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[Lutter ensemble | Juliette Rousseau]
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Posté: Mer 31 Jan 2024 15:26
MessageSujet du message: [Lutter ensemble | Juliette Rousseau]
Répondre en citant

Les rapports de domination liés à la classe, au genre, à la race ou à la condition physique et mentale, et plus généralement l'oppression dérivée des privilèges systémiques, n'épargnent pas le monde du militantisme. Par conséquent, les militants des collectifs de lutte sont appelés à partager leurs efforts entre l'amélioration interne de leurs structures d'organisation et d'eux-mêmes d'une part – en commençant par la prise de conscience de leur propre position située par rapport à ces privilèges – et d'autre part le combat externe relatif à leur(s) cause(s) spécifique(s), sous peine de divisions intestines et de discrédit qui constituent certaines parmi les armes principales du pouvoir. L'intersectionnalité des causes, l'aménagement d'espaces de non-mixité au sein des mouvements, la responsabilisation et prise de parole voire le leadership des « premier.es concerné.es », la conscientisation des militant.es par des formations internes, la règle de « s'exposer plus quand on risque moins », ainsi que les principes contenus dans les dénommés Accords de Jemez ('Jemez Principles') élaborés en 1996 aux États-Unis par des collectifs écologistes en lutte contre l'ALENA (Accord de libre-échange nord-américain), constituent les principaux acquis visant à « lutter ensemble » par des moyens de démocratie interne. Voici six des dix principes des Accords de Jemez cités (pp. 355-358) : #1 : Être inclusif.ves ; #2 : Mettre l'accent sur l'organisation par le bas ; #3 : Laisser parler les gens pour elles.eux mêmes ; #4 : Travailler ensemble dans la solidarité et la réciprocité ; #5. Construire des relations justes entre nous ; #6. S'engager à changer.
Néanmoins l'autrice, qui bénéficie elle-même d'un passé nourri de nombreux terrains de lutte depuis celle contre la loi du CPE lorsqu'elle était étudiante, et en particulier d'une riche expérience à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, renonce à rédiger un vade-mecum de bonnes pratiques à l'usage des militants. Composant ici un ouvrage qui se situe à mi-chemin entre l'essai et la recherche sociologique de terrain, sa méthodologie a consisté à aller à la rencontre de différents collectifs de lutte en France, Grande-Bretagne, Israël, États-Unis, afin d'explorer les pratiques adoptées pour mener cette transformation sur les deux fronts, interne et externe. Du caractère hybride de cette méthodologie découle une imbrication entre réflexions théoriques, prévalentes dans la première partie de l'ouvrage mais repérables tout au long du texte, et empirisme, notamment par les témoignages restitués dans les chap. consacrés à chaque organisation (témoignages ayant leur point d'orgue dans la partie terminale intitulée « Entretiens »), mais également par quelques expériences personnelles particulièrement appréciables, dont le livre est parsemé et qui servent aussi à situer l'autrice. Il est probable que le choix des collectifs ait été effectué précisément en fonction de leur représentativité en termes d'intersectionnalité et/ou d'une réflexion plus poussée sur ces problématiques de pratiques internes.
La conclusion, néanmoins (cf. cit. 10), invite à la nuance, au refus du dogmatisme, à l'exportation mécanique et obtuse de principes figés. Si la partie empirique m'a semblé perdre du tranchant des réflexions théoriques parce qu'elle n'est pas du tout succincte, elle force néanmoins l'admiration par la hauteur éthique des préoccupations et des tentatives de solution envisagées et justement par la synthèse opérée sur des terrains, des causes et des contextes très divers, tous nécessaires et complémentaires. On notera aussi les très belles réflexions sur les motivations individuelles du militantisme.



Table [avec appel des cit. ]

Intro : L'antre de la violence [cit. 1]

I. Prendre acte :

1. Nommer puis agir

Explorer les termes
Penser les oppressions structurelles et les systèmes de privilèges en contexte français [cit. 2]
Agir face aux oppressions [cit. 3]

2. Cartographier les entraves, circuler dans les décombres

Féministes blanches
De la marge vers le centre : 2005-2006, soulèvements [cit. 4]
D'autres mondes sont possibles : l'altermondialisme en héritage

3. Humour, imaginaire, sémantique et mémoire au sein des luttes

L'humour des dominant.es
L'imaginaire et ses horizons [cit. 5]
Réinventer une sémantique partagée
Nos mémoires sélectives
Des mondes plutôt qu'un

II. Faire communauté :

4. Défendre un territoire et se défendre des oppressions : expériences de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes

Fais pas chier, bois mes règles : le sexisme à la ZAD et dans le mouvement de lutte anti-aéroport
Survivre dans un océan de blancheur
Se retrouver comme condition nécessaire de survie

5. Lutter pour l'autonomie : l'organisation entre personnes concernées par le handicap physique et mental

Validisme
DPAC : front de lutte des handicapé.es et de leurs allié.es
Manifeste du CLHEE [cit. 6]
S'affirmer collectivement comme sujets politiques autonomes

6. Faire avec les oppressions dans le groupe

Faire communauté [cit. 7]
Faire avec les oppressions dans le collectif
Répondre collectivement aux oppressions lorsqu'elles se manifestent
C'est parce qu'elles sont perméables et qu'elles se laissent caresser par le vent que nos digues tiennent
Règles pour un espace plus safe

III. Organiser des fronts :

7. Solidarity forever : s'exposer plus quand on risque moins [cit. 8]

London City Airport : la crise climatique est une crise raciste
Stansted : en finir avec les déportations de réfugié.es
Complices ou allié.es ? [cit. 9]

8. Palestine : l'anti-normalisation comme carnet de route

"The western way of feeling better" ou la fabrique d'un terrain de lutte inégal en Palestine
Régime colonial et répression
Anti-normalisation : une grille de lecture et des outils d'autodéfense au service des luttes pour l'autodétermination du peuple palestinien et ses complices
Colonialisme

9. Les luttes de long terme requièrent des allié.es de long terme : une histoire des accords de Jemez

Grassroots Global Justice Alliance : s'organiser entre concerné.es pour la justice climatique et environnementale
Les accords de Jemez
Garantir la parole des permier.es concerné.es
Forcer l'apparition d'allié.es
Les principes de Jemez pour une organisation démocratique

IV. Entretiens :

Fathi : s'organiser entre réfugié.es, Paris, 2015
Le Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires du Nord : autodéfense des quartiers populaires et lutte contre les oppressions classe/race/sexe
Les Lesbiennes et les Gays Soutiennent les Migrant.es (LGSM) : une histoire de solidarité à l'ancienne

Outro [cit. 10]

Collectifs



Cit. :


1. « Le système organisé de contrôle, de domination et finalement de destruction dans lequel nous vivons pénètre l'ensemble de nos tissus relationnels. Les catégories sociales de race, de classe, de genre ou encore de validité traversent tout ce que nous visons, à l'échelle interpersonnelle comme à l'échelle collective, générant différentes formes de violences. Les milieux militants ne sont pas épargnés.
[…]
Ce qui implique d'affronter de nombreuses questions : peut-on se rencontrer de part et d'autre d'une oppression pour s'y attaquer ensemble ? Peut-on se rencontrer entre concerné.es par différentes oppressions sans entrer dans des logiques de compétition ? Comment continuer à lutter ensemble lorsqu'on a nommé les dominations qui jouent entre nous ? Comment abolir l'indistinction des situations sans tomber dans un morcellement sans fin des causes ? Comment se positionner les un.es par rapport aux autres, de l'alliance à la complicité, en passant par l'amitié ? » (pp. 20, 22)

2. « Cette question de la mise en compétition des oppressions est d'autant plus épineuse qu'elle peut aisément amener certain.es à jouer le jeu du discours politique et médiatique dominant, qui fait en sorte d'opposer les un.es aux autres. La dynamique est bien huilée : instrumentalisation de la pseudo-lutte contre une oppression, qu'elle soit le sexisme, l'homophobie ou l'antisémitisme, pour renforcer opportunément les mécanismes institutionnels et discursifs d'une autre. Les victimes que le pouvoir prétend ainsi défendre finissent toujours par y perdre : leurs voix ne valent qu'en ce qu'elles permettent le renforcement du traitement raciste et colonial de celles et ceux que le pouvoir désigne comme leurs ennemis principaux. Autant dire qu'elles ne valent pas. Elles seront d'ailleurs systématiquement étouffées lorsqu'elles se risqueront à pointer le doigt dans une autre direction, preuve que le pouvoir n'a aucune intention de lutter vraiment contre les rapports d'oppression qui l'assoient. » (pp. 60-61)

3. « Si l'on pense aux débats autour de la mise en place de menus halal, casher ou simplement végétariens dans les écoles, dont certain.es maires font un motif de lutte relayé par certains parents d'élèves, on peut légitimement se demander l'intérêt d'une telle énergie dépensée pour des mesures qui n'empêcheront en aucun cas leurs propres enfants de continuer à manger ce qu'iels désirent. Mais l'intérêt est exactement celui-ci : le maintien de la norme garantissant le maintien du privilège. Et la norme est partout, la défendre activement requiert donc une vigilance de tous les instants. Le coût, c'est l'énergie consacrée à s'opposer à des changements qui sont peut-être des brèches dans le système d'oppression mais dont l'impact réel dans sa propre vie est parfois quasiment nul. Et quand il ne l'est pas, c'est-à-dire dans les cas où la menace de perdre ses privilèges est plus immédiate, on peut alors légitimement se demander quelle joie il y a à devoir s'entourer de murs, de barbelés et d'hommes en armes, à l'image des classes dominantes de certains pays. S'il est certainement la garantie d'une forme de confort, le privilège n'est donc ni la joie, ni la paix. » (pp. 68-69)

4. « Contrairement à ce qui s'en est dit par la suite et à la lecture inepte qu'en faisait la plupart des médias, c'était moins la séquence politique d'opposition à une loi [sur le CPE en 2006] – je crois que beaucoup d'entre nous ont même rapidement oublié la loi à mesure que nos quotidiens gagnaient en intensité – qu'une rupture consistant là aussi en une série d'embrasements : de nos consciences, de nos volontés, de nos désirs et, aussi, de plus en plus régulièrement, des rues où nous nous retrouvions. La force de ces mouvements n'est pas tant ce qu'ils accomplissent sur le moment même ou la façon dont ils parviennent à contraindre le pouvoir, quoique cette dimension participe largement de leur puissance, mais la capacité qu'ils ont à jeter les bases d'une multitude de devenirs résistants, c'est-à-dire leur puissance transformatrice. Pour beaucoup, qu'iels y aient participé ou non, et de façon plus ou moins intense, cette période de quelques mois est devenue un moment fondateur, une référence commune.
[…]
Quoiqu'il en soit, je ne crois pas avoir jamais entendu ni lu nulle part que ce qui "nous" avait inspiré, ce qui avait en partie fondé les bases de cette révolte dans les universités, c'était le spectacle de celle menée, en premier lieu, dans les quartiers populaires [les "émeutes des banlieues" de l'automne 2005].
Quelques décennies plus tôt, déjà, la continuité historique entre les luttes anticoloniales et mai 68 n'avait pas été vraiment perçue ou lue comme une continuité politique, y compris par une partie des protagonistes de mai 68. » (pp. 96-97, 98)

5. « […] Une volonté de tout s'approprier qui se prend pour de la curiosité, un appétit insatiable pour "l'ailleurs" en lutte qui a tôt fait de réduire d'autres expériences en folklores révolutionnaires exotiques. Ce qui se joue, c'est une sorte de version "radicale de gauche" de l'appropriation culturelle, cette tendance des cultures dominantes à s'approprier les éléments de cultures dominées pour les vider de leurs sens. Que l'on pense au port du keffieh, dont il est parfois moins certain qu'il soit lié à la manifestation de solidarité avec la lutte du peuple palestinien qu'à l'auto-identification opportuniste des blanc.hes avec un combat anticolonial, ou au succès très "glamour" en Occident des images des combattantes kurdes, derrière lequel point le vieux fantasme des femmes orientales dévoilées, ou encore à la fascination pour les récentes luttes des peuples autochtones en Amérique du Nord, et ses relents essentialistes du mythe du bon sauvage, les cultures radicales de gauche en Occident n'ont finalement de cesse de mobiliser les atours les plus visibles des cultures colonisées sans jamais questionner outre mesure cette dynamique. » (p. 120)

6. « Le validisme se caractérise par la conviction de la part des personnes valides que leur absence de handicap et/ou leur bonne santé leur confèrent une position plus enviable et même supérieure à celle des personnes handicapées. Il associe automatiquement la bonne santé et/ou l'absence de handicap à des valeurs positives telles que la liberté, la chance, l'épanouissement, le bonheur, la perfection physique, la beauté. Par opposition, il assimile systématiquement le handicap et/ou la maladie à une triste et misérable condition, marquée entre autres par la limitation et la dépendance, la malchance, la souffrance physique et morale, la difformité et la laideur. Le validisme suppose que la plupart des personnes handicapées se consument dans la plainte, l'aigreur, la frustration ou le regret de ne pas être valides. Il se traduit par des discours, actions ou pratiques paternalistes, condescendants et dénigrants à l'égard des personnes handicapées, qui les infériorisent, leur nient toute possibilité d'être satisfaites de leur existence et leur refusent le droit de prendre en main leur propre vie. Il exige de surcroît que les personnes handicapées fassent preuve de docilité, de déférence et de reconnaissance à l'égard des personnes valides, en particulier lorsque celles-ci leur apportent une aide quelconque ou s'intéressent à leur sort. Le validisme peut être le fait de personnes handicapées elles-mêmes qui, ayant intériorisé l'ensemble des préjugés qui les concernent, adhèrent à tous les présupposés validistes. » (pp. 209-210)

7. « […] 'l'empowerment' dont parle Lallab peut advenir dans le retournement de la norme : si les personnes opprimées se retrouvent à nouveau en situation de minorité dans un groupe, leur temps sera consacré à se battre pour y être reconnues plus qu'à développer les outils de leur émancipation. D'où l'intérêt de garantir un espace où les personnes normées ne sont pas majoritaires [« espace de non-mixité »], voire duquel elles sont absentes, qu'il s'agisse d'hommes et/ou de femmes cisgenre, de femmes blanches, de personnes hétérosexuelles ou valides, etc., selon le choix et l'orientation du collectif. Un espace dans lequel se partagent une ou plusieurs identités sociales, et où peuvent se répondre en écho les vécus qui l'habitent. Chercher à créer des espaces de lutte moins dirigés par des logiques oppressives commence souvent par là : aménager ces espaces qui sont aussi des temps de respiration et de renforcement mutuel entre personnes concernées par les mêmes oppressions. » (p. 232)

8. « […] Si le système oppressif rend l'action politique moins coûteuse à certain.es, au sens où elle les expose à une moindre répression de la part de l’État, de sa police, et de son administration, alors c'est bien à elles et à eux qu'il revient de prendre le plus de risques alors même qu'iels sont, le plus souvent, moins concerné.es par l'oppression à laquelle iels s'attaquent. C'est d'ailleurs une des propositions faites par certain.es militant.es palestinien.nes aux Israélien.nes qui souhaitent les soutenir : dans les cas de manifestations ou de rassemblements, empêcher les arrestations de Palestinien.nes en vous interposant physiquement. Mais, si le leadership des luttes revient aux personnes concerné.es, comment articuler actions, prise de risque et direction de la lutte ? Comment garantir que l'action menée par les moins concerné.es ne vienne pas se substituer, en visibilité ou en contenu, à la lutte que mènent les personnes directement concernées ? Peut-il y avoir collaboration et, si oui, sous quelle forme ? » (pp. 275-276)

9. « Si le but profond de mon engagement est une plus grande rétribution symbolique, matérielle ou affective que celle que mon genre, ma classe, ma race me prodiguent déjà, alors il est fort possible que mon engagement ne soit ni pérenne ni désirable pour celles et ceux dont la lutte vise, in fine, à établir une forme de redistribution des rétributions entre plus et moins privilégié.es. Mais, le plus souvent, nous sommes aveugles à nos propres attentes de rétribution, de reconnaissance. C'est là que la mise en pratique de nos velléités d'allié.e permet souvent de nous confronter à la réalité : à quel point sommes-nous à l'aise pour remplir des rôles moins visibles et moins valorisés ? Combien de temps tenons-nous sans déployer de nouvelles stratégies visant à nous ramener au centre de l'espace politique et de l'attention collective ? Acceptons-nous volontiers de prendre des risques réels, de nous exposer physiquement ou légalement sans attendre d'être vu.es en "sauveur.euse" ? » (p. 299)

10. « Prendre la mesure de la violence comme elle nous habite, comprendre qu'aucun de nos espaces de sociabilité n'en est épargné, et voir peu à peu combien nous sommes nous-mêmes les instruments de sa reproduction peut générer de l'effroi et une grande insécurité. La tentation qui se fait alors le jour, pour contrer cette insécurité, est de se saisir de la lecture des oppressions, des concepts et notions de l'intersectionnalité et de la "déconstruction" militante, pour les élever au rang de nouvelles normes. Outre le fait que ces outils, largement récupérés par le monde académique pour la plupart, peuvent eux aussi constituer une forme de dépossession de leurs propres outils et d'exclusion pour les premier.es concerné.es, notamment celles et ceux issu.es des milieux populaires, le moralisme, voire le dogmatisme que cette tentative de normalisation génère se révèlent vite impropres à toute possibilité de transformation émancipatrice et risquent plutôt de conduire à la réduction permanente de nos espaces de lutte et à leur fragilisation, tout en y instituant de nouvelles formes de légitimité et de pouvoir. À l'opposé de la fausse sécurité que peut laisser imaginer un ensemble strict de concepts et de normes de fonctionnement, l'invitation qui nous est faite par quelques mouvements ici et là est la suivante : "Prenez des risques !" Tant les un.es vis-à-vis des autres, parce qu'en dehors d'une prise de risque mutuelle, nous ne saurons jamais si nous sommes véritablement capables de nous transformer, qu'ensemble dans la lutte contre les structures du système de domination. » (pp. 419-420)

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