En quoi le Moyen-Âge occidental était-il mâle ? Dans cette série de textes issus de conférences d'époques différentes, le célèbre médiéviste prend comme point de départ les deux conceptions contradictoires et antagonistes de l'amour et de la famille, la conception ecclésiastique et laïque, qui s'affrontent en France et en Europe tout au long du Moyen-Âge, avec une renversement significatif autour du XIIe siècle. Ces deux conceptions laissent cependant transparaître une égale misogynie et des conditions féminines particulièrement déplorables. Le discours sur l'évolution des structures familiales caractérisée par un relatif relâchement des épouvantables contraintes familiales sur le mariage et ses ayant-droit (les fils aînés et les filles dotées uniquement, tous les autres étant destiné.e.s au couvent...), mise en rapport avec la croissance des rendements fonciers et avec les problématiques de la démographie, s'élargit cependant à l'aspect culturel, représenté par le surgissement de l'amour courtois – possédant lui aussi des explications d'ordre politique – tel qu'il apparaît dans les deux parties du _Roman de la Rose_ ainsi que par la métamorphose de la figure du clerc à la même époque.
La prise en compte de cet aspect culturel, jusque dans l'analyse du système de valeurs qui s'affirment à partir du XIIe s., ainsi que quelques communications plus méthodologiques sur les problématiques de l'historiographie culturelle, font évoluer l'essai de manière un peu centrifuge par rapport à question initiale de la masculinité médiévale de l'amour et de la conjugalité. Elles n'éclaircissent pas, cependant, les zones d'ombre liées aux structures familiales autres qu'aristocratiques, sans doute faute de sources suffisantes.
Cit. :
1. « Disposons donc en premier lieu, face à face, les deux systèmes d'encadrement, qui par leurs desseins sont presque entièrement étrangers l'un à l'autre : un modèle laïque, chargé, dans cette société ruralisée, dont chaque cellule prend racine dans un patrimoine foncier, de préserver, au fil des générations, la permanence d'un mode de production ; un modèle ecclésiastique dont le but, intemporel, est de refréner les pulsions de la chair, c'est-à-dire de refouler le mal, en endiguant dans de strictes retenues les débordements de la sexualité.
[…]
[Dans la stratégie laïque] il semble bien que trois attitudes orientent principalement les négociations qui se développent alors en préambule à tout mariage : une propension, consciente ou non, à l'endogamie, à trouver des épouses dans le cousinage, parmi la descendance d'un même ancêtre, parmi les héritiers du même patrimoine, dont l'union matrimoniale tend ainsi à rassembler les fragments épars plutôt que de les dissocier davantage ; la prudence, qui engage à ne pas multiplier outre mesure les rejetons, donc à limiter le nombre de nouveaux ménages, à maintenir par conséquent dans le célibat une part notable de la progéniture ; la méfiance enfin, la cautèle dans les détours du marchandage, la précaution de se garantir, le souci de part et d'autre d'équilibrer les cessions consenties et les avantages attendus. » (pp. 16-18)
2. « Des obstacles d'un autre genre étaient dressés, et par les moralistes de l'Église eux-mêmes, innocemment, par tant de prêtres qu'obsédait la peur de la féminité. Dans l'essor de la pastorale, ils s'efforçaient de réconforter les femmes victimes de la conjugalité que nous devinons si nombreuses en ce temps, dans ce milieu social, meurtries, délaissées, répudiées, bafouées, battues.
[…]
[D'après une lettre de direction spirituelle de la fin du XIIe s.] Entendons bien : l'injustice, le déni de justice serait que, trop profondément blessée, incapable de vaincre ses répugnances, l'épouse se dérobât, refusât son corps à son mari, n'acquittât pas sa dette. (Remarquons qu'Adam de Perseigne n'envisage à aucun moment que la femme puisse être elle-même demanderesse, qu'elle soit, elle aussi – et c'est pourtant ce que dit le droit canon – en saisine du corps de son mari, en position de réclamer son dû.) Mais l'injustice serait aussi qu'elle livrât à son époux, en même temps que son corps, son âme. Et voici la conclusion de ce petit traité moral : certes tu n'as pas le droit de te refuser. Toutefois, "quand l'époux de chair s'unit à toi, mets, toi, ta joie […] à demeurer fixée, spirituellement, à ton époux céleste". De marbre, donc. Sans aucun frémissement de l'âme. » (pp. 40-41)
3. « [Autour de l'an 1100] Les évêques entreprennent de remodeler la morale sociale, tablant sur cette institution majeure qu'est la conjugalité. Ils interdisent le mariage aux ecclésiastiques puisque l'abstinence sexuelle peut leur sembler le gage d'une supériorité qui doit placer les clercs au sommet de la hiérarchie des conditions terrestres. Inversement, les évêques prescrivent aux laïcs de se marier, ceci pour mieux les tenir, les encadrer, endiguer leur débordement. Mais ils leur enjoignent de former des couples selon des principes et des règles que l'évolution du rituel et de la réflexion religieuse sacralisent progressivement. Ils affirment l'indissolubilité du lien conjugal ; ils imposent l'exogamie au nom d'une conception démesurée de l'inceste ; ils répètent que la procréation est la seule justification de l'accouplement ; ils rêvent d'expulser de celui-ci tout plaisir.
[…]
Face aux admonestations des évêques, les nobles et les chevaliers par conséquent regimbent. Ce n'est pas seulement qu'ils veulent jouir de la vie. Lorsqu'ils sont chefs de maison, responsables du destin d'un lignage, ils entendent répudier librement leurs femmes si elles ne leur donnent pas des héritiers mâles, épouser leurs cousines si cette union permet de remembrer l'héritage. Lorsqu'ils sont célibataires, ils entendent pratiquer librement les rites érotiques propres à la "jeunesse". » (pp. 50-51)
4. « […] Dans cette société militaire, l'amour courtois ne fut-il pas en vérité un amour d'hommes ? Je donnerais volontiers au moins une portion de réponse : servant son épouse, c'était, j'en suis persuadé, l'amour du prince que les jeunes voulaient gagner, s'appliquant, se pliant, se courbant. De même qu'elles étayaient la morale du mariage, les règles de la fine amour venaient renforcer les règles de la morale vassalique. Elles soutinrent ainsi en France dans la seconde moitié du XIIe siècle la renaissance de l'État. Discipliné par l'amour courtois, le désir masculin ne fut-il pas alors utilisé à des fins politiques ? Voici une des hypothèses de la recherche que je poursuis, incertaine, tâtonnante. » (p. 82)
5. « [Dans le _Roman de la Rose_] On avait attendu de Guillaume de Lorris que, par les chemins de l'initiation, ceux de la quête, du voyage aventureux et de l'effusion lyrique, il enseignât les manières de se bien conduire. On attend de Jean de Meun la communication d'une science. Lui s'adresse à des hommes pour qui la vie ni le goût du bonheur ne sauraient cesser passé vingt-cinq ans, qui savent bien que les femmes aujourd'hui sont savantes. Que si beau soit-on, si agile dans le jeu militaire ou dans les assauts amoureux, on ne brille plus dans les assemblées mondaines si l'on ignore tout de Cicéron, de Suétone, ou des poètes, si l'on ne peut reconnaître au passage telle citation, faire au moins semblant d'être averti des livres dont on parle dans la Faculté des arts. Admirable vulgarisateur, Jean de Meun distribue avec largesse cette menue monnaie de la connaissance érudite. […] Que ne livre-t-il pas : Virgile, Tite-Live et Juvénal, Alain de Lille, Jean de Salisbury, André Le Chapelain, Abélard, ce que Chalcidius révèle du Timée, tant d'autres auteurs dont on n'a pas encore repéré dans le Roman la trace, Bernard Silvestre par exemple, sans parler de l'astronomie, de l'optique, de toutes les voies où la recherche scientifique venait tout juste de s'engager. » (p. 110)
6. « Des "jeunes", chevaliers et clercs, rivalisant, chacun brûlant d'éclipser les autres, d'attirer sur sa personne les faveurs du patron par la démonstration de son excellence dans les armes ou dans les lettres, vient l'animation de la vie courtoise. Mais elle vient aussi des femmes. Ne les oublions pas. Tout donne à penser en effet que leur participation à la culture savante fut plus précoce et plus étendue que celle des mâles de l'aristocratie laïque. Il existait, adjointe à la demeure noble, une sorte de couvent où les filles du maître étaient éduquées. Celles qui n'y demeuraient pas toute leur vie en condition quasi monastique, ou faute d'avoir pu être mariées, en sortaient sans doute moins superficiellement 'litteratae' que les chevaliers, leurs frères. Elles jouaient un rôle central dans la compétition culturelle dont la cour était le théâtre. Cette compétition se déroulait devant elles ; c'était à leurs yeux que les garçons voulaient briller ; il leur appartenait d'attribuer le "prix". Ne constituèrent-elles pas l'un des relais essentiels entre la "Renaissance" et la haute société laïque ? » (pp. 195-196)
7. « Partons pour cela du vocabulaire, latin, qu'employaient les intellectuels. Il établissait la quasi-synonymie, en tout cas l'équivalence, entre le mot 'dolor' et cet autre mot, 'labor', qui signifiait travail. […] Pour avoir succombé à la tentation, l'homme et la femme furent voués non seulement à mourir mais à souffrir. Pour elle, spécialement la 'dolor' : "Tu enfanteras dans la douleur" ; pour lui spécialement le 'labor' : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front." […]
Il découle de cela que la douleur est d'abord affaire de femme, que l'homme par conséquent se doit de la mépriser. L'homme digne de ce nom ne souffre pas ; il ne doit pas en tout cas manifester qu'il souffre, sous peine de se trouver dévirilisé, de rétrograder, d'être rabaissé au niveau de la condition féminine. Mais il en découle aussi que la peine physique, parce qu'elle est associée à l'idée de labeur, apparaît tout particulièrement indigne de l'homme libre. La tradition gréco-romaine venait ici en renfort, puisqu'elle identifiait la liberté à l'oisiveté, puisqu'elle tenait toute besogne manuelle pour servile. Comme le travail des mains, la douleur fut donc considérée à l'époque féodale comme une déchéance. » (pp. 205-206)
8. « Autour d'une maison, centre d'un faisceau de pouvoirs, où la dynastie s'enracine, où le chef du lignage tient résidence, où, dans le lit dressé au cœur même de cette demeure, dans la couche où lui-même est né, il s'emploie consciencieusement à procréer ceux qui prolongeront l'avenir de la parenté, où ses filles resteront, jalousement gardées, jusqu'à leur mariage ou jusqu'à leur mort, où ses fils passeront leur enfance, qu'ils quitteront, adolescents, pour les errances de l'aventure, mais dont ils porteront le nom, où ils se retrouveront à certaines dates, où l'on ne cesse de raconter l'histoire de la famille, où il arrive, comme ici, qu'on l'écrive. Une histoire à proprement parler domestique, puisqu'elle est moins l'histoire d'une race que d'une maison. De la manière dont cette maison s'est enrichie, dont elle a défendu ses droits au cours des âges, des risques qu'elle a pu affronter, des chances qu'elle a pu saisir. « (pp. 218-219)
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