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[Noir d'os | bell hooks]
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apo



Sexe: Sexe: Masculin
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Posté: Mar 29 Oct 2024 14:20
MessageSujet du message: [Noir d'os | bell hooks]
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Dans le milieu rural du Sud des États-Unis des années 1950-60, la ségrégation, la misère, le sexisme et l'homophobie, les violences racistes et intra-familiales donnent l'impression que le temps s'est figé depuis un siècle. C'est dans ce milieu que se déroule l'enfance de la future penseuse féministe et théoricienne du black feminism, bell hooks. Elle le décrit à travers soixante et un courts chapitres autobiographiques (parfois rédigés à la première personne, parfois à la troisième) de longueur presque identique (3 p.) qui ont pour caractéristique remarquable d'imiter parfaitement les images enregistrées par une enfant, avec son vocabulaire et sa manière d'appréhender le monde. À mesure que la petite fille grandit, que se préoccupations, ses observations, sa capacité de conceptualisation évoluent, la langue se développe parallèlement. Les personnages autour d'elle se métamorphosent et deviennent de plus en plus hostiles à son égard, pendant que l'éducation d'une jeune fille se fait plus sévère et que cette jeune personne singulière se distingue des autres membres de sa fratrie, que ses troubles existentiels, sa passion pour la lecture et même son aspect physique provoquent la déconsidération et le rejet de ses proches qui la traitent de folle. Avant même qu'elle ne laisse apercevoir les traces de sa future révolte, alors qu'elle ne fait que s'enfermer pour l'instant dans les larmes et la passivité, elle est victime de l'atroce violence environnante que les autres acceptent comme une norme immuable ne méritant pas d'être questionnée. Ses grands-parents, personnages inspirants et tendres de l'enfance, disparaissent, la mère déçoit, l'admiration pour le père se transforme en haine, seule apparaît enfin la catharsis de la littérature.
Le texte est puissant pas sa simplicité. Les ellipses des textes courts, tels des nouvelles brèves, produisent un effet très suggestif malgré les répétitions et le style presque enfantin du début du livre.



Cit. :


1. « Ici, à l'école de campagne, nous devons toujours nous affairer pour récolter de l'argent : vendre des bonbons, des tickets de tombola, des places pour les spectacles que nous organisons. Des places qui sont vendues à nos parents, à nos voisins, à nos amis, à ceux qui n'ont pas d'argent et se sentent obligés de repartir avec de petits papiers colorés qu'ils n'ont pas les moyens de s'offrir, des billets qui aideront à faire fonctionner l'école. Les gens fortunés peuvent acheter beaucoup de places, ils peuvent montrer qu'ils sont "importants". Leur peau est souvent de la couleur des cochons dans le livre de contes. D'une certaine manière, c'est parce qu'ils ont la peau plus claire qu'ils ont plus d'argent, parce que leur chair devient toujours plus rose, parce qu'ils se teignent les cheveux en blond, en roux, pour souligner la lumière, la pâleur de leur peau. Nous autres, enfants, les considérons comme des Blancs. Cette chose qu'on appelle "la race" est particulièrement confuse dans nos esprits. » (p. 21)

2. « Elle apprend à avoir peur des Blancs sans comprendre ce qu'il y a derrière sa peur. Quand les adultes parlent d'eux, c'est toujours avec une pointe d'amertume, parfois de haine, mais sans jamais d'explication. Lorsqu'elle apprend l'histoire de l'esclavage à l'école ou qu'elle entend les rires en classe de géographie devant les images d'Africains nus – avec le mot "sauvages" en légende –, elle ne fait pas le lien avec elle-même, avec sa famille. Elle et les autres enfants veulent comprendre ce qu'est la race, mais personne ne fournit d'explication. Ils intègrent sans comprendre que le monde est plus une maison pour les Blancs que pour tous les autres, que dans ce monde, ce sont les Noirs qui ressemblent le plus aux Blancs qui auront la meilleure vie. Ils ont une grand-mère d'apparence blanche qui vit dans une rue où tous les autres habitants sont blancs. Elle leur dit des choses comme Un nègre noir est un bon à rien de nègre, ou que son père ressemblait à un homme blanc mais que c'était un nègre. » (p. 53)

3. « Dans la maison de Saru, il y a une pièce spéciale pour le stockage de la nourriture : le garde-manger. C'était l'endroit le plus important avant l'invention du réfrigérateur. Elle refuse d'accepter ce changement et continue de tout y stocker. Il y a des jours spéciaux pour la mise en conserve, pour les haricots verts, les pêches, pour les cornichons, les confitures. Nous venons rarement la voir pendant ces journées de travail car maman refuse de nous emmener. Elle ne supporte pas la chaleur de la cuisine, les mouches, les odeurs. Elle ne supporte pas les méthodes à l'ancienne.
Pour nous, les enfants, le garde-manger revêt une importance particulière parce qu'il fait une excellente cachette. Un petit corps serré entre les filets de pommes de terre Osh et les sacs de jute remplis de noix et de fruits secs n'est pas facile à déceler dans l'obscurité. Parfois, même pour la petite personne qui se cache là, les formes immobiles de la viande fumée suspendue, des jambons entiers, projettent sur le mur de gigantesques ombres qui ont de quoi terroriser. » (p. 90)

4. « Les bagarres entre enfants ne dérangent les adultes que si quelqu'un est gravement blessé ou qu'il faut aller chez le médecin et payer de l'argent. Elles les ennuient quand les vêtements sont déchirés. Les vêtements coûtent de l'argent. Le nombre de bagarres augmente quand les écoles fréquentées par tous les enfants noirs sont fermées et que nous devons parcourir de longues distances à pied pour nous rendre dans les écoles des quartiers blancs. Dans le parc, sur le chemin de retour du collège, une bagarre éclate chaque jour. Parfois entre Blancs et Noirs, mais surtout entre Noirs et Noirs. Une sœur plus jeune passe son temps à se battre. Les adultes lui demandent d'arrêter. Ils ne comprennent pas combien il est difficile de s'arrêter quand les autres enfants poussent, menacent, maltraitent. Ils s'en moquent. Ils sont préoccupés par les vêtements, par les blessures qui peuvent coûter de l'argent. Ils ne cherchent pas à comprendre pourquoi il y a des bagarres. » (p. 94)

5. « Pour chacune d'entre nous, le défrisage des cheveux constitue un rituel important. Il ne faut pas y voir un signe de notre désir d'être blanches. Ce n'est pas non plus un signe de notre quête de beauté. Nous sommes des filles. C'est un signe de notre désir d'être femmes. C'est un geste qui indique que nous approchons de la féminité – un rite de passage. Avant d'atteindre l'âge approprié, nous portons des tresses et des nattes, symboles de notre innocence, de notre jeunesse, de notre enfance. Nous trouvons du réconfort dans les mains qui séparent, qui peignent et tressent, du réconfort dans l'intimité et la félicité. Il existe une complicité plus profonde dans la cuisine le samedi lorsque les cheveux sont lissés, le poisson frit, les sodas distribués, lorsque la musique soul baigne la conversation. Nous sommes des femmes ensemble. C'est notre rituel et notre moment. C'est un moment sans hommes. Un moment pendant lequel nous nous efforçons de répondre aux besoins des unes et des autres, de nous embellir mutuellement de toutes les manières possibles. Un moment de rires et de douces conversations. Parfois, c'est une source de larmes et de désolation. Maman est en colère, fatiguée de tout ça, de tirer les cheveux trop fort, d'utiliser trop de graisse, de brûler une oreille plus la suivante. » (pp. 134-135)

6. « Le jazz, apprend-elle de son père, est la musique de l'homme noir, du travailleur, du pauvre, de l'homme de la rue. Différent du blues en ce qu'il ne se contente pas de se lamenter, de gémir, d'exprimer le chagrin – il exprime tout. Il a mis un disque qui passe à la radio. Elle écoute. C'est la musique de John Coltrane. Son père dit que c'est un musicien qui comprend tout ce à quoi aspire l'homme noir, qu'il s'empare de ce désir et le fait jaillir de son saxophone. Tel un alchimiste, il transforme le plomb en or. L'écouter, lui dit-il, c'est se sentir compris. Elle écoute, désireuse de ne pas laisser ce jazz la surplomber, de lui ouvrir l'accès aux parties mélancoliques de son âme. Pour elle, ce sont les Noirs qui font la musique la plus passionnée. Elle sait qu'avoir le rythme dans la peau n'existe pas. Elle sait que c'est l'intensité des sentiments, la conscience permanente de la mort comme un possible et une réalité qui fait de la musique ce qu'elle est. Elle sait que c'est cette traduction de la souffrance et du chagrin en notes qui témoigne d'un passé noir. » (p. 181)

7. « Cris, hurlements, coups : ils regardent le sang rouge couler de visage en pleurs. Ils n'arrivent pas à croire que cette femme qui supplie, qui sanglote, qui ne se défend pas, est la même personne que celle qu'ils connaissent. La personne qu'ils connaissent est forte, prend les choses en main, c'est une femme de ressources, une femme d'action. Ils ne l'ont jamais vue immobile, paralysée, attendant le prochain coup, implorante. Ils ne connaissent pas cette version apeurée de leur mère. Même si elle ne riposte pas, ils voudraient qu'elle prenne ses jambes à son cou, qu'elle coure sans se retourner. Elle veut la voir attraper la lampe de table, le cendrier, celui qui se trouve à quelques centimètres de sa main, qu'elle le frappe. Elle ne veut pas la voir comme ça, sans défense. Il s'avise de leur présence, juste le temps de leur ordonner de quitter la pièce, d'aller à l'étage. Elle refuse de faire un pas. Elle ne peut pas bouger. Elle ne peut pas laisser sa maman toute seule. Quand il lui dit Qu'est-ce que tu regardes, tu en veux une aussi ? elle prend suffisamment peur pour se mettre en mouvement. Elle n'acceptera pas d'ordres venant de lui. Elle demande à la femme si elle a raison de la laisser seule. La femme – sa mère – acquiesce d'un signe de tête. Elle est toujours immobile. C'est le geste qu'il lance dans sa direction qui la fait déguerpir. Elle ne peut pas croire que parmi tous les autres, ses sœurs, son frère, personne ne prenne position, qu'ils se contentent d'aller se coucher. » (p. 207)

8. « Elle a du mal à manger. Longtemps après que tout le monde a quitté la table, elle est encore devant son assiette à fixer la nourriture froide. Ils l'ont avertie que si elle ne finissait pas tout jusqu'à la dernière miette et vite, elle serait fouettée. La nourriture froide forme une boule pâteuse qui reste collée dans sa gorge à cause des larmes. Elle court jusqu'à la salle de bains en s'étouffant. On la bat. Chaque soir, ils attendent qu'elle ait fini son assiette. Ils l'observent comme un animal de cirque. Ils disent qu'elle mange comme un oiseau, en picorant, petit bout par petit bout. Ils lui crient d'arrêter de manger de cette manière, d'arrêter de jouer avec la nourriture. Elle ne sait pas ce qui fait qu'elle ne peut pas manger. Elle ne veut pas rester seule dans la cuisine froide à regarder les larmes former une mare dans son assiette. Quand ils ont le dos tourné, elle repère des endroits où cacher la nourriture. Elle jette les haricots blancs un à un derrière le réfrigérateur, derrière la cuisinière. Parfois, ils la dénoncent. On lui fait nettoyer la nourriture avant de lui en resservir davantage. Elle doit s'asseoir et tout engloutir, même s'il faut y passer la nuit. » (pp. 234-235)

9. « La solitude m'amène aux confins du monde connu. Mon âme est sombre comme le monde intérieur de la grotte – noir d'os. Je me suis enlisée dans cette noirceur. Tels des sables mouvants, elle m'aspire et me retient là, dans l'étendue de toute ma souffrance. Je ne dis jamais à voix haute que je pourrais mourir dans cette étendue de solitude, de marginalité. Je ne laisse jamais échapper que j'ai envie de me donner la mort, de m'enfuir. Je ne confie jamais à personne à quel point je voudrais trouver ma place. Le prêtre que j'ai rencontré m'a vue au bord d'une falaise, sur le point de sauter, et m'a fait reculer. Ce n'était pas une vraie falaise, seulement celle que je porte en moi. Avant de se rendre dans ce lieu réel d'où l'on saute pour embrasser la mort, cette mort s'envisage. Et c'est ainsi que lui me trouve, dans cet endroit sombre à l'intérieur de moi, dans l'obscurité noir d'os où je rêve à ma fuite. » (p. 253)

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