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[La distinction de sexe | Irène Théry]
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Posté: Ven 17 Fév 2023 21:21
MessageSujet du message: [La distinction de sexe | Irène Théry]
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De même que _Le Sexe des Modernes_ par Éric Marty a constitué pour moi une première lecture de référence pour déconstruire la théorie du genre américaine de Judith Butler d'un point de vue philosophique, ce magistral traité d'Irène Théry a représenté l'ultime outil de déconstruction de celle-ci, d'un point de vue de sociologie théorique se valant de la méthode anthropologique et un peu de la linguistique. En effet, qu'est-ce que la théorie du genre, en fin de compte, sinon le développement jusqu'à ses conséquences extrêmes d'un individualisme conçu en opposition à la société, lequel somme le sujet de se construire et de revendiquer, contre les assignations sociales, une identité propre – de sexe, de genre et d'orientation sexuelle – qui se réaliserait par la simple fonction performative de son énonciation ? Mais qu'est-ce qu'un tel individu, dont la personnalité existerait en amont de la société, à condition d'adhérer au mythe libéral du contrat social, et par son intériorité la plus profonde, à condition d'adhérer au mythe de « l'homme psychologique » ? En opposition, l'autrice démontre que, dans la réalité ontogénétique de l'être humain, le bébé atteint son humanité au sein du système linguistique spécifique de sa naissance, qui possède sa propre désignation de « la troisième personne », et à l'intérieur d'une société caractérisée par ses propres normes de relations, notamment de statuts sexués et de parenté, et par une structure de rôles qui le précède. L'enfant s'y inscrit, devient « personne », et ainsi il aura une marge de liberté d'action « conditionnelle », dans le cadre des « attentes » liées à son rôle et à son statut.
D'autre part, le lecteur comprend d'emblée que les catégories mêmes d'homme et de femme, absentes dans certaines langues, sont tout le contraire d'un universel, elles dénotent une spécificité non seulement occidentale, mais aussi très moderne.
En somme, la théorie du genre ne résiste ni à une critique sociologique de l'individualisme, que Théry se garde toutefois d'opposer aux grands déterminismes, de la manière dans laquelle s'opposent habituellement l'approche sociologique à l'approche psychologique, ni à l'observation ethnographique qui récuse le sociocentrisme.
L'autrice fait usage d'une réflexion qui tire ses origines de Durkheim, qui culmine chez Marcel Mauss, et où Lévi-Strauss assume une position ambiguë, lorsqu'il abandonne l'anthropologie empirique pour se livrer, à l'instar de Freud, à l'élaboration du second mythe des origines de la société représenté par l'interdiction de l'inceste. Par des apports théoriques successifs (Louis Dumont, Bourdieu, Wittgenstein, Edmond Ortigues, Charles Taylor, etc.) se précisent donc les contours de cette Distinction de sexe, qui n'est donc ni individuelle ni sexualisée, mais relationnelle, normative, construite par les institutions sociales, fondée sur la linguistique et en particulier sur la « dramaturgie de l'interlocution », valable pour les sociétés traditionnelles autant que pour les nôtres, individualistes. Voici deux éléments contribuant à sa définition :
* « Mais qu'est-ce que la distinction de sexe ? C'est le genre non pas des personnes, mais des relations sociales. Il ne s'agit donc pas d'étudier 'le' masculin ou 'le' féminin comme attributs des individus, mais la façon dont prend sens dans une société la diversité des formes de l'action modalisée par la distinction masculin/féminin dessinant les manières d'agir attendues des partenaires d'une vie sociale de l'un et l'autre sexe. » (p. 228)
* « La seule et unique pratique universelle est celle de la distinction de sexe référée à la distinction normative et adverbiale masculin/féminin qui se décline […] en quatre modalités relationnelles : relations de même sexe, de sexe opposé, de sexe indifférencié (androgyne ou neutre, mais toujours significative), de sexe combiné. Elles offrent toute une gamme de déclinaisons de référence visée et exprimée par la troisième personne grammaticale, selon l'âge du concerné, sa place dans la parenté, son rang, etc. » (p. 520)

On peut noter que l'envergure de ce volume permet de dépasser la seule critique de la théorie du genre, et même l'esquisse d'une approche spécifique à l'égalité – indiquée dans le sous-titre – pour proposer une véritable théorie de la dialectique entre la personne, ses actes conformes à la distinction de sexe en vigueur et la société à laquelle elle appartient. Cette dialectique comporte aussi un facteur dynamique, poussé par la sensibilité tout à fait récente vis-à-vis de l'égalité des sexes. Compte tenu de la nature relationnelle de l'action de la personne, conçue comme « interlocuteur possible », une métamorphose dans cette direction est concevable par l'évolution de la société. La conclusion ouvre donc l'essai sur le cas spécifique des transformations de la famille en Occident et en particulier sur celles de la parentalité – familles monoparentales, recomposées, homoparentales, etc. - anticipant ainsi les travaux successifs de l'autrice.




Table [et renvoi des cit.]

Première partie : De la différence des sexes à la distinction de sexe

Chap. I : L'homme et la femme : des « catégories universelles » ?

L'homme et la femme : nous et les autres
Homme-femme ? Les quatre descriptions de l'individu
Le piège de l'universel unique

Chap. II : L'origine du monde

Individu et société : la critique sociologique de l'état de nature [cit. 1]
La société de l'homme et de la femme
Différence des sexes et « évidente infériorité relative de la femme »

Chap. III : Marcel Mauss, une chemin de déprise

Émile Durkheim : de la différence à la division des sexes [cit. 2]
Marcel Mauss : l'institution de la division par sexes [cit. 3]
S'attendre à... : institution, conditionnel et différence sexuelle [cit. 4]

Chap. IV : Origine symbolique et loi de l'échange des femmes

La « misogynie de Lévi-Strauss » : une mauvaise querelle
De l'interdit de l'inceste à la « loi de l'échange des femmes »
Un nouveau mythe des origines : le code symbolique des signifiants

Chap. V : La distinction de sexe [cit. 5]

À la découverte de la distinction de sexe
De la différence à la distinction de sexe : l'enjeu de la relation [cit. 6]

Chap. VI : Hiérarchie, inégalité, domination : l'enjeu de la parenté

_La Domination masculine_ ou les apories d'une théorie ensembliste
Distinguer le pouvoir et l'autorité : Mary Douglas
Inégalité et hiérarchie : deux figures logiques d'expression de la valeur
Que s'est-il passé à l'entrée de la modernité ?
Sociocentrisme et individualisme : l'enjeu de la parenté [cit. 7]


Seconde partie : Du moi à la personne : l'interlocution oubliée

Chap. VII : L'humanisation du petit homme

Le deuxième mythe moderne des origines
L'avènement de « l'homme psychologique » [cit. 8]
De la personne humaine à la personne singulière

Chap. VIII : Moi intérieur et monde extérieur

De l'identité de genre à l'interrogation sur la personne [cit. 9]
La personne comme interlocuteur
La personne théologique comme hypostase
La personne : oubli et permanence de deux traditions
Le moi comme première personne absolue [cit. 10]

Chap. IX : Personne humaine et personne relationnelle

Des deux sens du mot 'individu' aux deux sens du mot 'personne'
Mauss, la personne et les deux sens du mot 'moi'
Do Kamo : problème du corps ou problème du moi ?
La nouvelle anthropologie féministe et la personne relationnelle

Chap. X : Je, tu, il/elle. Le système de l'interlocution

De la critique du moi ou self à la question du langage
Le système des trois personnes dans l'interlocution
La personne, c'est l'interlocuteur possible
Personne et distinction de sexe

Chap. XI : Dramaturgies de l'interlocution

De l'interlocution à l'action rituelle : corps, représentation, dramaturgie
Le corps chrétien du renoncement à la chair
L'impossible et l'interdit : mythe de l'interdit de l'inceste et oubli de la signification [cit. 11]

Conclusion : Égalité de sexe et naturalisme familial

Le renouveau du subjectivisme
La sociologie, premier défenseur du mythe de l'intériorité
L'hypothèse de la désubjectivation de masse
Le Sujet-roi peut-il vraiment détruire le droit ?
La famille, élément naturel du social ?
La question des droits de l'homme
De la nature biologique à la nature psychologique
Le juge, l'expert et la nature
Une autre approche est possible
L'identité personnelle : une identité narrative [cit. 12]
Penser les transformations de la parenté


Cit. :


1. « […] Les sociologues durkheimiens prendront appui sur la pensée de Rousseau pour franchir le pas qu'il n'a pu franchir et s'émanciper, de façon cette fois radicale, de l'universel mythique que forge la vision individualiste. À l'universel de la 'nature humaine' comme ensemble d'attributs physiques et psychologiques communs aux individus de l'espèce imaginés à l'état isolé et présocial (la raison, la pitié, l'intérêt, l'amour...), ils opposeront un autre universel : celui de la 'nature sociale et historique' de l'humanité, dont l'unité fondamentale passe nécessairement par les différences entre les sociétés concrètes où chacun pense et agit en relation avec d'autres et, ce faisant, devient ce que nous appelons un "individu".
[…]
On peut donc – et selon les durkheimiens on doit – être individualiste au plan moral et politique comme membre d'une société moderne, convaincu que ses valeurs sont meilleures que celles des sociétés traditionnelles, tout en refusant l'individualisme "conceptuel" ou "méthodologique", qui est au fond une pensée incohérente. Cette critique du mythe de l'individu atomistique et autarcique, clos sur ses attributs et ses propriétés, permet d'apercevoir la face oubliée du mythe moderne des origines : celle qui fait de "la société de l'homme et de la femme" la forme originelle de toute socialité. » (pp. 64-65)

2. « Durkheim serait-il le premier théoricien du "genre" comme construction sociale ? Il semble même aller plus loin que bien des théories actuelles en incluant d'emblée la taille du corps et du cerveau dans ce qui est partiellement façonné par la vie sociale. Soulignons cependant que son analyse des caractères sexués est fort différente des thèses contemporaines fondant le "genre" comme identité du 'moi' sur l'intériorisation précoce de stéréotypes sociaux artificiels dont la fonction serait d'asseoir en la naturalisant la domination masculine. Durkheim ne parle pas d'identités mais de capacités ou d'aptitudes différentes et n'évoque aucune volonté collective "des hommes" de dominer "les femmes". Pour lui, les aptitudes personnelles sont tout simplement issues de l'action sociale coordonnée des hommes et des femmes au sein d'une société qui assure sa solidarité sexuée en valorisant et instituant la division des rôles masculins et féminins. » (p. 107)

3. « Pour Mauss, être "une femme" comme partenaire d'une vie sociale n'est en rien réductible à être une épouse ou une mère, si importantes soient les alliances matrimoniales et la famille dans la vie d'une société. C'est tout aussi bien être une sœur, une initiée, une prêtresse ou une magicienne, une chanteuse de "voceros", une ordonnatrice de vendetta, une belle-mère, une ancêtre, une horticultrice... Toutes choses qui ne sont pas des caractères internes de la personne mais des statuts, supposant des 'manières sociales d'agir' en relation à autrui. Toute relation sociale instituée, et non pas seulement toute relation de parenté, peut être divisée par sexes. » (p. 127)

4. « L'agir sexuel a certes ses particularités, mais pour ne serait-ce que commencer à les décrire, encore faut-il reconnaître qu'il n'est pas moins investi d'attentes, d'imaginaire et de significations communes, pas plus ni moins libre que les autres formes de l'agir, et en tout cas ne contient en lui-même aucun principe intrinsèque de socialité. Participant de la forme de vie qui est celle des humains, aucun "donné biologique de base" ne saurait précéder cette forme de vie toujours-déjà là, qui est en quelque sorte le 'donné humain'. » (pp. 149-150)

5. « Le marxisme, le fonctionnalisme, le behaviorisme ont été avec le structuralisme les principales formes qu'a prises l'adhésion d'une grande partie des intellectuels aux thèses des lois causales gouvernant nos comportements et faisant de l'histoire un "procès sans sujet". Ainsi, pendant une longue période, une sorte d'alternative s'est imposée : soit on considérait avec la philosophie du sujet, les théories de l'acteur rationnel et la sociologie du moi, que seuls les individus sont réels, et c'est à partir des caractères internes de l'individu qu'on cherchait à composer du social ; soit on considérait cette autonomie du sujet rationnel comme illusoire, et le dévoilement des grands mécanismes qui nous déterminent à notre insu devenait la tâche des sciences sociales et de la philosophie. Si je puis risquer cette image, il était alors difficile de refuser le choix entre être mangé bouilli par le subjectivisme ou rôti par le déterminisme, et de revendiquer le droit de sortir de la question.
[…]
La grandeur de Cornelius Castoriadis n'est pas seulement d'avoir fondé le groupe Socialisme ou Barbarie ; elle est aussi d'avoir su, dans une période qui l'acceptait si peu, montrer que, dans nos sociétés modernes, le projet d'autonomie de l'individu ne va pas sans l'autonomie de la société elle-même. Celle-ci exige de renouveler en permanence, par ce qu'il nommait la 'paideia démocratique', l'éducation d'individus capables de vouloir et de faire vivre une vie commune libre et solidaire qui ne s'impose jamais de soi. Elle ne peut aller sans la conscience de la responsabilité de chacun dans le triple mouvement de savoir recevoir, savoir transformer et savoir transmettre ce qu'il nommait 'l'institution imaginaire de la société'. » (p. 216)

6. « Pour certains, le cœur de l'identité personnelle est 'l'identité de genre' : le sentiment intérieur d'être homme ou femme, masculin ou féminin. Pour d'autres, le cœur de l'identité personnelle est 'l'identité sexuelle' : le sentiment intérieur d'être hétérosexuel, homosexuel, bisexuel, etc. Dans l'un et l'autre cas, l'identité personnelle est conçue comme l'identité psychique que chacun peut découvrir à l'intérieur de lui-même, dans l'intériorité de son moi le plus intime, et elle apparaît comme la preuve la moins discutable d'une 'authenticité' de la personne. Il est intéressant de remarquer que, sous une tout autre forme qu'autrefois, un point de référence originel et naturel est toujours recherché. La grande différence avec le passé est que cette nature originelle de l'individu, loin d'être "la prise naturelle des liens de convention" (Rousseau), est considérée comme un lieu intérieur dont la valeur est d'échapper à toute prise de la convention sociale. Il revient à l'individu de découvrir ce lieu authentique en lui-même, de le préserver dans sa singularité, et de le protéger de toute atteinte de la société, redoutée comme une menace inquisitoriale. Les conventions sociales sont alors disqualifiées comme une sorte de théâtre aux personnages surfaits et factices. Il est important de souligner que dans cette perspective, l'identité personnelle intime – qu'elle soit de genre ou d'orientation sexuelle – n'est pas conçue comme ce qui permet une sorte de grand geste arbitraire d'autodéfinition de soi, contrairement à ce que prétendent les partisans d'un ordre symbolique psychanalytique qui ne cessent de critiquer l'ivresse de la toute-puissance du Sujet souverain. » (pp. 258-259)

7. « D'un côté, comme chacun le sait, on avait parfois gravement ignoré la sujétion dont les femmes peuvent être victimes et les violences qu'elles peuvent subir. Mais de l'autre, on avait sous-estimé tout autant 'la valeur' qui peut leur être conférée, 'l'autorité' qu'elles peuvent détenir, 'le pouvoir' qui peut être le leur et 'le respect' qui peut leur être témoigné. C'est cette dimension centrale de l'apport de l'ethnographie féministe contemporaine que manquent entièrement les grandes théories de la "domination masculine". À ne pas en tenir compte, elles propagent une représentation entièrement négative, victimaire, et finalement très dévalorisante des femmes des sociétés traditionnelles. Cette représentation, soutenant le grand messianisme occidental de la "défense des femmes", se propage désormais à travers de grands programmes politiques internationaux d'aide aux pays pauvres. Mais une vision purement négative du rôle et du statut traditionnels des femmes est, à juste titre, de moins en moins acceptée dans les sociétés non occidentales. » (p. 308)

8. « En mettant en cause les deux piliers que les penseurs des Lumières avaient donnés à la nature humaine, la raison universelle fondant l'artificialisme politique et le sentiment inné du juste et du bien fondant le droit naturel, elle exprime la capacité formidable de nos sociétés de susciter sans cesse l'examen des idées reçues, la contestation des pouvoirs en place, la capacité à changer les institutions politiques. Cette critique aurait pu conduire à réfléchir sur le paradoxe apparent de l'universel anthropologique, qui n'existe que sous les espèces de formes de vie particulières : c'est toujours dans et par le particulier que l'on accède à l'universel humain, comme c'est dans et par la maîtrise d'une première langue singulière que l'on accède plus largement au langage. Mais, tout à l'inverse, la disqualification du variable comme factice doublée de retrouvailles avec les mystères de la nature parfois purement réactives à la raison des Lumières, ont conduit à une opposition de plus en plus radicale de l'individuel et du social, poussant parfois jusqu'aux dernières extrémités du solipsisme la démarche classique de quête d'une nature humaine enfin vierge des différences sociohistoriques. » (pp. 341-342)

9. « C'est tout le paradoxe de la notion d'identité de genre. Loin de nous avoir libérés de la problématique confuse de la différence, elle a exacerbé le différentialisme identitaire au point de générer aujourd'hui toutes sortes de tentations de fuite en avant : indifférence radicale des sexes, déterminisme du genre social subi, solipsisme du genre authentique ressenti... Interroger jusque dans sa très longue histoire la conception de la personne qui préside à l'opposition du sexe et du genre est sans doute indispensable si nous voulons comprendre pourquoi il nous est encore si difficile de mettre des mots sur la caractéristique la plus ordinaire de la vie humaine : elle permet de ne pas être assigné à l'adhérence à soi. Ici comme ailleurs et aujourd'hui comme hier, chacun de nous n'est que d'un sexe, aucun de nous n'est enfermé dans une moitié d'humanité. » (p. 362)

10. [Charles Taylor, _Les Sources du Moi_, 1989] « Il n'existe aucune façon dont nous pourrions être une personne sans avoir été initiés à un langage. […] Le sens que les mots essentiels ont d'abord eu pour moi est celui-là même qu'il a eu pour 'nous', c'est-à-dire à la fois pour moi et mes interlocuteurs. […] C'est le sens de la maxime de Wittgenstein selon laquelle "il doit y avoir conformité non seulement de définition mais aussi de jugement". Plus tard je pourrai innover. Je pourrai développer une façon originale de comprendre la vie humaine et de me comprendre moi-même qui s'opposera à celle de ma famille, de mon milieu. Mais cette innovation ne pourra se produire qu'à partir de notre langage commun. […] C'est ce que signifie : on ne peut pas être un moi par soi-même. Je ne suis un moi que par rapport à certains interlocuteurs. […] Un moi n'existe qu'à l'intérieur de ce que j'appelle des "réseaux d'interlocution". » (cit. p. 401)

11. « La pratique qui fait entrer l'enfant dans la modalité conditionnelle révèle en effet que devenir garçon ou fille, c'est justement apprendre à la fois que l'on n'est que d'un sexe, que nul n'est enfermé dans son identité de sexe, que le monde humain commun est celui de la distinction sexuée des statuts relationnels – justement parce que la différence sexuelle des corps ne produit par elle-même aucune sorte de socialité humaine –, et que les formes que prend cette distinction de sexe ne sont pas immuables mais varient avec les sociétés qui modifient en permanence leurs institutions. C'est ce qu'indique la troisième personne grammaticale qui appartient à la médiation du discours. Parce qu'elle n'est pas un troisième personnage de l'interlocution, son sens n'est pas univoque. Ses 'différents usages' permettent d'identifier celui ou celle dont on parle selon des logiques différentes donnant au pronom 'il' ou 'elle' plusieurs significations. Il peut en effet désigner quelqu'un :
- comme partenaire d'une vie sociale identifié par l'un de ses statuts relatifs et relationnels, en particulier de parenté, modalisé par la distinction masculin/féminin ;
- comme personne supposée capable de s'approprier ses propres actes et discours et de les revendiquer comme de sa responsabilité. Cet interlocuteur possible transcende totalement les sexes, mais parmi ses capacités il y a celle d'agir "en tant que" et donc de participer d'un monde humain modalisé par la distinction de sexe ;
- comme exemplaire d'une espèce naturelle, doté(e) d'attributs ou de propriétés qui permettent de le ou la classer dans tel ou tel ensemble d'individus, par exemple l'ensemble des mâles ou celui des femelles, posant la question de ce que propose la société aux enfants nés de sexe incertain.
Cette liste n'a pas la prétention d'être exhaustive. […] En rabattant ces différentes façons de désigner un même individu, qui sont très exactement la traduction de notre condition d'humains parlants, sur le plan unique de l'identité de garçon ou de fille conquise par 'incorporation d'une image', ou 'identification' à un modèle paternel ou maternel, la théorie du trio oedipien a pour longtemps rendu très difficile une pensée de la dimension normative, donc signifiante, de la distinction de sexe. La méconnaissance obstinée de la forme dramaturgique de la vie sociale, en particulier de celle de l'interlocution où se distinguent le personnel et le statutaire, et la disqualification du mot "rôle" au sens de "participant à une action commune", est ainsi partagée par les courants parfois les plus opposés dans leurs jugements et leurs valeurs. Le cadre commun de leurs débats témoigne de la prégnance de la matrice judéo-chrétienne dans notre société déchristianisée. » (pp. 567-569)

12. « À la théorie traditionnelle de la personne comme hypostase correspond une définition substantielle et quintessentielle de l'identité : elle tente d'articuler un ressenti originel du moi intérieur et l'identification à un rôle social compris comme un modèle à imiter. En revanche, si l'on conçoit la personne comme interlocuteur possible, on refuse à la fois le dualisme du moi et du corps, le solipsisme de l'intériorité et la conception du rôle comme simple modèle d'identification. On défend alors une tout autre idée de l'identité personnelle, à distance de la philosophie sociale individualiste de nos deux mythes d'origine : toute vie humaine commence 'in medias res', comme disent les dramaturges, au milieu de l'action qui a déjà commencé et dont le nouveau venu va apprendre à être partie prenante. Dans le contexte d'un monde humain signifiant, "répondre à la question qui, c'est raconter une histoire". [Paul Ricoeur, _Soi-Même comme un autre_, 1990] » (p. 601)

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