Isor est une enfant qui ne communique pas, n'apprend pas, imite de façon incongrue et présente parfois d'inexplicables accès de colère. Dans la première partie du roman, s'alternent des fragments qui expriment le désarroi de sa mère et de son père ; par petites touches progressives, leurs narrations respectives des expériences vécues avec l'enfant – quelquefois les mêmes –, leurs ressentis si différents l'un de l'autre concernant cette petite fille qui leur semble ne pas grandir, donnent au lecteur une impression de plus en plus précise de l'incapacité que les parents ont, devant l'anormalité, à entrer en relation aussi bien entre eux qu'avec elle. Cette incapacité est renforcée par leur décision de s'isoler de l'univers des soignants, de l'école et des services sociaux – dont ils n'ont tiré qu'incompréhension et frustrations – et de faire vivre à Isor une existence totalement désocialisée.
Puis survient la première action de la trame : alors qu'Isor est confiée pour quelques heures à Lucien, un taciturne voisin septuagénaire, elle prend l'habitude de se rendre chez lui de façon quotidienne, et il s'instaure rapidement entre ces deux âmes en souffrance une communion d'esprit nourrie par un profond sentiment amoureux. La deuxième partie du roman consiste dans la description de ce lien par Lucien, qui s'adresse alternativement à Isor et au lecteur en lui fournissant un troisième point de vue sur la petite fille et sur ses parents, lequel diffère considérablement de celui qu'il avait pu se former jusque là. De la description de leurs après-midis passés à faire des jeux et des imitations et à écouter de la musique classique, un sentiment nouveau de joie et d'épanouissement émerge.
Quelques années plus tard intervient la seconde action dramatique : Lucien est victime d'un AVC, Isor fugue. Ses parents ont des sentiments d'inquiétude terrorisée mêlés de ressentiment à son adresse : pourtant Isor, qu'ils croyaient inapte au langage et a fortiori illettrée, leur envoie des lettres qu'elle écrit tous les jours, pleines d'affection et d'une vaste palette de sentiments. La troisième partie se compose donc principalement de ces missives, écrites dans la langue aussi originale que poétique de la jeune fille, dans lesquelles elle les tient au courant de son voyage ; le lecteur apprend progressivement que sa destination représente une sorte de mission qu'elle accomplit pour le compte de Lucien en fin de vie. Le passé et le drame de celui-ci s'élucident comme dans un polar, à mesure qu'est ébauché un dernier personnage, Aniella, qui représente le trait d'union entre Isor et Lucien.
Dans ce premier roman, la très jeune autrice affronte les thèmes de la neurodiversité et de l'hypersensibilité, de l'incommunicabilité entre parents et enfant, de liens de connexion psychique non conventionnels. Si à aucun moment le personnage d'Isor n'est caractérisé comme étant autiste, ni même comme souffrant d'une pathologie psychiatrique identifiable, les différents points de vue, à l'inverse, en offrent des facettes multiples et plurielles qui révèlent une sensibilité et des aptitudes inhabituelles déroutantes. Le langage inventé pour chaque personnage lui est propre et contribue très efficacement à animer son caractère. La narration foisonne de fulgurances qui ont eu sur moi un impact émotionnel très fort. Je suis stupéfait devant la maturité que je découvre chez un écrivain aussi jeune et talentueuse. Cette lecture compte parmi les plus marquantes non seulement de cette année qui se clôt, mais sans doute des dernières années.
Cit. :
1. « mère – Camillio pense qu'Isor est idiote. Les médecins en leur temps ont pensé qu'elle était infirme. Moi, je pense qu'elle comprend l'essentiel, et l'essentiel seulement, et qu'elle ne veut pas, surtout pas s'embarrasser du reste. Je sais qu'elle affronte quelque chose, d'extrêmement fort, que nous, nous ne voyons pas. Cela, cet invisible, cet irrationnel, elle le regarde droit dans les yeux, avec ses iris bleus comme la joie. Je suis persuadée que c'est cela qui l'épuise, que c'est à cela précisément qu'elle dépense toute son énergie, au point de n'en vouloir perdre un gramme pour autre chose.
De toute façon, nous en sommes tous réduits aux hypothèses – c'est cela qu'Isor suscite en nous, des hypothèses –, et voilà donc la mienne. Et à Camillio qui me demande sans cesse en quoi elle peut bien être sa fille, je réponds : "Elle a ton courage. Elle a ton intransigeance." » (p. 16)
2. « mère – Au fond, je crois que, si elle aime regarder la télévision en langue étrangère, c'est parce que le français la distrait des images. Avec une langue qu'elle ignore, elle peut tout entière se laisser absorber par ce flot aléatoire et vivant de représentations. Elle a l'air hypnotisée de ne rien comprendre, comme si cela lui plaisait. De toute manière, tout ce qu'elle fait, elle veut le faire 'vraiment', sans aucune retenue. Elle veut aller au fond des choses, voir ce fond, et puis revenir, soulagée d'être allée jusqu'au bout. Il en va de même avec son incompréhension. Elle la pratique à la manière d'un sport extrême. (Elle est passée maître dans cet art). » (pp. 39-40)
3. [Lucien] : « Mon Isor, tu ne peux pas savoir comme j'avais peur. Cela faisait une petite éternité que plus personne n'était entré dans ma vie – que je faisais en sorte que plus personne n'y entre. Toi, tu as tout de suite voulu que l'on se 'rencontre'.
Ma vieillesse, ma réclusion, ma tristesse, j'ai d'abord cru que tu ne les respectais pas, qu'elles n'étaient rien pour toi, que tu t'en fichais, et que tu agissais avec moi comme avec n'importe qui. Je me trompais. Tu as accepté tout de suite, sans m'en vouloir, sans les questionner, mon chagrin, mes vieux os, ma lenteur et tout le reste. Mais ta manière à toi d'avoir peur était de te précipiter – tu sautes à pieds joints, pour que ce qui doit arriver arrive, et le plus vite possible. Moi, je suis plutôt de ceux qui font durer les choses, jusqu'à ce qu'elles se délayent. » (p. 61)
4. [Lucien] : « Ces amitiés ou amours de circonstances remplissent nos vies et je ne les méprise pas. Mais il me semble qu'un type de relation supérieure existe : celle par élection. On se croise un jour et, entre nous, les événements naturels devraient s'arrêter là. C'est nous qui décidons de faire entrer l'autre dans notre vie. Certains qu'il s'agit là d'une chose d'importance, nous nous rappelons, nous nous donnons des rendez-vous, nous nous écrivons puisque nous voulons changer le cours du destin et nous fabriquer de toutes pièces, par la seule force de notre volonté, un quotidien où l'autre soit. » (p. 65)
5. [Isor] : « Père, mère,
Ces dernières semaines chez vous, écarlates. La colère bouffe les tripes. Me secoue m'écume me séisme – hors de tout. À l'extérieur de ma tristesse. Seulement dans ma colère je sors de ma tristesse. Lucien qui faiblit, vulnérable. La colère. De sa faiblesse. La colère de sentir chavirer les gens qu'on aime. Il mérite la robustesse pour toujours Lucien. Le dernier jour, ses yeux vides. L'attaque. Lui par terre qui s'oublie. Et faut rien dire ? Et faut rien faire ?
Les premiers jours du voyage aussi, des bouffées. Ignobles à vomir. La révolte. Faudrait qu'il a le corps sain. Faudrait qu'il a toujours le même âge que moi. Faudrait mourir toujours ensuite des gens qu'on aime. Et aujourd'hui déjà je le manque. Une lame en acier. Un sabre d'argent en travers la poitrine. Le grand éclat de glace que rien réchauffera jamais. Je le manque !
Et tout le temps qu'il me reste encore à vivre sans lui. Cette semaine : un grain du sable dans ce qui m'attend de la vie sans le voir. Faut pas penser. Faut agir.
Faut se dire que le temps ici passe dans le sens de lui. Qu'il me tient chaud encore.
Bises bises bises que tu peux multiplier,
I. » (pp. 121-122)
6. [Isor] : « Aucun malheur ne nous définit, seule notre joie est à nous.
Lucien, tu es le seul qui m'ait crue capable de vivre. Tu as vu que ce qu'il y avait en moi, ce n'était pas une malédiction mais une promesse. Tu m'as révélé ma promesse.
Je vais partir vivre avec ta fille. Je serai le cadeau que tu fais à Aniella. Aniella sera le cadeau que tu me fais. Ce n'est pas un sacrifice, pour personne. Ce n'est pas un sacrifice pour te dire merci. Si tu m'as ouvert la vie, ce n'était pas pour que j'y étouffe de gratitude. Mais nous avons simplement besoin l'une de l'autre (qui au fond est un peu le besoin de toi). Et quand on a ce besoin, il faut vivre ensemble. Si je devais croire en une chose, ce serait bien celle-là.
[…]
Ça t'a fâché, dis, Luce, ça t'a fâché, qu'à toi je n'envoie pas de mots ? Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que plus on s'aime, moins on a besoin de se le dire. Non et non. L'amour est un sortilège qu'il faut jeter sans cesse et de nouveau du bout des lèvres, encore et encore. C'est une chanson avec laquelle on vit – qu'il faut faire vivre. Mais dans mon cas, dans notre cas, cette chanson, mon cœur la psalmodie en silence – et je sais que le tien aussi. » (pp. 158-159)
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