Voici donc le « double » du récit de voyage d'Ella Maillart, La Voie cruelle. Bien que les deux femmes aient déjà eu une solide renommée comme reporters de voyages avant celui-ci et bien que sa documentation visuelle révèle une grande similitude de points de vue – Annemarie s'occupant exclusivement des photos, Ella des films, Annemarie conduisant, Ella s'occupant du trajet et de « l'intendance » – le style des deux récits est très différent. Maillart, comme nous l'avons relevé, s'intéresse davantage aux « choses vues » et à leur histoire, aux « personnes rencontrées » et à leur culture, alors que les textes de Schwarzenbach, comme le précise très justement le postfacier du volume, Roger Perret, ne sont pas conçus « comme des articles ou des comptes rendus de voyage. Leur manière à la fois élégiaque et lyrique pourrait les faire considérer comme les prémices des mélancoliques poèmes en prose – Les Chemins de la tendresse, notre solitude (1940), Marc (1942) – qui dominent ses derniers travaux. » (p. 184). Les analyses personnelles, les introspections auxquelles je m'étais attendu sont presque totalement absentes, sinon dans la forme très sublimée et quelque peu elliptique que j'ai relevée dans les cit. 1 et 2 infra. Si les rares épisodes anecdotiques contés par Schwarzenbach – par ex. le vol et restitution de l'appareil photo Leica, l'admission dans le « harem » du notable afghan dont les filles lui demandent de leur confectionner une robe comme celle d'Ella – sont reportés également par Maillart, les description des paysages, amplement poétisés prédominent largement ici, et quelques considérations somme toute assez banales sur la condition féminine en Afghanistan ou sur la guerre qui a éclaté en Europe ne font pas le poids. Dans leur genre, ces textes sont très bien construits et l'écriture a un côté fascinant. Par contre, la camarade de voyage n'est mentionnée qu'une seule fois, et ce n'est que grâce à la très précieuse postface, bien documentée de Roger Perret que nous en apprenons davantage sur les attentes respectives des deux femmes quant à leur voyage, sur leurs personnalités si opposées, et donc sur l'évolution jusqu'à la rupture de leurs relations sans doute asymétriques et plutôt particulières (cf. cit. 3).
Cit. :
1. « Est-il vrai que nous avons autrefois étudié les us et coutumes des peuples étrangers ? […]
En voyage, la réalité change de visage avec les montagnes, les rivières, l'architecture des maisons, la disposition des jardins, avec la langue, la couleur de la peau. […]
Et on comprend enfin que le déroulement d'une vie n'est pas fait d'autre chose que d'un nombre limité de ces "épisodes", que le lieu où nous allons enfin pouvoir construire notre maison dépend de mille hasards. Mais la paix de nos pauvres âmes, elle, est un bien précieux qui repose sur la liberté. […]
Or le voyage, qui peut paraître à beaucoup comme un rêve léger, comme un jeu séduisant, comme une façon de se libérer du quotidien, comme la liberté par excellence, en réalité est impitoyable ; et c'est une école qui nous accoutume sans ménagement à l'inévitable cours des choses, aux rencontres et aux séparations. » (pp. 40-41)
2. « C'est pourquoi j'ai voulu un jour me dégager, de quelle destinée exactement, je l'ignorais, et je croyais seulement comprendre qu'un malheur m'avait frappée, comme il peut arriver à tout un chacun, et qu'il me fallait me tenir à l'écart, en silence. Comment vivaient les autres, me demandais-je, comment supportaient-ils ce pays, et le lendemain, comment le supportaient-ils ? Mais quand tombe une fois encore la magie du crépuscule, quand le jour sans ombre décroît, que les biches se tiennent près du talus hivernal déjà nimbé de brume ; quand une heure aussi candide m'est encore accordée, alors je suis prête à baisser les yeux et à me repentir, et à ne plus jamais céder à la tentation ; […] » (pp. 137-138)
3. [Roger Perret in : « Postface – "Mon existence, condamnée à l'exil et à l'aventure" »]
« Désespérée par la guerre, exténuée par la maladie, passionnément amoureuse de Ria Hackin [l'épouse de Joseph Hackin, directeur de la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA), qu'Annemarie Schwarzenbach intègre], il lui fut impossible de résister à la fascination du poison. Ella Maillart vécut cet épisode comme la rupture du pacte conclu avec elle. En même temps, elle se reprochait d'avoir failli à son rôle d'ange gardien. Moralement à bout, Annemarie Schwarzenbach se sentit plus écartelée encore par les conseils bien intentionnés de son aînée. Ella Maillart devait avouer plus tard que les soucis causés par l'instabilité psychique de son amie avaient rompu l'enchantement du voyage. » (p. 174)
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