[Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? | Manuel Cervera-Marzal]
Contre la désobéissance (« alter-obéissante ») d'Erich Fromm et pour la désobéissance créatrice de Cornelius Castoriadis.
Par-delà la question rhétorique posée par le titre, cet essai tiré d'une thèse de doctorat s'interroge sur les fondements de philosophie politique et sur les conditions qui justifient la désobéissance civile, d'après la doctrine de Castoriadis. Suite à l'Introduction qui fait état du déplacement de la lutte sociale à partir des actions légales du passé (vote protestataire, syndicalisme, grève, pétitions) vers des formes plus variées et de jugées désormais illégales (piratage informatique, ZAD, fauchage d'OGM, boycott, manifestations interdites, occupations, etc.), aussi bien en France que partout ailleurs, l'argumentation du livre abandonne complètement la phénoménologie pour se pencher sur la théorie.
Ainsi, dans un discours qui mêle et unit sans nuance la désobéissance civile et les pratiques de la non-violence, la question est traitée de la légitimité de la violation de la loi en démocratie, selon la perspective de l'autonomie/hétéronomie. La distinction est posée entre désobéissance, alter-obéissance et anti-obéissance, puis une analyse critique de la démocratie est proposée, dans la dialectique entre son institution et ses institutions. Enfin, la désobéissance est considérée comme une « politique de la civilité », dans une articulation entre conflit et violence caractérisant le phénomène politique ; une représentation géométrique de l'espace de la civilité est présentée sous forme de couronne : celle-ci se distingue de l'espace de la paix (extériorité interne) ainsi que de celui de la guerre (extériorité externe). En particulier, le conflit politique non-violent se différencie nettement du pacifisme de même qu'il s'oppose aussi à la violence dont la guerre est le paroxysme qui vise à l'élimination de l'ennemi ou à l'humiliation de l'antagoniste. Dans ces précisions et définitions de concepts fondamentaux en philosophie politique (et pour certains aussi en philosophie du droit), l'auteur convoque un certains nombre de penseurs très connus : Arendt, Habermas, Castoriadis, Clausewitz, Schmitt, ainsi que les grands classiques de la pensée sur désobéissance civile : Russell, Gandhi, Thoreau, Howard Zinn, Martin Luther King...
Je reproche à l'ouvrage d'avoir négligé toute mise en regard les actions récentes de désobéissance civile avec la théorie proposée, en particulier sur le thème de la violence/non-violence qui se prêterait à une analyse complexe et nuancée... Je lui reproche aussi d'avoir glissé de la présentation des opinions et des thèses des tenants de la désobéissance vers leur appropriation à la première personne, sans que ce passage soit explicité de manière claire.
Cit. :
1. « Contrairement à ce que croient certains intellectuels engagés qui se plaisent à voir dans les soulèvements populaires l'application de leurs recommandations personnelles, la praxis révolutionnaire précède généralement la théorie qui lui correspond. En ce sens, le dernier ouvrage du Comité invisible […] peut se lire comme une tentative de donner un socle théorique commun à des luttes récentes aussi diverses que le No TAV contre la ligne ferroviaire Lyon-Turin, les zones à défendre (ZAD) qui essaiment sur le territoire français, la reprise ouvrière de l'usine Vio-Me de Thessalonique et l'occupation du parc de la place Taksim d'Istanbul en 2013. […]
L'une des thèses les plus stimulantes du livre est que nous assistons actuellement à un glissement de la conflictualité sociale qui, sans quitter totalement le monde de l'usine et de l'entreprise, se déplacerait néanmoins progressivement vers la question territoriale. L'enjeu essentiel des luttes ne serait plus tant l'amélioration des conditions de travail mais le rapport des hommes à leur territoire. Faire sécession avec l'ordre capitaliste passerait désormais par la capacité à habiter notre territoire. Mais, pour les auteurs, le territoire désigne une façon d'être au monde et non une ressource naturelle à exploiter ni une circonscription électorale à administrer. » (p. 9)
2. « Ces récents événements législatifs et judiciaires signifient que la tendance des luttes à sortir du cadre de la légalité n'est pas du seul fait de ceux qui militent. L'État joue un rôle de premier plan dans cette extralégalisation de la conflictualité sociale, puisque son action met hors-la-loi des pratiques politiques hier encore reconnues par le droit. Autrement dit, parallèlement à la radicalisation des militants qui élargissent leur panoplie stratégique par le recours à des actions extralégales, nous assistons à une radicalisation de l’État qui, dans sa dérive répressive mise à nu par les lois "antiterroriste" et "renseignement" promulguées au printemps 2015, déclare illégales ce qu'il présentait autrefois comme des libertés démocratiques fondamentales.
[…]
Les nouveaux désobéissants ont donc de multiples visages. Mais, qu'ils soient pirates informatiques, zadistes, objecteurs de croissance, lanceurs d'alertes ou simples manifestants, tous se trouvent confrontés à la même accusation. Délinquants, terroristes, anarchistes, criminels, fascistes, traîtres, fossoyeurs de la démocratie : les injures pleuvent sur celles et ceux qui luttent en osant franchir le seuil de la légalité. Ces injures ont un objectif : disqualifier ceux qui s'aventurent dans de telles actions, et préparer le terrain pour leur répression. » (p. 29)
3. « L'argument de la démocratie directe s'est largement diffusé dans les mouvements d'occupations de place qui ont essaimé à Tunis, au Caire puis à New York, Madrid, Athènes, Moscou, Tel Aviv, Rio de Janeiro, Istanbul et Kiev au cours des cinq dernières années. Il est aussi avidement mobilisé par les zadistes et les Anonymous. […]
Un second argument – que nous nommerons 'argument de la démocratie sociale' – dénonce le caractère faussement démocratique des régimes occidentaux en soulignant que l'égalité politique des citoyens est un leurre dans des sociétés traversées par des inégalités socio-économiques structurelles. […] l'argument insiste sur le fait que l'égalité politique n'a de réalité que lorsqu'elle s'accompagne d'une égalité sociale et économique. […]
[…]
L'affirmation selon laquelle "nous ne sommes pas en démocratie" prend parfois un second sens. Il ne s'agit alors plus de dire que "la démocratie n'est pas un État" mais plutôt qu'elle "n'est pas un état". L'argument selon lequel "nos régimes politiques ne sont pas démocratiques" laisse place à celui selon lequel "la démocratie n'est pas un régime politique", au sens où la démocratie n'est pas réductible à un ensemble de règles figé dans le marbre d'une constitution. La démocratie n'est pas un dispositif institutionnel fixé une fois pour toutes. […] Toute démocratie se manifeste à travers un mouvement de démocratisation. La démocratie n'est jamais achevée. Elle reste toujours à refonder et à réinventer. » (pp. 46-48)
4. « La disparition de tout absolu – qui entraîne l'abandon des notions de "bonne loi" et de "loi parfaite" – nous fait-elle tomber dans les filets du subjectivisme ? Autrement dit, sommes-nous condamnés à choisir entre vérité métaphysique et dérive relativiste ?
[…] La dissolution des repères de la certitude n'équivaut pas à la perte de tout repère. L'incertitude n'est pas assimilable au règne du hasard intégral. Elle signifie simplement que nous entrons dans le domaine du probable ; domaine dans lequel le changement n'est pas pleinement prévisible mais n'est pas non plus entièrement chaotique. Entre l'ignorance absolue et la connaissance parfaite s'intercalent différents degrés d'incertitude. Nos essais produisent des erreurs que nous pouvons ensuite rectifier. » (p. 77)
5. « [La démocratie] est-elle institutions (c'est-à-dire un ensemble stable et durable de lois, de règles et de procédures) ou institution (c'est-à-dire émergence de nouvelles formes) ?
Le problème est insoluble lorsqu'on le présente comme une alternative entre pouvoir instituant et pouvoir institué. Mais c'est précisément parce qu'il est impossible d'y répondre qu'il faut poser la question sous cette forme. La démocratie s'inscrit dans une tension entre l'instituant et l'institué, entre le mouvement d'institution et la stabilisation que permettent les institutions, "entre une fondation dont le principe est de pérenniser le pouvoir qu'elle a créé et le principe du commencement dont l'objectif n'est pas la durabilité mais la possibilité toujours présente de création" [Antoine Chollet]. Cette tension ne saurait se résorber dans une synthèse hégélienne. Il n'y a pas de réconciliation finale des deux termes contradictoires. L'instituant et l'institué sont incompatibles et pourtant la démocratie ne saurait se passer d'aucun d'eux. » (p. 85)
6. « Contrairement à l'assimilation classique du conflit et de la violence, il faut à présent affirmer que plus il y a de conflit politique, moins il y a de violence. La civilité de la désobéissance civile désigne le caractère fondamentalement non-violent du conflit politique. Contre ceux qui s'appuient sur l'ambiguïté sémantique du terme allemand Gewalt (traduisible aussi bien par 'pouvoir' que par 'violence') pour faire valoir que l'économie du pouvoir est inséparable de l'exercice de la violence, les nouveaux désobéissants brisent l'assimilation du pouvoir politique à l'organisation de la violence. Ils considèrent, comme Hannah Arendt, que "parler d'un pouvoir non violent est réellement un pléonasme. La violence peut détruire le pouvoir ; elle est parfaitement incapable de le créer."
La désobéissance civile rompt également l'identification du conflit à la violence, pour souligner la logique spécifiquement non-violente de la politique – qui est indissociablement conflit, pouvoir et action. Ainsi arrachée à ses détracteurs, la non-violence ne saurait rester confiner au domaine du moralisme. Elle ne renonce pas à la politique comme conflit mais à la violence comme moyen d'intervenir dans les conflits politiques. » (pp. 100-101)
7. « En somme, la non-violence dit de la violence ce qu'Albert Camus écrivait à propos du meurtre : "Les gens comme moi voudraient un monde, non pas où l'on ne se tue pas (nous ne sommes pas si fou!), mais où le meurtre ne soit pas légitimé." Bien que toujours inacceptable, la violence demeure pourtant inéliminable. L'action non-violente ne désigne pas tant le refus de la violence que la lutte contre la violence. Sommé de choisir entre violence et passivité, le pacifiste reste passif […]. La non-violence est au contraire une force politique résolument active. […]
Par ailleurs, alors que le pacifisme se limite à la dénonciation des guerres entre États, la non-violence traverse dans toute son épaisseur le monde de la violence. Elle inclut dans sa ligne de mire toutes les ramifications sociales, psychiques et symboliques de la violence. Elle traque avec obstination ses méfaits. Comme l'écrit Paul Ricœur, la supériorité de la non-violence sur le pacifisme réside dans sa reconnaissance du fait que "la violence s'organise en structure, […] les structures du terrible." » (pp. 122-123)
8. «Remarquons d'abord que, dans la perspective libérale, la société est pensée comme conflictuelle mais la politique a pour visée de réconcilier les parties en présence, de subsumer la diversité des points de vue. L'exercice public de la raison a vocation à restreindre les effets conflictuels du pluralisme et à canaliser les ardeurs contestataires puisque, comme l'écrit Rawls, "une conception libérale retrouve l'urgente tâche politique de fixer, une fois pour toutes, le contenu des libertés et des droits fondamentaux." La reconnaissance du pluralisme s'accompagne d'une tentative de le domestique. Pour la philosophie non-violente, qui reconnaît aussi le caractère indépassable des divisions sociales, le politique n'a pas vocation à résorber ces divisions dans la recherche d'un compromis raisonnable ou d'un consensus par recoupement. […] Les désobéissants civils font de l'expression publique des divisions la raison d'être du politique. » (pp. 130-131)
9. « En admettant le bien-fondé de certains actes qui enfreignent la loi tout en faisant preuve de civilité, les nouveaux désobéissants incarnent une conception renouvelée de la citoyenneté. Celle-ci est élargie au-delà des droits et des devoirs accordés aux sujets de l’État, afin d'intégrer les demandes croissantes de participation politique qui émergent au sein de la société civile. Le véritable citoyen n'est plus celui qui dispose dudit statut juridique en raison de son lieu de naissance ou de la nationalité de ses parents, mais celles et ceux qui s'engagent dans une action politique orientée vers un idéal de justice et de liberté. En ce sens, les migrants qui manifestent actuellement dans les rues de Paris ont beau être doublement hors-la-loi – au regard de leur situation administrative et de leurs actions interdites par l'état d'urgence – ils témoignent peut-être mieux que quiconque de ce qu'être citoyen veut dire. » (pp. 155-156)
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