L'objet de cet essai est triple : le psychisme – qui s'oppose au fonctionnement du cerveau avec ses mécanismes cognitifs – la souffrance psychique – qui s'oppose à la douleur physique-organique – et enfin la parole – à la fois conçue comme origine du premier et comme seul moyen de soulager la seconde. Le principe régissant le psychisme, c'est une dialectique tripartite constante entre le réel, le symbolique (lieu des affects) et l'imaginaire. Le psychisme se développe au contact de la parole de l'autre, dès l'accession au langage de l'enfant, et en est continuellement métamorphosé : c'est cette parole qui nous rend humain en nous fournissant le sens de ce qui nous entoure ainsi que notre identité individuelle et unique. La souffrance psychique, qui n'est pas une maladie mentale, naît d'un manque ou d'une perte d'objet ; elle ne peut être soulagée que par la parole, prodiguée dans le cadre d'une relation intersubjective qualifiée par le très spécifique concept « d'aide » appartenant à la sphère du « donner ». La parole permet le changement par une nouvelle verbalisation relative à la représentation de soi-même et des autres (notamment par un investissement sur des objets autres que celui du manque ou de la perte). Il s'ensuit une valeur tout à fait centrale de la parole, entendue dans un sens spécifique et clairement distinct du langage et de la langue. Or, le volet thérapeutique de l'essai, qui est présent bien qu'il ne constitue pas l'essentiel de l'exposé, constate une perte de la parole, non sans relation avec la remise en cause de la psychanalyse, attaquée à la fois par les neurosciences qui s'en prennent au psychisme lui-même, et par la psychiatrie qui prétend soigner la souffrance psychique de manière analogue à la douleur physique. Les conséquences de cette parole perdue sont très rapidement énoncées.
Dans l'ensemble, l'exposé est très abordable, même parfois au prix de certaines répétitions : le souci de la divulgation est beaucoup plus présent ici que dans les autres essais de Zarifian que j'ai lus jusqu'à présent. Le plan, qui place la souffrance d'emblée, est un peu surprenant et contribue sans doute à accroître les répétitions.
Cit. :
1. « L'absence de satisfaction engendre une frustration, qui est source de souffrance, alors que sa réalisation procure du plaisir. […]
L'existence est une longue histoire de pertes d'objets, qui impose une reconstruction perpétuelle, c'est-à-dire un réinvestissement de valeur dans de nouveaux objets. La perte entraîne un état psychique pénible, dit de dépressivité, qui est un processus normal de la souffrance psychique. La dépression avérée est précisément l'échec de ce processus. » (p. 21)
2. « Finalement, les expressions de la souffrance psychique occupent les niches construites par le discours culturel du moment. Les remèdes à la souffrance psychique se sont constitués selon des idéologies qui perdurent toutes, puisqu'elles appartiennent à l'histoire de l'humanité. La philosophie, qui affiche son amour de la sagesse parmi les hommes, a développé des écoles de pensée diverses, censées apporter les recettes du bonheur par des conseils de conduite individuelle.
Les religions ont développé des mythes désignant un Dieu tout-puissant susceptible d'apporter la paix de l'âme si l'on suit leurs préceptes, et si l'on communique avec lui par la prière.
Aujourd'hui, la médecine (et l'idéologie scientiste) en raisonnant par analogie avec les maladies du corps a étendu son domaine à la souffrance psychique ordinaire qui se voit traitée comme les maux de tête par l'aspirine.
Les psychothérapeutes qui, en principe, ne s'intéressent qu'au psychisme, et pas seulement lorsque la souffrance est pathologique, tentent désormais de faire entendre leurs voix qui sont aussi diverses que leurs théories et leurs pratiques. » (p. 33)
3. « L'intensité de la souffrance que l'on éprouve après une perte mesure la force du lien de dépendance que nous entretenions avec l'objet disparu. Dans certains cas, on peut, après réflexion, considérer que cette dépendance était légitime, voulue, bénéfique et accepter l'idée que notre souffrance est adaptée et justifiée. Dans d'autres, l'examen de la force du lien qui nous attachait à l'objet disparu fait apparaître une disproportion entre le réel et l'objet qui a été en fait idéalisé et magnifié par notre imaginaire. […] Il ne s'agit pas d'un mécanisme de défense psychologique primaire qui aurait pour finalité une simple consolation. Il s'agit d'une mise à l'épreuve du réel de l'objet perdu qui apparaît tel qu'il était et pas tel que nous l'avions construit. Cet exercice nous apprend beaucoup sur nous-même, sur la nature de l'idéal que nous poursuivions et il s'avère riche pour l'avenir. » (pp. 40-41)
4. « Vivre est un équilibre sans cesse remis en question, un dosage entre les contraintes du réel, le poids des signifiants symboliques et le monde si commode des fantasmes de l'imaginaire. Le résultat constitue notre réalité personnelle. On n'en voit pas les déterminants, mais on la vit et on la subit même au premier degré, comme si c'était le réel que l'on ne peut par essence modifier. La nature des choses ne peut changer selon nos désirs. En revanche, notre réalité personnelle, aussi accablante soit-elle, est accessible au changement si notre analyse est pertinente et si notre volonté est suffisante. » (p. 93)
5. « On appellera "comportement" les manières d'agir communes à tous les hommes et dont les ressorts se trouvent dans la physiologie du corps et dans les cognitions du cerveau. On réservera le nom de "conduite" à la manière particulière à chacun de diriger ses actions de façon consciente ou inconsciente à partir de l'activité psychique. La conduite correcte ou non peut être modulée qualitativement. Le comportement peut être simplement inhibé ou libéré, et c'est la conduite acquise qui, chez l'humain, prend le pas sur lui. Le comportement vient du corps et la conduite de la culture. C'est ainsi qu'on oppose les comportements sexuels à la conduite amoureuse. » (pp. 97-98 note)
6. « La souffrance est subjective. Elle est individuelle dans sa vérité et seule une autre subjectivité, respectueuse de la singularité de celui qui exprime cette souffrance, peut la soulager. On a vu que c'était le corps qui fabriquait la douleur. C'est le psychisme qui construit la souffrance par rapport à soi, aux autres et au monde. […]
Les solutions venaient autrefois des religions et des philosophies. Aujourd'hui, c'est la médecine qui en propose et la neurobiologie prétend parfois remplacer la philosophie. La pilule a trop souvent pris la place de la parole ; et pourtant, on souffre encore beaucoup dans notre société. Quand la parole de l'autre nous manque, quelle gélule saura remplacer son absence ?
[…] La souffrance nous implique tout entier et engage l'être et pas seulement une partie de son psychisme. La douleur physique est localisée dans une partie du corps. La souffrance psychique, au contraire, est un événement qui nous transforme et qui ne peut être soulagé que par un phénomène de mutation. Un état nouveau sera créé grâce à la parole qui nomme la souffrance et par celui qui l'entend, permettant ainsi un échange de subjectivité. Pour soulager la souffrance, il faut être deux. Alors l'être souffrant se transforme en être apaisé, plus riche de l'expérience liée à la souffrance qu'il a connue. Il est clair que cette transformation n'est pas instantanée et demande du temps pour se réaliser. » (pp. 152-153)
7. « La parole est un acte, dont le contenu n'est pas toujours conscient, et qui constitue le seul matériel permettant de traiter la souffrance psychique. L'analyse de cet acte de parole représente la méthode de la psychanalyse.
Si parler c'est toujours parler à un autre, c'est aussi apprendre à répondre. L'enfant élabore son psychisme par le jeu des questions et des réponses, et c'est ainsi qu'il existe comme humain. Parler et être ne sont pas dissociables, et Jacques Lacan avait trouvé un joli néologisme pour désigner cette situation : le "parlêtre". On peut dire : "Je parle, donc j'existe." C'est l'homme tout entier dans sa parole exprimée. Si le langage maîtrise le monde naturel des objets et de la matière, "la parole se réapproprie le monde naturel pour le transformer en une autre réalité, propre à l'humain", écrivait Georges Gusdorf. Elle permet la rencontre et l'échange avec l'autre dans l'univers du symbolique. » (pp. 176-177)
8. « Quand on n'ose pas parler de sa souffrance psychique, c'est le corps qui s'exprime par la somatisation.
Quand on ne peut pas parler parce que règne la censure, c'est la révolte qui gronde.
Quand on ne sait pas parler parce que la parole a disparu dans la société, on ne dispose plus que du passage à l'acte. […]
Quand on n'a plus la parole, il ne reste que le geste. La parole perdue laisse une pensée rudimentaire.
[…]
La psychanalyse qui n'existe que dans et par la parole est devenue la bête à abattre. Les campagnes les plus féroces se déchaînent contre elle avec une telle violence qu'il faut en saisir les vraies raisons. […] Il s'agit de réduire et d'éliminer le dernier territoire où l'on défend la liberté de la parole. On peut observer que la psychanalyse a été interdite par toutes les dictatures. » (p. 197-198)
9. « Leon Eisenberg […] rappelait que, lorsqu'il avait commencé ses études, la psychiatrie était 'brainless', qu'elle faisait l'impasse sur le cerveau, mais que, aujourd'hui, elle est 'mindless', elle oublie le psychisme.
Les rapports entre le cerveau et le psychisme ne peuvent se comprendre que si on introduit une troisième dimension : le rôle de la parole de l'autre avec ce qu'elle véhicule de sens et de symbolique. […]
Les scientifiques s'intéressent à ce qui est commun au cerveau de tous les hommes, et les psychologues à ce qui est particulier à un seul être humain. Pour les premiers, il faut des procédures à valeur universelle, pour les autres il faut l'échange de parole dans l'intersubjectivité. […]
Pas d'équivoque, pas de confusion de mots, pas de sauts incontrôlés de niveaux de connaissance. Le biologique, c'est ce qui est universel dans l'homme. Le psychique, c'est ce qui est individuel dans l'humain. Le sociologique, c'est ce qui est culturel dans le groupe.
[…]
La science doit savoir s'arrêter aux portes du psychisme. » (pp. 209-211)
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