Une étrange incommunicabilité politique réciproque perdure entre l'Europe occidentale et la Russie. De même que Gorbatchev jouit toujours en Occident d'une sympathie presque aussi unanime que l'est la détestation que lui vouent les Russes, de même le phénomène inverse concerne Vladimir Poutine. S'il ne fait aucun doute que la Russie a l'envergure d'un continent – un océan terrestre d'une superficie d'un sixième des terres émergées – ce continent est-il un monolithe entièrement subjugué par la vénération de son chef ? Non, bien entendu, et pourtant... De plus, l'opposition russe à son président ne possède majoritairement ni les motivations politiques ni les arguments discursifs ni les modalités d'expression des Occidentaux, notamment des Français. Nombreux sont les Russes qui utilisent le mot « démocratie » presque comme une injure signifiant le chaos anarchique qui les renvoie aux sombres et désespérantes années quatre-vingt-dix, et ils n'ont pas davantage d'estime pour les présidents français depuis de Gaulle (à l'exception peut-être de Sarkozy...) que nous n'en avons pour le leur !
La veille du quatrième mandat de Poutine, réélu en mars 2018, la grande reporter Anne Nivat spécialiste de la Russie par ses propres études et expériences professionnelles, par un vécu décennal et même par l'hérédité de ses parents, a effectué une traversée de ce continent, de l'extrême est jusqu'à Saint-Pétersbourg, pour tâter le terrain électoral et vérifier la popularité du président-candidat. À l'époque, la guerre en Ukraine n'est pas d'actualité, et portant ce sujet est déjà au centre du discours politique, car l'annexion de la Crimée – plébiscitée – a déjà eu lieu ainsi que certaines sanctions économiques occidentales conséquentes. Pour certains Russes, le virage résolument philo-occidental, libéral-nationaliste de l'Ukraine de 2014 représente même un contre-modèle, une dérive redoutable qui pourrait leur échoir si Poutine venait à disparaître...
Les étapes de ce périple comprennent : Vladivostok, grand port de la mer du Japon, Khabarovsk dont le fleuve Amour constitue la frontière avec la Chine, Birobidjan, la capitale régionale du territoire que Staline avait dévolu aux Juifs dans les années 30 (« Israël soviétique »), Irkoutsk, la belle métropole sibérienne sur le lac Baïkal, Petrouchovo, village devenu résidentiel aux portes de Moscou où la journaliste possède une résidence secondaire, et Saint-Pétersbourg. Chacune de ces villes (et village) est décrite dans son cadre géographique et ses spécificités urbanistiques et socio-culturelles. Dans chacune, l'autrice rencontre un personnage (ou une famille) ou quelques-uns dont elle relate le parcours, le mode de vie, en ayant soin d'obtenir des profils sociologiquement les plus divers possible, et, une fois la relation de confiance établie, elle leur pose la cruciale question électorale. Artistes et ecclésiastiques, hommes d'affaires, élus locaux et retraitées, couple gay et belle croupière, une mère de dix enfants et un jeune geek, sans oublier la voisine de Petrouchovo : leurs opinions politiques diffèrent, naturellement.
Pourtant, et ceci peut être un défaut ou une qualité de l'ouvrage, selon les attentes du lecteur, la question sur Poutine finit par être très secondaire, voire marginale dans l'économie d'un ouvrage qui s'apparente de plus en plus, au fil des pages, à un récit de voyage. En effet les rencontres ont certainement davantage de valeur sur le plan humain que comme échantillon de sondage, ne serait-ce que par leur nombre.
Cit. :
1. [À partir de l'entretien avec Dimitri, « businessman avisé dirigeant une société spécialisée dans la restauration des vieilles maisons en bois du centre ville » d'Irkoutsk et ex-vice maire de cette ville.]
« Le plus gros changement depuis dix-sept ans [première élection de Poutine], selon lui, est l'entrée de la Russie dans une société de consommation accessible à tous. Ici, chacun peut "se réaliser". À l'écouter, la Russie n'aurait "besoin de rien". Le revers de la médaille serait la tendance au mépris du "capital humain". Du coup, "le peuple continue à se prosterner devant le pouvoir". "Pendant toute la période soviétique, ironise-t-il, la situation économique était mauvaise, mais le capital humain était pris en compte ; aujourd'hui, dans la Russie post-soviétique, c'est exactement l'inverse. Un système est-il meilleur que l'autre ? Poutine fait ce qu'il peut, mais, dans le monde actuel, il est nécessaire de donner la priorité au développement économique, pas aux gens !" » (pp. 114-115)
2. « "Le président Boris Eltsine nous avait trouvé Vladimir Poutine, donc c'est Poutine qui trouvera son successeur quand ça lui chantera, la voilà notre démocratie !" répète à l'envi le peuple russe. Dans de nombreuses séries télévisées, certains héros sont représentés pratiquant le judo, férus de sport en salle, comme Poutine. C'est la duplication à l'infini de l'image du khozyain, ce "maître" que l'on adore ou que l'on déteste, mais duquel tout dépend.
[…]
En qualifiant les longues et traumatisantes années qui ont suivi la dislocation de l'URSS de "transition", ceux qui, comme moi, étudiaient ses soubresauts semblaient induire que le système issu du soviétisme finirait par "reprendre ses esprits" pour opérer un tournant ferme, mais clair, du côté du système politique et économique libéral que nous connaissons en Europe occidentale. Force est de constater que cela n'a pas été le cas. C'est ce hiatus qui irrite la communauté occidentale dans son rapport avec l'État russe. » (pp. 175, 177)
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