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[La Voie cruelle | Ella Maillart]
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apo



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Posté: Sam 04 Sep 2021 15:21
MessageSujet du message: [La Voie cruelle | Ella Maillart]
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À l'heure où la malheureuse actualité internationale nous parle de l'éventualité de ré-établir des couloirs humanitaires aériens (de Mazar-i-Sherif et de Kandahar vers Islamabad, Pakistan et Machhad, Iran) pour évacuer une population afghane meurtrie par une vicennale dernière agression militaire étrangère misérablement perdue (dernière d'une série de cinq depuis les Moghols et les Seldjoukides...), ce livre relate le périple de deux femmes en automobile, quittant l'Europe à la veille de sa chute dans une guerre mondiale, en juin 1939. Ella Maillart, déjà célèbre notamment pour avoir voyagé seule jusqu'au Turkestan soviétique en 1937 et avoir interviewé au passage Kemal Atatürk et Reza Shah Pahlavi, cherche à prendre de la distance d'avec les ressorts d'une modernité qui présente les signes avant-coureurs du suicide collectif, et elle propose de se faire accompagner par Christina, alias de la journaliste et écrivain Annemarie Schwarzenbach, qu'elle veut sauver de la toxicomanie et de la dépression.
J'ai trouvé dans ce récit de voyage très touffu et extrêmement touchant, humainement et émotionnellement, trois matières tout aussi intéressantes l'une que l'autre. D'abord le parcours qui ne se focalise pas principalement sur les aventures des conditions matérielles du déplacement ou sur les tourments de la mécanique du véhicule, contrairement aux récits écrits par des hommes, dont celui de Nicolas Bouvier qui, me semble-t-il reprend le même itinéraire qu'Ella Maillart quelques années plus tard. Délesté de ces préoccupations, le récit se concentre donc davantage sur les lieux, sur les rencontres et sur les évocations historiques, culturelles et artistiques qu'ils permettent. Et défilent ainsi des sites – entre l'Italie, les Balkans, la Turquie, l'Iran et l'Afghanistan – que je connais ou dont je rêve de m'y rendre.
En filigrane, et surtout par le non-dit dû à la pudeur et à l'époque, il apparaît la profondeur tragique des sentiments amoureux qui lient ces deux femmes. Ella Maillart ne semble pas assumer une attraction homosexuelle, qu'elle prête pourtant à sa compagne (cf. cit. 6), mais déclare explicitement à plusieurs reprises un amour pour elle qui ne ressemble à celui de personne d'autre (cf. cit. 2), qui détermine la nature de la mission de rédemption qu'elle s'assigne à son égard. Dans cette mission elle a, à l'évidence, un succès très relatif. Quant à la rédemption, elle est double : par rapport à l'addiction aux drogues, mais plus généralement, vis-à-vis de la souffrance qui caractérise une partie de la personnalité de Christina qu'Ella récuse avec violence comme étant insincère voire empruntée.
Comme si la droguée souffrait d'un dédoublement de personnalité.
Troisième matière qui en découle : la tentative de traitement de la toxicomanie par le voyage nous est décrite à travers les rares moments de dialogue entre les deux femmes, et surtout les interprétations d'Ella dont elle pourrait découvrir, à chaque rechute de l'amie, qu'elles étaient probablement erronées, ou a minima inadaptées. Ella possède un tempérament trop trempé pour remettre en question radicalement son diagnostic et sa méthode de persuasion de l'autre. Peut-être à la fin atteint-elle les limites de son amour : « Je faisais appel à toutes ces excellentes raisons pour voiler le fait que je redevenais égoïste. J'étais fatiguée de Christina, mes pensées avaient été centrées sur elle durant les six derniers mois et je ne pouvais plus soutenir cet effort. » (p. 352).
Pour développer cette partie, il faut assurément écouter aussi la parole de Christina, et j'ai la chance d'avoir découvert que, en 2002 et sous la forme d'articles, le journal de ce voyage par Annemarie Schwarzenbach a été publié sous le titre très suggestif de : Où est la terre des promesses ? - Avec Ella Maillart en Afghanistan (1939-1940).


Cit. :


1. « Qu'il me soit possible de vous venir en aide, impatiente Christina qui êtes tellement exténuée par les limitations de la condition humaine, oppressée par la fausseté de la vie, par la parodie d'amour qui s'étale partout ! Si nous voyageons ensemble, qu'il me soit donné de ne pas vous manquer, que mon épaule soit assez ferme pour vous servir de soutien ! Sur la surface de la terre, là où j'ai déjà voyagé, je retrouverai le chemin qu'il nous faut suivre ; et intérieurement, où dès longtemps je me pose des questions semblables aux vôtres, que le peu que j'ai trouvé puisse vous aider à vivre jusqu'à ce que vous trouviez ce qu'il faut trouver par soi-même ! » (pp. 28-29)

2. « Orgueilleusement, j'avais l'espoir de réussir où ils avaient échoué parce que je n'étais pas comme eux et que je n'aimais pas Christina de la même manière : c'était peut-être la raison pour laquelle j'avais une certaine emprise sur elle. » (pp. 62-63)

3. « Nous étions toutes deux des voyageuses : elle, voulant avec chaque départ oublier sa dernière crise émotionnelle (et ne voyant pas qu'elle souhaitait déjà la suivante) ; moi, cherchant toujours au loin le secret d'une vie harmonieuse. […] Mais tandis que je me défiais moi-même afin de me prouver que je n'étais pas une nullité, elle au contraire se sentait si forte, si intangible, qu'elle ne pouvait concevoir qu'un excès ou une expérience puisse jamais entamer son innocence ou sa santé. "Comment une drogue essayée par curiosité pourrait-elle jamais me faire du mal, à moi, Christina ?" » (p. 150)

4. « Je commençai par m'étonner de voir ce monument [la tour mausolée du roi Kabus à Gumbad-i-Kabus, Iran] parfait isolé dans une plaine et comme tombé des cieux dix siècles auparavant. Maintenant je sais qu'un âge d'or fleurissait alors dans cette partie du monde, malgré les guerres contre les envahisseurs seldjoukides venus du nord. Non seulement Avicenne était sur le point d'écrire sa Somme de toutes connaissances, mais Firdousi venait de terminer son épopée immortelle, le Shah Nameh. Le XIe siècle allait devenir fameux grâce à Omar Khayyam, Hassan bin Saba le Grand Maître d'Alamut et Nizam al-Mulk, célèbre ministre de Malik Shah qui organisa si bien l'empire que le même système monétaire était en vigueur de la Méditerranée jusqu'au fleuve Amou-Darya venu des Pamirs. » (p. 180)

5. « Je sentis que je pouvais m'attacher à cette mosquée [faite édifier par la sultane Djawhar Shad en 1405 à Machhad, Iran]. Et cela soulevait un intéressant problème. Jusqu'alors je m'étais toujours enthousiasmée par un art robuste à trois dimensions – la Tour de Kabus, l'aurige de Delphes, la Muraille de Chine, la pureté de Vézelay, la solidité du Parthénon, la profonde joie romane de Saint-Philibert à Tournus. Alors qu'avais-je à voir avec cette mosquée, boîte sans couvercle dont on ne voit que l'intérieur aux quatre côtés colorés et comme laqués ? » (p. 202)

6. « Mais mon champ d'expérience [concernant l'homosexualité] étant différent du sien, je ne pouvais pas analyser les mobiles de ses réactions. […]
Pour ceux qui s'identifient complètement à leur corps, il serait déplorable qu'ils soient attirés par leur propre sexe. […] Mais pour ces êtres d'une qualité exceptionnelle, et qu'on rencontre rarement, qui s'identifient à leur faculté de penser, qui savent que la pensée seule existe, car sans pensée il n'y aurait ni corps ni monde objectif, la question a moins d'importance ; l'être mental n'a pas de sexe, ou plutôt il comprend les deux sexes alternativement, ou simultanément. […]
Pour ces personnes extraordinaires, il n'est pas grave qu'elles ne suivent pas les lois de la nature, car on peut dire qu'elles les ont dépassées. » (pp. 262-263)

7. « Les falaises dépassées, nous vîmes enfin Bamiyan [Afghanistan] dans son entier – quelques kilomètres de champs paisibles abrités des vents du nord par l'Hindou Kouch. […]
De l'autre côté de l'eau, deux parois de falaises se rencontraient à angle droit, cannelées, érodées et dentelées en forme de châteaux fabuleux. Elles déployaient des couleurs si vives – pourpre, gris, orange – que l’œil y retournait sans cesse pour s'assurer qu'il avait bien vu. Sous les flèches du soleil couchant, ces parois devinrent une vision veloutée, une flamboyance provenant d'un monde de légende.
La délicatesse du gazon, la limpide irradiation de l'air, la pénétrante paix de cette riche vallée, tout nous imprégnait d'une intense volupté. Ne serait-ce que pour cet instant de plénitude, il valait la peine d'avoir parcouru tant de pays. » (pp. 307-308)

8. [Envoi posthume et excipit, après avoir appris le décès accidentel de l'amie] « Christina, je suis privée de la profondeur qui vivait dans votre regard, de votre universelle exigence, de votre inextinguible soif d'absolu. […]
Même si votre évocation n'y est pas apparente [dans les pages de ce livre], vous êtes présente dans chacune d'elles ; chacune est le reflet du tourment et du remords qui m'attachèrent à vos pas. Pourrez-vous pardonner mes lourdeurs et mes méprises dans le rappel de vos gestes ? Vous connaissez mon cœur, son admiration et son respect pour votre intégrité... et vous savez bien qu'il est impossible de vous décrire ! Puissent ces pages m'aider à me rappeler que c'est seulement en exigeant tout que nous pouvons espérer d'obtenir Ce sans quoi, disions-nous, la vie ne vaut pas d'être vécue. »

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