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[La rumeur de l'amour | Roger Judrin]
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Posté: Ven 08 Nov 2024 13:44
MessageSujet du message: [La rumeur de l'amour | Roger Judrin]
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Relecture.

En 1977 paraissait le singulier ouvrage de Roland Barthes intitulé _Fragments d'un discours amoureux_ qui eut un grand succès, a été amplement commenté depuis et continue d'être beaucoup lu. Née de l'affirmation péremptoire que le discours amoureux pâtissait d'une extrême « solitude » - qui en vérité pouvait signifier « sclérose » -, l'anthologie risonnée barthienne des « topoï » littéraires autour de l'amour, s'étendant de l'Antiquité jusqu'à l'époque contemporaine, comportait des fragments analysés et classés sous un titre inattendu qui, peut-être ironiquement, était rangé en ordre strictement alphabétique. Je continue de croire que l'ouvrage de Barthes a eu, volontairement ou involontairement, un effet d'inhibition puissant sur la production du discours amoureux qui dure peut-être jusqu'à aujourd'hui...
C'est pourquoi, exactement 10 ans après cette parution, lorsque Roger Judrin (1909-2000), auteur aujourd'hui presque oublié d'une dizaine d'essais et de nouvelles publiés chez Gallimard, personnage qui ne reculait guère devant la polémique et la raillerie contre certains intellectuels de son époque – pour preuve, sa manière de se référer à Mai 68 : « cette surprenante joute sur la braise que fut […] la révolte légère et profonde du printemps des écoliers » – achève de rédiger son propre recueil de maximes sous le titre de _La Rumeur de l'amour_ y plaçant en exergue une citation d'un prélat du XVIIIe siècle, François-Joachim de Pierre de Bernis : « Il n'est rien de si commun que de parler d'amour / Il n'est rien de si rare que d'en bien parler », je suis convaincu qu'il avait en tête de répondre à Barthes comme s'il voulait relever le défi, ou au moins voulait-il se défaire de l'inhibition provoquée par lui. Maximes de son cru contre fragments profondément disséqués issus de l'histoire de la littérature occidentale.
Or la maxime est un genre littéraire devant lequel je me retrouve aussi désemparé que la poésie. Incapable d'en juger les mérites, d'en déceler les techniques, de procéder à une quelconque comparaison avec des exemples illustres, ne sachant où regarder afin d'y chercher mon plaisir pour n'avoir simplement pas été éduqué à en lire, je dois me contenter d'une approche d'ignare qui peut éventuellement s'arrêter face à la fulguration d'un instant.
En revanche, je peux rapporter d'abord comment Judrin explique son choix de la maxime. Dans un premier temps, dans sa longue introduction qui porte le titre : « Mes voies », il ne fait pas état d'une particulière adéquation entre la maxime et l'amour, objet de son ouvrage, mais sans nul doute d'une forte volonté de distinction propre (snobisme ? polémique ?...) :
« Au vrai, j'obéissais au tour de mon esprit dont la sonde est prompte ; l'image y naît avec l'idée et le sens avec le son. J'aime le bronze des proverbes et j'en déteste l'artillerie. Ce sont les coups blancs d'excellents canons. Ce sont des machines à penser qui ne pensent plus. Hippocrate avait donné le nom d'aphorismes, c'est-à-dire de définitions, à des préceptes de médecine que leur brièveté rendait mémorables et leur exactitude exemplaire. » Et encore, en excipit de cette introduction :
« Vu que la turelure et le refrain sont la musique des multitudes, il faut dorénavant que la parole s'abrège pour nous toucher. Voilà qu'une manière d'épilepsie redevient une maladie sacrée. […] Les remarques me sont plus chères que le discours, et le phrase que la page, et la ligne que son développement. Ce travers du siècle m'est un délice, que je vous prie de me pardonner. [...] »
Par contre, dans la toute dernière maxime du recueil, qui porte le numéro 535, il semble que l'auteur opère une mise en abîme et qu'il revienne in fine sur la relation entre la maxime et l'amour :
« C'est un plaisir d'amant que celui des maximes. Rien de lié, rien de conjugal dans cette musique à bâtons rompus. L'esprit, délivré des phrases faites et du poids de la trame, s'ouvre aux bonnes fortunes des saillies et du trait, du pressoir et du bouillonnement. Mais les perles défilées ne font pas un collier. La rareté vient du nœud secrètement gordien qui rattache les pensées à l'homme qui les pense. Alors, la diversité des réflexions appartient à l'auteur qui les a marquées à son coin. Ce sont les papillons d'un jardin fermé. »

Je termine la lecture de ces 535 maximes manuscrites (en capitales d'imprimerie) avec l'impression que la réponse à Barthes a été livrée élégamment. J'apprécie mes fulgurations d'un instant, que je ne vais compter qu'après les avoir reproduites ci-dessous, alors que les autres maximes m'ont laissé presque indifférent. J'ai cru percevoir de l'ensemble une vision de l'amour et surtout de la conjugalité vieillie et peut-être déjà obsolète lors de la rédaction. Les références au christianisme sont surabondantes et les caractérisations de genre, sans pourtant tomber dans les stéréotypes sexistes, me paraissent surannées. J'ai pensé qu'un tel conservatisme pouvait représenter aussi une forme de polémique contre Barthes – ad personam à cause de son homosexualité affichée – ou contre le déconstructivisme. Si la brièveté ne rend pas toujours les fragments mémorables, je lui reconnais cependant la vertu de favoriser la réflexion.



31. « L'amour nous rend si différents de nous-mêmes que sa présence nous absente sans nous priver de la nôtre. »

48. « L'amour s'étonne moins de la moitié dont l'autre est fait que de la sienne. »

70. « Nous commençons par aimer l'idée d'une personne que sa réalité nous cache. »

83. « La raison ne se paye pas des erreurs que l'amour excuse. »

124. « La préférence outrage plus que l'indifférence. »

180. « Tout occupé d'aimer, qui vise à l'être ? Sa récompense est de donner. »

230. « Il est donné à peu d'hommes de recevoir leur nom de la seule voix qui les appelle. »

233. « L'amour d'aimer ressemble à l'amour comme l'éternuement au dernier soupir. »

244. « Un choix n'est pas un mouchoir que l'un jette à l'autre mais quatre mains sur un clavier. »

262. « Les amants apprennent à lire dans un regard jumeau l'aurore et les étoiles, la rivière et l'oiseau qu'avait à chacun d'eux voilés la solitude. »

282. « Tant que l'obscurité d'un malheur n'a pas déchiré ses voiles, nous fuyons l'épée de la lumière dans les limbes de la lâcheté, comme ces chevêches qu'agite en tremblant la soie des crépuscules. »

299. « Nous avons étrangement besoin d'être l'un à l'autre inutiles. »

343. « Le lait de clarté d'une aube en suspens et la subtilité naïve de l'à-peu-près donnent aux lecteurs complaisants l'illusion d'une prose délicate où le refus de peindre est le suprême effort du pinceau. »

369. « L'envie de parler dispute l'amour au besoin qu'il a de se taire. »

391. « Aucun Héraclite ne s'écoule aussi vite que le flot qui l'afflige. »

423. « Souvent l'amour a donné sans lui la vie qu'il eût reçue malgré lui. »

466. « Si la peur aussi n'était amoureuse, Néron n'eût pas régné pendant quatorze ans, ni Staline durant vingt-neuf. »

525. « Ce qui distingue des autres les destinées heureuses, c'est qu'elles ont moins de peine à taire leurs amertumes. »

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