Du Manuel Statistique et Diagnostic des troubles mentaux (DSM), en tant que profane, je ne connaissais que l'anecdote juteuse que, jusqu'à une certaine édition, l'homosexualité y figurait encore comme psychopathologie, jusqu'à ce que les lobbys gays l'en fassent disparaître provoquant une fracture durable de la communauté psychiatrique américaine sur le sujet... J'ignorais même que nous en étions à la 5ème mouture. Cet essai, très dense, mûr d'une solide culture littéraire outre que médicale, dresse un procès implacable contre ce manuel qui s'apprête à révolutionner à la fois la manière d'établir le diagnostic des maladies psychiatriques, et surtout de les soigner. Cette critique révèle les impensés politiques implicites derrière ce « traitement » de la psychose, qui, tout en feignant la neutralité théorique, inscrit au contraire la pseudo-rationnalité néolibérale et surtout les intérêts de l'industrie pharmaceutique au cœur même de la psychiatrie, et en chasse le résidu de rapport discursif et humain entre patient et praticien, hérité à grand-peine d'une tradition psychanalytique en perte de légitimité – en tout cas aux États-Unis. Le Manuel, sur une base statistique essentiellement critiquable, multiplie la liste des pathologies, et par cela, de manière vertigineuse, le nombre de patients, jusqu'à la limite asymptotique où chacun serait un psychotique qui s'ignore et est susceptible de recevoir une béquille chimique ; par le biais d'un croisement de comorbidités basé sur les symptômes uniquement, de manière automatique, jusqu'à la limite asymptotique où la pensée médicale deviendrait superflue, il préconise une ou plusieurs molécules psychoactives pour chaque cas répertorié ; il décrète l'inutilité de la clinique, et notamment de l'anamnèse, et établit par exemple que la durée admissible d'un deuil est de 15 jours, au-delà duquel délai tombe le couperet de la pathologie dépressive ; en prétendant éviter les erreurs de jugement des médecins, il les prive de l'enjeu du contact avec la folie des patients éventuellement angoissant dans ce qu'elle peut avoir de projectif et d'« impliquant » en termes de relations transférentielles ; par sa diffusion même auprès du grand public et ses échos jusque par la publicité télévisuelle, il prône l'auto-diagnostic voire l'auto-médication des troubles mentaux et comportementaux. Enfin, il crée une norme aux implications de contrôle social (par le truchement des assurances maladie) et au potentiel discriminatoire absolument effrayants, surtout par la perspective d'un traitement préventif, sur des postulats biologiques et par anticipation (cf. « risk syndrom for psychosis »), qui n'a pas encore été accepté mais dont la logique du Manuel prépare le terrain.
Par-delà les aspects techniques, c'est donc là une réflexion de style foucaldien sur la folie dans la société néolibérale qui nous est offerte, non pas à partir d'une perspective historique mais, hélas, de la plus stricte actualité. Par cette dénonciation, l'ancienne polémique entre psychanalyse (avec ses méthodes psychothérapiques) vs. psychiatrie médicamenteuse semble déjà d'arrière-garde, cette dernière, après avoir gagné la bataille, se retrouvant elle-même confrontée à un ennemi bien plus redoutable et aguerri.
Table :
- Une pensée sous contrôle
- Une Bible inhumaine
- La mort de la pensée clinique
1. Fini de penser/classer. Voici le classer = penser
2. Vous n'associerez plus mais corrélerez, et enfilerez des comorbidités comme autant de perles sur une personnalité absente
3. Vous n'aurez plus d'histoire(s) puisque c'est la fin de l'histoire... Vous ne douterez plus et gagnerez votre bataille contre le temps... Et donc contre la mort
4. Déculpabilisez-vous... Vous obéirez aux ordres de la machine statistique
5. Réjouissez-vous, vous redeviendrez médecin ! Et qui plus est médecin populaire !
6. Vous préciserez, pour mieux les éliminer, les « zones grises » oubliant de relire Primo Levi
7.Vous participerez à la conquête de nouvelles maladies... comme d'autant de moulins à vent, grâce à la fourniture, clef en main, d'une petite bible et d'une immense pharmacopée
8. Vous deviendrez les nouveaux agents de la régulation sociale
9. Au moins vous aurez réussi à enfin parler anglais et, à défaut d'être devenu américain, vous pourrez enfin le paraître
10. (…) « La dixième raison, c'est qu'il n'y en a que neuf... et pas dix »
11. En fait oui, il y a bien une dixième qui devient donc la onzième. Vous apprendrez à détester certains livres et à sécher le linge.
Cit. :
1. « La folie en l'autre et la folie en soi, la liberté folle qui ouvre la voie à la contingence et donc au désordre et à la destructivité : voilà le danger à circonscrire ! […] Avec d'autres risques évidemment, dont celui, faute de s'être accordé le temps, d'avoir laissé échapper l'occasion d'approfondir la valeur vivante de cette folie. Tout dépendra en termes de risques, de la navigation entre les deux écueils. De la manière, mais aussi de la réponse que chacun donnera à une question : et pour obéir à quel ordre... scientifique, social, moral ? » (p. 7)
2. « De fait, les modifications les plus sensibles, lors du passage du DSM-3 au DSM-4 puis au DSM-5 ont porté sur : les troubles bipolaires de type 2 ex psychose maniaco-dépressive (aboutissant à une multiplication par 2 du nombre de patients traités), l'hyperactivité avec déficit de l'attention de l'enfant avec risques psychopathiques associés à délinquance et toxicomanie annoncés (multiplication de 600 % des cas en 6 ans), le syndrome d'Asperger introduit dans le champ de l'autisme (x 20). Surtout avec le DSM-5, avait été annoncé avant que ne soit retiré, le "risk syndrom for psychosis", ou "syndrome de psychose atténuée", qui aurait permis le dépistage précoce, sur des signes spécifiques, réducteurs et insuffisants, des futurs patients psychotiques. » (pp. 22-23)
3. « Mais ne connaissons-nous pas, comme le sait tout médecin, et jusqu'à en tenir compte dans son dialogue avec le patient, les limites de la médecine ? Et plus celle de la psychiatrie, sa branche la plus pauvre, qui ne sait toujours pas comment fonctionne la mémoire humaine, ni ce qui fonde les impulsions corporelles à l'origine des sensations, ni le mécanisme fantastique du saut du soma à la psyché, des affects aux émotions, puis aux sentiments et aux pensées, puis enfin aux symboles et au langage... et enfin encore à la langue. » (p. 120)
4. « Mais ne pas vouloir entendre que le sujet dit à son médecin que là où ça déborde (dans le symptôme), là où la douleur est la plus vive (dans la dépression), là, c'est moi aussi, et que cette façon-là d'être au monde est la plus tolérable qu'il ait trouvé pour l'instant, même si elle n'est pas parfaitement syntone avec ce que le socius exige d'engagement et de performance... » (pp. 126-127)
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