Dans le « rien de personnel » éponyme, l'on perçoit d'emblée la connotation du ressentiment, et lisant le sous-titre : "Vies françaises de la famille Güven", l'on comprend qu'il est question du ressentiment identitaire issu de la migration, qui plus est de l'exil politique : un ressentiment contre le pays d'origine, persécuteur des parents, et contre le pays de destination, stigmatisant les enfants, les gravant de ce que l'auteur nomme « l'impôt de la différence ». Par conséquent, le « rien de personnel » constitue doublement une antiphrase. Bien sûr que si, tout est personnel dans une histoire de vie(s), dans un récit familial et autobiographique. Et bien sûr que si, il y a bien du ressentiment, provoqué par une blessure propre et héritée, transmise et rouverte et jamais cicatrisée, quelles que soient les récompenses narcissiques que la trajectoire personnelle peut ensuite offrir à l'écrivain s'inscrivant dans la littérature migrante, à celui/celle dont l'expression littéraire n'aurait pas surgi ni n'aurait de sens s'il n'y avait pas eu, en héritage, un trauma migratoire.
On le sait, la littérature migrante française a tardé à exister, par rapport à l'histoire migratoire de France. On a également observé que depuis François Cavanna et _Les Ritals_ (1978), en passant par _Le Gone du Chaâba_ (Azouz Begag, 1986) et _Kiffe kiffe demain_ (Faïza Guène, 2004) auquel fait pendant le récent _Kiffe kiffe hier ?_ (Faïza Guène, août 2024), la partie autobiographique ou auto-fictionnelle de la littérature migrante française est attentive à son milieu social, à une certaine théorisation de l'identité et de la socialisation dans le sein de la spécificité du modèle français de réception de l'étranger. Un modèle qui n'est souvent pas plus heureux, pas plus gratifiant pour ceux qui s'expriment (néanmoins pas non plus absolument pire) que les autres modèles antagonistes qui ont si mauvaise presse en France. En réalité, comme le confirme aujourd'hui clairement Mahir Guven, à la fois comme auteur de ce récit de littérature migrante, et dans l'exercice de sa dernière fonction professionnelle de directeur d'un label éditorial (La Grenade, chez JC Lattès) ayant vocation à promouvoir cette littérature, il s'agit d'abord de l'appropriation d'une voix, pour peu que l'on croie dans l'existence d'un intérêt d'autrui pour soi et son identité, destinée à dénoncer mais surtout à améliorer la qualité du vivre ensemble. Une voix pour exister, une voix pour essayer de guérir soi-même, le mal-reçu, et de guérir les autres, les mal-recevant.
Ainsi, le récit identitaire de l'auteur de littérature migrante est toujours, plus qu'un récit d'étapes biographiques, une réflexion sur les conditions et les modalités de la construction du « nous » par rapport aux « autres ». Dès le troisième chap. de ce récit, l'auteur présente sa courte expérience d'expatriation en Allemagne dans ce but réflexif : « Le poids de l'exil vécu par ma mère, je l'ai ressenti lors de mon séjour en Allemagne » (p. 37), bien que les conditions de cet épisode migratoire fussent incomparablement plus aisées et favorables que celles de ses parents.
Les étapes biographiques se succèdent donc presque chronologiquement depuis l'enfance, avec la remarquable élusion des circonstances de l'assassinat du père. Les personnages qui composent la vie familiale de l'auteur, les proches de France – notamment la mère et la grand-mère – mais aussi, en moindre mesure, les parents de Turquie, y trouvent une place importante. Peut-être par modestie, la création de _Grand frère_, lauréat du Goncourt du premier roman (2017), occupe peu d'espace dans le cadre d'un parcours professionnel caractérisé par de fulgurants succès et par l'immense chance de rencontres déterminantes, notamment celle avec Eric Fottorino, l'ex-patron du journal _Le Monde_, qui le propulsera dans le monde de la presse puis de l'édition.
Les réflexions sur le vivre ensemble, en revanche, sont essentielles dans toute leur richesse, leur valeur et leurs nuances, elles témoignent d'un humanisme lucide et quelque peu intemporel, mais surtout elles valent pour leur actualité, qui n'est plus celle, par exemple, de _Les Identités meurtrières_ d'Amin Maalouf (1998), œuvre à laquelle elles se rattachent fortement dont elles constituent une filiation évidente, mais dont désormais une génération les sépare.
Enfin, de façon tangentielle mais importante, ce sont les spécificités des origines turques et kurdes de l'auteur qui méritent d'être signalées dans cet ouvrage. Par la connaissance transmise de la langue turque et de quelques éléments culturels, mais surtout ensuite par une expérience de séjour et de travail durant ses études universitaires, l'auteur fait preuve d'un regard aigu, original et critique des similitudes et des diversités entre les deux composantes – française et turco-kurde – de son univers culturel et politique. Ainsi peut-il répondre avec à propos et à l'encontre de la rhétorique attendue, lorsque Michel Rocard l'interpelle sur l'intégration de la Turquie dans l'Union européenne (p. 200)... Les esprit curieux de cette géographie et de sa sociologie y trouveront donc aussi leur compte.
Cit. :
1. « Ma mère me l'a encore dit l'été dernier, elle est fière que je sois français. Pour elle cela signifie de penser comme un Français. Là où elle se trompe c'est que je ne pense pas comme un Français. Je pense que personne ne pense comme un Français, ça n'existe pas. On est bien sûr habité par la culture française, mais pas seulement, on est aussi imprégné de la culture de sa famille, de son quartier, de sa ville, de sa région, des passions qui nous habitent, des amis qui nous influencent, et également de la culture américaine omniprésente. Me concernant, il y a tout ça, et surtout un esprit flottant entre les mondes, en observation, en surplomb et an aplomb, un esprit en quête de vérité. Mais de tout cela, ma mère n'en a cure. Pour elle, je pense comme un Français, point. Et voici comment elle résume cet état d'esprit, en turc : "Un équilibre entre le besoin de modernité, et l'amour simple et paysan de la vie." En d'autres termes, c'est l'hédonisme, l'apéro, les vacances, les triangles amoureux, la randonnée, la maison individuelle et son jardin. » (pp. 59-60)
2. « "Jospin est un nul !", Chang l'affirme le poing serré. Lui vote pour Chirac ; pour être précis, il se fait le porte-voix de ses parents. Je suis estomaqué. Jacques Chirac c'est Pasqua, les lois anti-immigration, "le bruit et l'odeur", il est contre "nous", les immigrés, comment peuvent-ils le soutenir ?
C'est qu'avec Chang nous ne partageons pas la même définition du "nous". Le mien évoque l'entière communauté que forment les immigrés, c'est un "nous" de circonstance qui s'établit en contrepoint de ce que l'on entrevoit comme la normalité, le Français non immigré. Mon "nous" représente un tout sans autre uniformité que d'être mis à l'écart "d'eux", c'est ce fameux "nous" du stigmate. Le "nous" de Chang évoque les Français issus de l'immigration vietnamienne, il est la voix d'une minorité particulière et de son histoire. C'est le "nous" de la communauté. Un monde nous sépare. » (p. 101)
3. « Le caractère sacré que nous accordions aux livres dans cette maison nous rapprochait de la culture française, où une sacralité équivalente leur était vouée. La nôtre était, je crois, une conséquence des convictions communistes de mes parents. Lire c'était savoir, savoir c'était pouvoir, la connaissance était une religion, ne pas savoir, une honte.
Chez les enfants de l'immigration dont les parents ont été communistes, qu'ils soient intellos ou ouvriers, j'ai souvent remarqué cette particularité dans le rapport au savoir. À l'époque où le PCF et la CGT tenaient les usines, ils formaient leurs militants. Cet encadrement dépassait la simple formation politique, il offrait une éducation civique, philosophique, culturelle. Il existait des bibliothèques syndicales, des conférences, des cours. Au nom de la révolution, pour faire la révolution, il fallait se muscler la tête, penser, réfléchir, inventer. […] Nos parents nous ont transmis cette culture du savoir, cette quête du changement, de la justice sociale, une forme de messianisme visant à changer le monde.
La culture populaire turque me paraît elle aussi porter une profonde aspiration à la quête du savoir et de la connaissance. En turc, la méconnaissance, la 'cehalet', revêt une connotation négative. Ma grand-mère n'hésitait pas à se moquer des 'cahil', ceux qui ne savent pas et ne cherchent pas à savoir. J'y vois un héritage de la révolution turque, Mustafa Kemal Atatürk et ses lieutenants se sont efforcés d'insuffler cet état d'esprit au pays pour oublier la période ottomane. Savoir était aussi une manière de contrer l'influence puissante des confréries religieuses, accusées d'avoir tenu la population dans l'ignorance et, par voie de conséquence, d'avoir rendu malade l'empire. Les nouveaux Turcs ont inventé une religion républicaine sur le modèle français. » (pp. 117-118)
4. « [Les initiatives éditoriales qui œuvrent pour la diversité culturelle] enrichissent notre imaginaire commun, elles suscitent la discussion, l'échange, et par cette voie elles tissent du lien. Elles valorisent aussi les personnes arrivées de fraîche date auprès des locaux, et ce de deux manières : par leurs histoires et par leur capacité à les raconter. Enfin, quand les personnes fraîchement arrivées se sentent valorisées, elles se révèlent aussi plus promptes à s'intéresser à la culture d'accueil.
Importer une histoire, c'est participer au commun, c'est mettre une partie de son existence dans le grand récit qui s'écrit chaque jour dans la société d'accueil. Pour aimer la France, il faut que la France aime. Pour se sentir bien, il faut se sentir désiré, valorisé. La société doit permettre aux gens de monter dans sa tour, sinon, faute de les aider à la consolider, ils en construiront une en face, vous boucheront la vue. Et quand il faudra mettre les mains dans le ciment pour sauver les fondations de votre vieil édifice, il n'y aura aucun bras pour aider. » (pp. 124-125)
5. « À douze ans, on est déjà conscient. On aimait le rap car il racontait ce que la télé, la radio ne disaient pas. On aimait le rap car nos parents ne l'aimaient pas. On aimait le rap car c'était la musique des mis de côté, la musique des bricoleurs, des rêveurs incapables d'embrasser leurs rêves. Le rap osait transgresser, nous étions jeunes ados, nous ne rêvions que de tester les limites. À Saint-Sébastien, paisible bourgade presque pagnolesque, les ados communiaient en musique avec des jeunes un peu plus vieux, vivant dans de véritables bourbiers, en France et aux États-Unis.
Qu'avions-nous en commun ? À première vue pas grand-chose, et pourtant le rap est devenu notre religion, avec sa liturgie, ses légendes et ses saints. Le rap nous a donné une ligne, il nous a offert un refuge pour exprimer ce que nous étions. Le rap sacralisait ce "nous" du stigmate, mais c'était un "nous" plus large que celui des gosses d'immigrés et des étrangers, c'était le "nous" des inaudibles, des gens blessés, le "nous" des invisibles. Le rap nous rendait vivants. Nous existions car nous parlions. » (p. 137)
6. « Mais ce qui m'était invisible au journal m'est soudain apparu. Et un détail m'a dérangé. La rédaction était en majorité composée de "Français d'héritage", alors que les fonctions support étaient assurées par des "Français issus de l'immigration". Les uns produisaient le sens, les autres le vendaient. Les uns s'exprimaient aux réunions de rédaction, les autres commentaient à voix basse à la machine à café.
Était-ce ma faute ? J'étais chargé des recrutements. Avais-je pu être influencé par ma sympathie pour les gens avec qui je m'estimais partager un stigmate ? On me l'avait suggéré. […] Pour les postes administratifs, les trois quarts des candidatures provenaient de jeunes issus de l'immigration. Les têtes bourrues y verraient un signe du "grand remplacement", mais j'y lisais une autre vérité : ces jeunes peinaient dans leur recherche d'emploi. Il y avait donc une échelle de valeurs, à diplôme équivalent celui qui avait les origines attendues, une couleur de peau qui dérange moins, prenait le boulot le plus côté. Rien de nouveau, toujours cet impôt de la différence... Restaient des boulots comme au 1, très intéressants, mais moins bien payés, avec des perspectives d'évolution moins évidentes car nous étions une petite entreprise en développement. » (pp. 210-211)
7. « Environ la moitié des manuscrits que je reçois sont signés par des jeunes femmes d'origine maghrébine, les jeunes hommes écrivent également, mais moins. J'y vois un marqueur de maîtrise de la langue et d'autorisation de soi plus élevé chez ces communautés issues des ex-colonies. Ils côtoient la France et la culture française depuis plus longtemps. Par ailleurs, j'ai le sentiment que les filles s'engagent et réussissent plus facilement leurs études. Je ne dis pas qu'il faut étudier pour écrire, mais les études rassurent sur la capacité à écrire.
De jeunes originaires d'Afrique [subsaharienne] et nés en France, nous recevons beaucoup moins de propositions, même si ces derniers temps quelques voix émergent. Les auteurs africains francophones et nés en Afrique ont la plume plus prolixe. Existe-t-il une différence de classe sociale ? D'un côté des enfants d'immigrés issus des classes populaires, et de l'autre des auteurs dotés d'un cadre familial privilégié, pour qui l'autorisation de soi est plus évidente ? C'est une intuition, je doute qu'elle réponde pleinement à la question.
Des Turcs, Kurdes, Portugais, Vietnamiens, Chinois, Laotiens, Indiens, je ne reçois quasiment rien. Si je le remarque, une explication satisfaisante m'échappe encore. Faudra-t-il attendre une autre génération pour que cette immigration se raconte ?
Il existe par ailleurs une différence nette entre les écrits produits par les auteurs issus de la diversité nés en France et ceux nés à l'étranger et arrivés chez nous à l'âge adulte. Les premiers produisent souvent une littérature de contestation, une littérature de lutte, une littérature de larmes. Moi-même, je n'y ai pas échappé avec mon premier roman. Quant aux seconds, ils s'autorisent des sujets plus vastes, mais surtout, adoptent très souvent un ton moins dur. On en revient à ce que je vivais à l'adolescence entre les jeunes enfants d'immigrés d'ici et les adolescents de Turquie. Le stigmate et la blessure non guérie créent du ressentiment, de l'aigreur, de la colère, quand ce n'est pas de la rage. » (pp. 243-244)
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