« I would prefer not to », martèle Bartleby. Nombreuses ont été les interprétations de cette formule de la résistance passive, peut-être de la désobéissance civile (prononcée à Wall Street au pic de la révolution industrielle en Amérique...), qui dénote l'inversion des rôles entre le puissant et le plus démuni, par le seul effet de la détermination courtoise et inébranlable de celui qui la profère. Qui est Bartleby ? un autiste « préférant » la perte de sa vue et le renoncement à se nourrir à tout changement de ses habitudes ? une victime du syndrome de Stockholm ?
Pour ma part, je voudrais plutôt me pencher sur la question symétrique : quels sont les effets de son refus de collaboration sur le narrateur – si on consent à prendre ce dernier pour le personnage principal de la nouvelle ? Nous avons là une métamorphose en quatre temps, un drame en quatre actes :
1. Le Doute :
« C'est un fait assez fréquent que, si un homme se voit contrecarrer d'une manière toute nouvelle et violemment déraisonnable, il commence à être ébranlé dans ses convictions les plus patentes. Il commence bel et bien à soupçonner vaguement que la justice et la raison, quelque prodigieux que cela puisse être, sont entièrement dans l'autre camp. En conséquence, s'il se trouve là quelques personnes désintéressées, il se tourne vers elles afin de chercher du renfort pour ses esprits défaillants. » (p. 29)
2. La Haine :
« Mes émotions premières avaient été de pure mélancolie et de la plus sincère pitié ; mais à mesure que la détresse de Bartleby prenait dans mon imagination des proportions de plus en plus grandes, cette mélancolie se muait en frayeur, cette pitié en répulsion. Tant il est vrai et terrible à la fois que, jusqu'à un certain point, l'idée ou la vue de malheur mobilise nos meilleurs sentiments, mais que, dans certains cas particuliers, au-delà de ce point elle ne les commande plus. Il serait erroné de croire que ce phénomène soit dû invariablement à l'égoïsme inhérent au cœur humain. Il procède plutôt d'une certaine désespérance de pouvoir remédier à un mal excessif et organique. Pour un être sensible, la pitié, souvent, est souffrance. Lorsqu'on voit finalement qu'une telle pitié ne saurait sortir un secours efficace, le sens commun ordonne à l'âme de s'en débarrasser. » (pp. 43-44)
3. Le Fatalisme :
« Je vins peu à peu à me persuader que mes désagréments relatifs au scribe étaient prédestinés de toute éternité, que Bartleby avait été nanti d'un billet de logement pour mon étude par une très sage Providence, et cela pour quelque mystérieux dessein qu'il ne m'appartenait pas, à moi, simple mortel, de sonder. "Oui, Bartleby, pensai-je, reste là derrière ton paravent, je ne te persécuterai plus ; tu es inoffensif, aussi peu bruyant que n'importe laquelle de ces vieilles chaises ; bref, je ne me sens jamais autant en paix que lorsque je te sais là. Je le vois, je l'éprouve enfin ; je pénètre la raison d'être prédestinée de ma vie. Je suis satisfait. D'autres peuvent avoir des rôles plus élevés à jouer ; quant à moi, ma mission en ce monde, Bartleby, est de mettre mon étude à ta disposition aussi longtemps que tu trouveras bon d'y rester." » (pp. 60-61)
4. L'Angoisse (due à l'Incongruence avec soi-même) :
« Dès que j'eus retrouvé mon calme, je vis clairement que j'avais fait désormais tout ce que je pouvais faire – compte tenu des exigences du propriétaire et des locataires aussi bien que de mon propre désir et de mon sentiment du devoir – pour venir en aide à Bartleby et le protéger de toute persécution brutale. Je m'efforçai alors d'être parfaitement insouciant et tranquille ; et mes efforts eurent l'approbation de ma conscience ; mais à dire vrai, ils ne furent pas aussi fructueux que j'aurais pu le souhaiter. Je craignais tant de me voir pourchasser à nouveau par le propriétaire furibond et par ses locataires exaspérés que, laissant le soin de mes affaires à Lagrinche pour quelques jours, je parcourus dans mon cabriolet les hauts quartiers de la ville et des faubourgs […] En fait, pendant cette période, je vécus pour ainsi dire dans mon cabriolet. » (pp. 70-71)
Si la réaction belliqueuse du narrateur s'estompe devant l'apaisement de sa conscience, chaque fois qu'il a pu se soustraire à une relation de domination qui le rend moralement inférieur à son antagoniste, des circonstances extérieures, principalement la peur du qu'en-dira-t-on, de la perte de reconnaissance de son pouvoir, fragilisent la décision dictée par son intériorité. Son conflit intra-psychique le pousse à se mentir deux fois : dans sa négation de tout lien et donc de toute responsabilité envers Bartleby devant le propriétaire, et dans sa prétention d'innocence face à l'emprisonnement injustifié de son ancien employé. Dans les deux cas, son ego s'en trouve moralement avili, surtout au regard de celui de l'adversaire, proportionnellement magnifié :
« Bartleby !
- Je vous connais, dit-il sans se retourner – et je n'ai rien à vous dire. »
Ainsi fonctionne, semble-t-il, la non-violence dans le champ du politique, ainsi le dépassement de la domination dans celui des relations interindividuelles, dès lors qu'on peut opposer au pouvoir une résolution et une ténacité sans faille.
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