Comme dans d'autres parmi ses derniers ouvrages, Tobie Nathan livre dans cet Abécédaire non plus un compendium de ses théories savantes, mais un catalogue d'anecdotes et de fragments qui, pour ceux qui sont familiers de sa pensée évoquent et renvoient à des connaissances acquises, et pour les autres doivent sans doute représenter de séduisantes pastilles d'érudition et de charmants bijoux d'exotisme.
Les entrées alphabétiques dont se compose l'ouvrage (cf. table infra), sont dotées de notes et de postilles bibliographiques (« À lire ») qui se réfèrent souvent à des classiques, parfois à des pépites presque inconnues, mais dont on devine la valeur de synthèse d'un parcours de recherche et de pratique de nombreuses décennies. De plus, la plupart de ces textes ayant été préalablement publiés sous forme de chroniques dans « Philosophie Magazine », on reconnaît, mais on ne cesse d'être stupéfait par l'ancrage que leurs contenus possèdent avec des réalités contemporaines – les réseaux sociaux, la Covid, etc. – souvent se dévoilant en conclusion. D'autres anecdotes sont emblématiques des débats pérennes autours de l'ethnopsychiatrie, toujours regardée avec scepticisme par un certain rationalisme mal compris et mal disposé à l'égard de l'invisible, du « surnaturel », du « paranormal » ou simplement du « radicalement étranger ».
Ceci est donc un Abécédaire, comme l'indique avec modestie son titre, non un dictionnaire, dédié à la mémoire de Marcel Mauss. Lu en quelques heures, il ne m'a pas appris grand-chose, mais je saurai m'en servir comme référence (surtout bibliographique) chaque fois que j'aurai besoin d'une « piqûre de rappel » de l'enseignement de Nathan.
Table :
'… comme 'Aïn [Moyen-Orient, Maghreb]
A... comme Amok [Malaisie, Philippines]
B... comme Baubô, la vulve joyeuse [Grèce antique, Éleusis]
C... comme Cultes du Cargo [Vanuatu]
D... comme Djinn [Moyen-Orient, Maghreb]
E... comme « Eau de l'homme » [Nouvelle-Guinée]
F... comme Faamu [Tahiti]
G... comme Ghotul [District de Bastar, État de Chhattisgarh, Inde]
H... comme Hachich [Moyen-Orient]
H... comme Histoires d'eau [France]
I... comme Incubation [Grèce antique, Maghreb contemporain, Inde du Nord]
J... comme Janissaire (Yeniçeri) [Empire Ottoman, du XIVe au XVIIIe siècle]
K... comme Khat [Éthiopie, Somalie, Djibouti]
L... comme Lilith [Traditions juives médiévales du Maghreb et d'Europe centrale]
M... comme Médium [Buzancy, France, 1784]
N... comme Ndoki [Congo, Brazzaville et Kinshasa]
O... comme Œdipe et la prohibition de l'inceste [Antiquités égyptienne, perse, juive et grecque]
P... comme Poulet [Île de la Réunion]
Q... comme Quesalid [Canada, Province de la Colombie britannique]
R... comme Rimorso [Italie du Sud, et notamment la région des Pouilles]
S... comme Sphinge [Grèce antique]
T... comme Tasfih [Tunisie]
U... comme Utérus [Grèce antique, Occident XIXe siècle]
V... comme Vaudou [Afrique de l'Ouest, Bénin, Togo, Ghana, Nigeria...]
W... comme Weismayer [Lugos, Roumanie, province du Banat]
X... comme Xenos [Grèce antique, antiquité biblique]
Y... comme Yamomk [Indiens Mohaves (Arizona)]
Z... comme Zar [Éthiopie, Soudan, Égypte]
Cit. :
1. « Il existe encore des rituels thérapeutiques aux fontaines [en France], notamment dans le Limousin, mais aussi dans d'autres régions. Ces rituels sont devenus, sinon secrets, du moins très discrets, condamnés tant par l'Église que par la Science. D'après une belle description de Jean-Pierre Cavaillé dans un travail sur la dévotion aux eaux vives, une vieille femme recherche la meilleure fontaine en interrogeant les charbons. Sur la table, un verre d'eau, un cendrier et deux baguettes de noisetier longues de 30 à 40 centimètres. À côté, une liste d'une quinzaine de fontaines des environs. Elle fait un signe de croix, prend une baguette qu'elle enflamme. Et lorsque le feu a bien pris, elle brise l'extrémité et la jette dans le verre d'eau. Au contact de l'eau, le charbon ardent claque, puis souffle. On ne voit presque pas ses lèvres bouger mais c'est à ce moment qu'elle prononce la parole, la prière, le secret. Si le charbon coule, le sort a accepté telle fontaine ; s'il flotte, on passe à la suivante. » (pp. 65-66)
2. « Mais alors, de quoi souffre cet homme ? De dépression, disent sans doute psychiatres et psychanalystes, alors que Mamie ne dit rien ; elle fait ! Par son entreprise, elle démontre que ce sont les esprits invisibles – "esprits comoriens, esprits malbars, esprits malgaches, morts dérangés..." – qui viennent le persécuter, sans doute appâtés naguère par le sang de sa fille...
Qui parle lorsque s'installent la souffrance et la maladie ? "La pulsion, c'est la pulsion qui parle", prétendrait peut-être le psychanalyste ; "les neuromédiateurs", penserait sans doute le psychiatre – neuromédiateurs affamés qui réclament leurs molécules... Les esprits cannibales, tranche Louisa !
Reste la dernière question, la plus importante, peut-être. Pourquoi des poulets ? J'en ai tellement vu, sacrifiés pour soigner les humains, au point que je me suis dit quelquefois qu'ils étaient le médicament le plus répandu à travers la planète... C'est que l'homme ressemble tellement à un poulet... Bipède comme lui, il se dandine en marchant et tourne sans cesse la tête à droite, à gauche, pour regarder. Les poulets marchent, regardent, et parlent sans cesse... Est-ce du fait de cette ressemblance que l'on sacrifie les poulets en lieu et place des humains... trompant les esprits et les dieux qui, manifestement – et c'est peut-être la leçon de toutes les thérapeutiques –, ne savent guère repérer la différence ? » (pp. 113-114)
3. « Donc, plutôt que de s'interroger pour savoir si "les techniques thérapeutiques traditionnelles sont efficaces", il serait bien plus judicieux de se demander "à quelles conditions sont-elles efficaces ?". Comment des choses constituées de matière vulgaire, comme la boule de duvet ensanglantée de Quesalid, peuvent-elles acquérir la capacité de devenir "la maladie" ? À observer les rituels thérapeutiques partout dans le monde, la maîtrise de telles "choses" chargées de puissance se retrouve partout. Par quels mots les qualifier ? À mon avis, "chose" est le mot correct, du latin 'causa', "ce qui cause", "qui est à l'origine des mouvements du monde".
Alors voici la question, une question qui pourrait sembler surréaliste, pourtant inhérente aux systèmes thérapeutiques : est-il possible d'animer des choses, de les doter d'une vie autonome ? Est-il possible d'enchanter des objets, des cailloux, des duvets d'oiseau, mais aussi des objets de culte, des statuettes ?
Et une question supplémentaire, inévitable, serais-je capable d'utiliser de tels objets à mon tour ? » (p. 121)
4. « Lorsque survient le désamour, on admet que les femmes manifestent quelque jalousie à l'égard de leur rivale, mais on attend des hommes qu'ils acceptent avec philosophie le départ de la femme à laquelle ils sont attachés. Les cas de "Hi:wa itck", de folies causées par une "peine de cœur" surviennent spécifiquement lorsqu'un homme d'un certain âge voit partir sa jeune épouse dont il est épris, vers un jeune homme de son âge.
[…]
Pour les Mohaves, seules les alliances inhabituelles, que l'on pourrait désigner "à risque", peuvent conduire à des comportements fous lorsqu'elles sont interrompues. On en vient à se demander si notre société, qui admet que toute souffrance dépressive relève de la psychopathologie et mérite l'administration de psychotropes, n'a pas institué comme règle de mariage les exceptions des sociétés plus raisonnables... » (pp. 162-163)
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