L'achat de cet ouvrage a été motivé par une analogie structurale avec un livre plus récent que j'ai beaucoup apprécié : _Des mains heureuses_ par Claire Richard (2023). Dans les deux opus, le récit autobiographique emmêle un événement intime – la séparation de son conjoint chez Eloïse Lièvre, la (première) maternité chez Claire Richard – à un thème de réflexion anthropologique – la pratique de la lecture dans le métro parisien chez EL, le sens du toucher chez CR, sur fond d'une actualité marquante – les attentats de 2015 chez EL, le confinement et gestes barrière anti-Covid chez CR.
Compte tenu de l'antériorité de cet ouvrage-ci (2020), et profitant de mes relations cordiales avec CR, je lui ai demandé si elle avait connaissance de ma nouvelle acquisition, si elle s'en était éventuellement inspirée, ou bien si une source commune, révélatrice hypothétique d'un certain air du temps littéraire actuel pouvait être dégagé. CR ignorait le livre d'EL, mais elle a effectivement confirmé mon hypothèse de l'air du temps sous forme de triade : « le fragment, le sensible dans le corps, l'entrelacement de l'intime et du politique ».
Hélas ! de la comparaison entre les livres, celui-ci fait naître chez moi un sentiment de profonde déception et même de vive hostilité. Je me délectais à anticiper les multiples relations possibles entre la fin d'une relation conjugale et la pratique de la lecture – chez soi-même ou observée chez autrui –, et même entre l'événement personnel et le geste programmatique de l'autrice de furtivement photographier des lecteurs dans le métro ; j'en présumais les aspects politiques, et par ailleurs les relations de couple ainsi que la pratique de la lecture constituent deux centres d'intérêt que je cultive de longue date dans mes lectures. De tout cela, presque rien. Je lis pour apprendre, pour savoir, non pour me distraire ni m'évader. Le savoir, autant dans les essais que dans les autres écrits, est loin d'être incompatible avec le fragment, au contraire, mais il l'est avec la divagation, avec les associations automatiques des idées. De plus, le contrat lectoral que je souscris avec tout auteur.trice implique le maximum de la sincérité. Tout le monde n'est pas CR, qui fait du dévoilement du soi jusque dans l'intime (je pense également à son précédent opus, _Les Chemins du désir_ qui traite de la pornographie du point de vue de sa propre consommation) son trait distinctif et le support d'une sincérité que je définirais de subversive. On peut faire réfléchir en gardant sa réserve, en faisant preuve de discrétion, voire de pudeur. Mais ce qui a été intolérable, pour moi, c'est d'esquiver les sujets à l'extrême, ne gardant de la séparation qu'une seule scène de destruction (d'un livre) d'une violence et d'une brutalité tout à fait unique dans le récit, des photos de lecteurs dans les transports en commun qu'un prétexte d'un fourre-tout sur les livres, la lecture, etc. qui ne possède presque rien de personnel et encore moins d'original, propice à la réflexion, et enfin de la politique, que des miettes, des traces dérisoires (peut-être exclusivement ma cit. 2...).
Je reconnais à ce livre l'avantage stylistique de l'usage du « fragment servi par une prose extrêmement soignée, très métaphorisée, maniant avec dextérité une syntaxe complexe et une stupéfiante richesse lexicale ». Je ne critiquerai jamais les phrases proustiennes, ni ne m'offusquerai de devoir interrompre périodiquement ma lecture pour consulter un dictionnaire. Mais je ne cherche pas ce genre d'émerveillement (facile) dans la lecture : il ne me suffit plus pour ne pas déplorer d'avoir fait mauvais usage de mon temps limité.
Cit. :
1. « L'homme austère qui serre si fort _Un Bonheur parfait_ contre lui ce jour-là, comme si sa vie en dépendait, comme je me raconte que ma vie en dépendit, je le reconnais. Je ne le connais absolument pas, mais je le reconnais. Je reconnais la tension de ses mains, elle exprime la même urgence que la mienne, ou à peu près, un peu qui n'a aucune importance. Nous nous rencontrons sans entrer en contact, nous nous lions sans aucun lien, aucun autre lien que ce livre qui fait signe. Je lui sais gré d'être sur ma route, mon compagnon qui s'ignore, mon frère. Son offrande, dont il ne saura jamais rien, est de me faire ressentir cette abolition violemment heureuse en moi de l'individu distinct. La joie blanche de mon cœur. Identification. Gratitude. La reconnaissance. » (pp. 45-46)
2. « Les gens qui lisent dans le métro ne feraient pas tous le choix unanime de l'action rebelle si les circonstances le réclamaient. D'ailleurs, les circonstances le réclament, et tous les gens qui lisent dans le métro ou ailleurs ne s'interposent pas lorsque la police obéit aux ordres de détruire un campement de migrants, de faire évacuer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, d'interpeller un secouriste pour avoir conduit à l'hôpital une femme sans-papiers sur le point d'accoucher, ne vont pas même manifester pour faire entendre leurs voix contre la destruction de Code du travail, ni ne glissent dans l'urne un bulletin de vote conséquent ou refusent de le faire parce que précisément ils le savent sans conséquence, ni même achètent tous les livres qu'ils lisent dans les librairies indépendantes de leur quartier, évitent de se ruer sur la dernière petite machine à la mode, n'emplissent pas leur garde-robe de vêtements qu'ils ne porteront pas, ou refusent de consommer des animaux morts dans des conditions intolérables.
Mais dans le métro des trajets laborieux, les livres ouverts projettent leur lumière, visibles et parfaitement clandestins, comme des regards, des hochements de tête imperceptibles, des codes, des signes de reconnaissance, au gré aussi des reflets dans les vitres des trains, de cette fantomatique ténacité qui les habite, et je me laisse obséder par cette formule en clair-obscur, héroïque et silencieuse, 'l'armée des ombres', pour en revêtir les liseurs, nous, les veilleurs, et trouver, sans jamais perdre conscience de la grandeur du modèle et de la disproportion de ce qui n'est, comme la scène absente du film de Melville, qu'une image, qu'elle nous va bien. » (pp. 83-84)
3. « Après que j'eus enlevé mon alliance, 'le père de mes enfants' m'offrit une bague pour la remplacer. Un anneau de rupture, un anneau de l'après. C'était une bague en argent dont le chaton était orné d'un petit Sacré-Cœur percé d'une flèche de part en part, de bas en haut. Le symbole était beau, lesté d'une aura certaine de culpabilisation lancinante, et, sans doute pour relever le défi absurde d'endosser une faute que je n'avais pas commise, puisque l'un ou l'une ne quittait pas l'autre, que personne n'abandonnait personne, que nous nous séparions, que 'nous' se séparait, je la portai. La bague remplit sa mission au-delà de sa charge symbolique. Chaque fois que je m'habillais ou me déshabillais, mais aussi la plupart du temps quand je manipulais des objets, quand je cherchais quelque chose dans mon sac, le sommet de la bague se prenait dans ce que je touchais et sa pointe, basculant vers la peau à l'extrémité de ma phalange, me blessait. Cela faisait mal, un petit mal vif, instantané, aussitôt oublié. Je ne compris pas tout de suite d'où venait la piqûre, flamboyante de déni. Mais une nouvelle trace apparut, un minuscule poinçon rosé, puis, à mesure que le mouvement se répétait, une égratignure rouge sans cesse entretenue, une torture miniature. J'ai fini par ôter la bague, et je l'ai rangée avec tant de soin que je ne sais plus où elle est. Mais si j'observe mon doigt, aux deux tiers de la phalange proximale, je peux voir une infinitésimale moucheture, ocelle à peine plus sombre que le grain de la peau, et je sais que c'est là le reste d'une contrition saugrenue, élément sacrificiel de l'histoire, qui aujourd'hui ne m'arrache que des sourires. » (pp. 147-148)
4. « La question que j'inscris dans la barre de recherche du navigateur est mal comprise. Où lit-on le plus ? L'aleph me répond : en Inde, en Thaïlande, en Chine. Je reformule : Où lisez-vous ? Des magazines posent régulièrement la question et j'aime beaucoup le nom de ce site d'échanges, "Le coussin du chat", qui donne les mêmes réponses que les grands tirages. Le lieu de la plus grande intimité – du sommeil, du repos, du sexe, de l'amour – et celui de la plus grande promiscuité subie, de la plus collective et la plus sociale des expériences, le trajet quotidien, professionnel, le chemin du travail. Le lit et les transports en commun. "Le coussin du chat", dans une espièglerie innocente, rapporte aussi tous les inconvénients conjugaux de la lecture cubiculaire, cette lecture alanguie que seuls peuvent savourer pleinement les célibataires, puisque la lumière qui lui est nécessaire, disent les cancans, gêne les guetteurs d'endormissement, et que les livres nourrissent parfois jalousies, divergences de désir, culpabilités afférentes, tant ils sont de très bons amants. » (pp. 192-193)
5. « Ce que je désirais dans ma vingtaine, à cette époque des premiers choix, que je désirerais longtemps et que d'une certaine manière je désire encore, c'est cette intensité de vie qui est le privilège des êtres humains dans les livres. J'avais découvert, après avoir sans distance ni savoir partagé et aimé leurs aventures, la notion de personnage. Mais si elle avait un sens, ce n'était qu'à condition que j'en fusse un moi aussi, avec toute l'exigence et l'aura nécessaire, cette réalité excédentaire qui était le seul sens. Ou alors, les êtres des livres n'avaient pas moins d'existence organique et spirituelle que moi, pleine de matières complexes, palpables et impalpables, de cellules et de nuées, des chairs tout aussi chairs, les divers degrés de joie et de souffrances. » (p. 230)
6. « À trois mille deux cent cinquante-trois kilomètres de là, les éboueurs d'Ankara, tandis qu'Erdoğan fait mettre à l'index et détruire cent quarante mille livres, rassemblent ceux qu'ils récoltent dans les poubelles et finissent par installer dans une ancienne usine, elle aussi à l'abandon, une bibliothèque de cinq mille volumes ouverte jour et nuit.
La bibliothèque des éboueurs d'Ankara a une sœur en France. Je tombe sur elle par hasard et c'est mon âme sœur aussi instantanément. Elle s'appelle la Bibliothèque Fantôme et son créateur Ludovic Cantais. Ludovic est artiste, photographe et réalisateur. Il s'intéresse aux objets, à l'abandon, à la poussière, tout ce qui fait vestige, trace. Un jour, il s'est mis à recueillir les livres abandonnés dans la rue. » (p. 259)
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