L'objet de ce merveilleux et essentiel essai est double et enchevêtré : les multiples manières dont le virilisme a entravé, disqualifié, invisibilisé les voyages des femmes et leurs récits d'aventures, et la façon dont ceux-ci (voyages et récits) leur permettent, par la déconstruction nécessaire du système de domination de l'espace, du mouvement, et de l'autre, d'accéder à l'une des formes les plus complètes et auto-réalisatrices d'émancipation. Pensé dans une structure impeccable, sourcé par une multitude de références diverses qui dépassent les ouvrages attendus (récents et anciens) du féminisme ainsi que les classiques de la littérature de voyage (masculins et féminins) et qui permettent de découvrir des voyageuses peu connues, travesties ou non, servi par une plume aussi précise qu'élégante qui ne cède pas à la facilité du lyrisme, du pamphlétisme ni de l'hagiographie, ce livre contient aussi des pages dans sa pars construens qui ne se privent pas de relater les expériences et les ressentis de l'écrivaine-voyageuse, en particulier en Iran. La force d'une démonstration se mesure parfois à l'évidence, après coup, de la thèse démontrée : oui, il paraît évident que les mécanismes de domination sexiste qui empêchent les femmes de s'approprier le voyage et sa narration sont identiques à ceux qui conduisent à la colonisation ; il suffit de remarquer la consanguinité entre voyageurs-explorateurs et colonisateurs. Oui, ces mécanismes, malgré toutes leurs formes et leur violence, n'ont pu empêcher entièrement les femmes de ruser afin de voyager, parfois en se faisant passer pour des hommes, souvent dans des positions d'insoumission et de rébellion radicale, comme la piraterie, qui au demeurant leur ont apporté un surcroît de liberté et d'autonomie. Cette radicalité a pu être acceptée dans la mesure de son caractère exceptionnel. Oui, la remise en question de la place assignée (le rôle de Pénélope) par rapport au voyage s'accompagne d'une prodigieuse créativité vis-à-vis d'autres assignations relatives à la féminité, notamment dans les domaines de la sexualité et de la maternité. Aussi, le voyage devient-il un emblème outre qu'un moyen de la réalisation de soi. Il libère un tout autre horizon de compréhension de soi, d'autrui, de l'espace géographique et environnemental.
Table :
Partie I : Être libre de voyager :
1 – Une fabrique de la masculinité :
1.1. Prouver ; 1.2. Exclure ; 1.3. Mentir
2 – Voyage en misogynie :
2.1. Le masculin neutre ; 2.2. Éternelles mineures ; 2.3. La peureuse et la putain
3 – Porno tropiques :
3.1. Femmes fétichisées ; 3.2. Territoires érotisés ; 3.3. Touristes sexuels
4 – Décoloniser le voyage :
4.1. L'invention de l'autre ; 4.2. Explorations renversées.
Partie II : Être libre pour voyager :
5 – La liberté en mouvement :
5.1. Séquestrées millénaires ; 5.2. Le grand frisson ; 5.3. Flâneuses dans la ville
6 – S'appartenir :
6.1. Être seule, être libre ; 6.2. La liberté pour tout bagage ; 6.3. Accéder à sa « chambre à soi »
7 – Maternités vagabondes :
7.1. Être mère ou ne pas l'être ; 7.2. Maternité, paternité : de nouveaux continents à explorer ; 7.3. Un enfant dans les bagages
8 – (Re)predre sa place :
8.1. Suivre son intuition ; 8.2. Habiter le monde ; 8.3. Voler en éclats.
Cit. :
1. « Se plonger dans un univers étranger permet de chasser l'exotisme. Pour cela, la voyageuse (ou le voyageur) doit se lancer dans une quête effrénée, qui peut parfois s'étendre sur des décennies. Oubliez donc le Koh-i-Noor ou les butins de pirates enfouis : la vraie chasse au trésor est ailleurs. Où ? Dans les manuels de grammaire. De précieuses feuilles de route injustement négligées, alors qu'elles constituent la clé d'entrée dans toute langue, dans toute culture. » (p. 159)
2. « Ce territoire inconnu, lointain, ténébreux, qui se révèle simplement parce que tous nos repères autour se sont éteints, parce que l'on se trouve dépossédé de toute trace de soi, de toute empreinte, de toute piste à suivre, ce territoire, c'est celui que l'on cherche à rejoindre lorsqu'on se met en mouvement. Le lieu de départ est une minuscule couronne lumineuse sur la carte, et me voyage un saut dans la nuit, une recherche perpétuelle de yakamoz, de réalités invisibles en terrain connu. » (pp. 179-180)
3. « Rêver et voyager, si tant est qu'il s'agisse de deux activités différentes, permet de se reconnecter à des émotions sauvages, à un désir primitif, archaïque et de donner suite à des intuitions nées durant l'enfance, dans les profondeurs non apprivoisées qui nous habitent, nous entraînant au-delà de ce que l'on aurait imaginé. Peu importe le genre, la classe, l'origine ethnique ou géographique, tout est amené à se confondre : voyager, c'est laisser place à la seule puissance sauvage qui vit dans le repli de nos feuillages intimes. » (p. 280)
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