparatrice car elle offre la reconnaissance qui consiste, une fois que « le temps cassé par la prescription est rétabli », à faire entendre le récit de la victime contre récit de l'agresseur, incarnant la « coprésence sur un pied d'égalité » qu'Emmanuel Levinas considère comme l'essence de la justice (pp. 200-201).
Ce livre mêle donc la philosophie et la sociologie de la justice à une anthropologie culturelle et littéraire au sujet du viol. Avec une hauteur qui manque parfois aux ouvrages militants, il contribue à la prise de conscience sur la métamorphose de la jurisprudence à laquelle on a pu récemment assister à l'occasion du procès de Mazan. Un grand regret éditorial dans la production du livre : que les références bibliographiques d'un intérêt inestimable contenues dans les notes de bas de page n'aient pas été rassemblées et reproduites (au moins en partie) dans une bibliographie de fin d'ouvrage.



Cit. :


1. « Son acte dans sa brièveté condense la pratique immémoriale du viol que nous appelons violence, contrainte, menace ou surprise. Cet ensauvagement ne laisse aucune autre issue à la victime sauf à se convaincre de sa culpabilité et de vivre dans la honte.
Dans ce champ clos de la violence intime, chaque époque avance ses propres justifications : dans le viol entre adolescents, c'est "l'épreuve de virilité", dans l'inceste, "l'éducation sexuelle", dans le viol de guerre, la "purification ethnique"... On trouve toujours à la racine de l'acte un 'système d'autorisation' de l'exercice de la violence. Le déni du viol, sous différents aspects, est le berceau d'une antique domination masculine confortée par des normes de conduite indiscutables parce que légales.
C'est ainsi que le 'viol conjugal' n'a été reconnu dans notre pays que récemment. Armé de la légalité (le "devoir conjugal" du Code civil), le mari pouvait disposer comme il l'entendait du corps de sa femme. […] C'est très progressivement que les mœurs ont fini par céder. Reste que ce type de viol demeure inimaginable dans beaucoup de sociétés tant il est ancré dans un puissant schéma culturel ou religieux. » (pp. 43-45)

2. « Toute société punit selon ses lois mais aussi selon ses passions. Tout au long de l'histoire, un acte comme le viol, à condition d'être public, ébranle les mœurs qui forment le socle de toute communauté humaine. Celle-ci projette ses peurs et exécute "en effigie" ceux et celles qui portent le malheur. "Ce n'est pas parce qu'il y a des responsables qu'il y a une responsabilité. La responsabilité préexiste, 'flottante', et elle se fixe ensuite sur tel ou tel sujet." Cette responsabilité, au sens anthropologique, se moque du sujet responsable et de la véritable victime. Tous deux forment un couple emporté dans la même fureur. C'est une tempête d'émotion et de croyances partagées que les sociétés vivent faute de s'expliquer à elles-mêmes leur colère. Au rebours d'une justice équitable et positive, la cause du malheur est imputée à des "victimes émissaires". À travers elles, la vindicte collective exige une peine qui marque un point d'arrêt à la menace. Ce vent d'irrationalité peut marquer d'infamie la victime du viol. » (pp. 52-53)

3. « […] Un des plus significatifs retournements récents est celui de la pédophilie hier triomphante, aujourd'hui honnie sous le terme de pédocriminalité. On a du mal à imaginer aujourd'hui le climat qui a culminé dans les années 1970. Parmi les écrivains français, nul plus que Gide n'a plaidé la cause des amours pédérastiques couronnée par la rédaction de _Corydon_ (1924) où il accomplit son projet d'intégration de la pédérastie dans l'orbite des relations homosexuelles. Prosélytisme qui laisse dans l'indétermination les "victimes littéraires" de l'écrivain dès lors qu'il reste à la lisière de la légalité (13 ans à l'époque pour attentat à la pudeur). Tout se passe comme si pour lui comme ses épigones, la posture du chantre des garçons pré-pubères et la célébration de leur androgynie mettaient l'amour au-dessus de la loi. À sa suite, tous attribueront à la pédophilie des vertus éducatives, une antériorité prestigieuse (la Grèce antique), une opposition salutaire au rôle pathogène de la famille.
[…] En plein débat sur la révision du Code pénal, le législateur était invité par ces militants à supprimer tout seuil d'âge entre adultes et mineurs dès lors qu'ils sont consentants. Il fallait décriminaliser l'amour et mettre en exergue de nos codes les commandements suivants : 1) aimer les enfants et les gratifier d'une éducation sexuelle digne de ce nom ; 2) rendre à l'enfant sa liberté pulsionnelle qu'une éducation rigide brime ; 3) combattre l'aliénation familiale et prôner le consentement du mineur.
[…] Les couvertures des _Charlie Hebdo_ chantaient avec un mauvais goût assumé le sexe sans limite. Les colonnes de _Libération_ lui étaient ouvertes ainsi que les écrans de télévision. Philosophes, historiens, psychanalystes... donnaient une coloration scientifique à la pédophilie. La révolution sexuelle ignorait l'abus sexuel.
Si les mentalités vont basculer, c'est parce que les femmes vont prendre la parole : Eva Thomas et certains procès retentissants – le procès d'Aix en 1978 […] parviennent à ébranler la bonne conscience des pédophiles. » (pp. 63-66)

4. « Un tel système repose sur une 'position d'autorité' pervertie par une finalité d'appropriation. […] Ce 'pouvoir' se normalise en devenant 'prérogative', en sorte que nul ne s'avise de le contester. Pour jouir de leur possession, les prédateurs affectionnent les lieux clos : la forêt, les caves, les chambres closes, les cellules... Car ce sont des voix qu'on ne veut pas entendre et qu'on traite de folles ou de possédées comme les sorcières le furent pendant près de deux siècles par les tribunaux. L'agression habite le corps de la victime et lui barre l'accès à la parole, à l'image de la langue coupée de Philomèle.
Voilà pourquoi dans les milieux où ils se commettent, le tabou est moins celui du viol ou de l'inceste que le fait d'en parler. Cet interdit de la parole est d'autant plus puissant qu'il s'enracine dans une 'collusion de dénis' : celui de l'agresseur, celui de son entourage, celui de la loi quand elle est pervertie. À ce mur de dénégation s'ajoute le silence contraint de la victime portant le poids de sa culpabilité (ma responsabilité dans l'acte subi) et de la honte (celle qui m'habite et me marque aux yeux de mon entourage). Il faudra du temps pour ébranler ce lien de silence ancré dans une culture, scellé dans la légalité et profondément incorporé à la vie du groupe social. » (pp. 91-92)

5. « À travers le concept de "débat d'intérêt général" ["sur la dénonciation de comportements à connotation sexuelle non consentis de certains hommes vis-à-vis des femmes et de nature à porter atteinte à leur dignité", concept repris de la Cour européenne des droits de l'homme et adopté dans un arrêt de la Cour de cassation en mars 2022] la cour reconnaît que la dénonciation de bonne foi de ces plaignantes contribue à un tel débat malgré l'atteinte à la vie privée qu'il comporte. Nous ne sommes plus ici sur le terrain exclusivement pénal. C'est la vertu démocratique d'une parole qui est prise en compte non sa portée accusatrice. […] La parole du "contre-public subalterne" (Nancy Fraser) n'est plus réduite à une expression confidentielle dans des canaux d'expression minoritaires. La reconnaissance de sa 'bonne foi' par la haute juridiction lui restitue sa dignité démocratique. » (pp. 120-121)

6. « [Faut-il] décréter que toute relation sexuelle entre adultes sans consentement explicite est un viol ? […] C'est ainsi que la Californie (en 2014) avant d'autres États, la Suède après #MeToo (en 2018) et l'Espagne [en 2023] ont adopté la notion de "consentement affirmatif", le viol étant défini comme tout acte sexuel réalisé sans accord explicite. On a même imaginé des applications "Yes to sex" où des serveurs sécurisés enregistrent l'approbation orale des deux partenaires en prévention de toute poursuite judiciaire. Le droit est ici pensé comme l'unique grille d'intelligibilité des pactes de l'intimité.
Qu'apporterait cette attestation de consentement si ce n'est une fausse sécurité ? Pas seulement parce qu'elle sera contestée à l'audience, pièces du dossier et arguments à l'appui. Plus profondément, la binarité rassurante oui/non ne tient pas compte de la gamme chromatique du consentement. […] À côté du oui contractuel, il y a le oui de politesse, le oui d'abandon lasse, le oui à peine verbalisé, le oui à condition que... bref, autant de variantes subtiles qui jalonnent le "chemin trouble du consentement", écrit Jean-Philippe Pierron [2022]. Un consentement donné initialement peut s'affaiblir et s'évanouir au cours d'une relation sexuelle, et inversement. » (pp. 145-147)

7. « Au départ, un dossier pénal donne une représentation négative du délinquant en raison de l'ensemble des jugements préalables qui y sont contenus (les "antécédents judiciaires"). Celui qui se présente à eux est sans doute juridiquement présumé innocent, mais 'institutionnellement' coupable, souvent détenu, fixé dans sa déviance de mille manières (casier judiciaire, détention, dossier...), ce qui laisse peu de place à "l'homme contextuel" que l'avocat va défendre (l'enfance, le milieu social, les déterminismes...).
La démarche du juge repose sur une jurisprudence pragmatique. Il évalue le degré de gravité de la délinquance chez cet individu, autrement dit si sa personnalité est structurellement déviante. Avoue-t-il ? Si c'est le cas, l'aveu jugé sincère diminue la gravité de son acte. Regrette-t-il les faits ? S'il se tourne vers la victime, si son geste est estimé authentique, ce sera mis à son crédit. Son statut social lui donne-t-il les moyens de maîtriser les sources de sa délinquance ? S'il en fournit les preuves, une peine alternative ou avec un sursis qu'il saura craindre est envisageable. En cas de réponse négative à ces trois questions, l'échelle de gravité est au maximum, la peine ne peut qu'être à la hausse. L'audience fonctionne ainsi comme un test de confirmation de la déviance. On punira sans état d'âme dès lors qu'on se convainc qu'aucune "leçon" ne peut être retenue. La peine déclare la gravité de l'acte commis, confirme ou réajuste le diagnostic posé a priori dans le dossier. » (pp. 205-206)

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