Voici un nouvel ouvrage, préfacé par le célèbre couple de sociologues de la bourgeoisie Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, qui utilise la sémantique critique pour dénoncer le caractère idéologique du discours bourgeois imposé par les médias et les politiques. Son avantage tient d'abord à son actualité, qui prend en compte abondamment la révolte des Gilets jaunes ainsi que les politiques économiques conséquentes à la pandémie de la Covid 19 : mesures de réduction du droit du travail et soutien massif aux entreprises privées.
Si l'analyse ne brille pas par la profondeur ni par l'originalité des réflexions, elle a le mérite de produire une critique cohérente du capitalisme sans jamais négliger la remise en perspective historique du capitalisme en général et de ses notions et éléments de langage idéologiques en particulier, tout en gardant un style résolument abordable, voire journalistique : les auteurs étant corédacteurs en chef du magazine Frustration. La démarche ne consiste pas à prendre chaque lexème isolément, mais à introduire chaque chapitre par un texte, en italiques, qui représente la vulgate idéologique courante, dont les mots-clés sont soulignés en gras, pour faire ensuite l'objet du travail sémiologique. Ces textes en italiques sont donc des pastiques dont l'outrance (et donc l'ironie) ne sont pourtant pas immédiatement perceptibles ; de même, pour certains autres lexèmes, les auteurs introduisent des textes utilisant une autre typographie, lesquels représentent une position anti-bourgeoise également outrancière qui manque sans doute un peu de nuance mais non de pertinence...
Je tiens enfin à marquer mon appréciation des nombreuses illustrations humoristiques par Antoine Glorieux, ainsi que des quelques planches récapitulatives : « Répartition des salaires » (pp. 76-77), « La méritocratie à la française » (pp. 90-91), « La lutte des classes en France en quelques dates » (pp. 210-211).
Voici les éléments de langage déconstruits [entre guillemets anglais], dans le cadre des chapitres respectifs, selon une structure qui ne reproduit pas néanmoins la table des matières du livre :
I. « Brouiller les frontières des classes » :
« "Riches" : noyer le poisson »
"Notre économie"
"Inégalités sociales"
« "Classes moyennes" : nous faire croire que nous sommes toutes et tous dans le même bateau »
« "Classes populaires" : le mépris de classe devenu mot »
Le "jeune de banlieue" et le "beauf"
II. « Légitimer son pouvoir » :
« "L'égalité des chances" : légitimer les inégalités »
La "diversité"
« "CSP+" : la "compétence" et la "responsabilité" comme justification du pouvoir »
« L'art de travailler en mode "projet" »
« "Prendre des risques" : ce sont ceux qui en prennent le moins qui en parlent le plus »
« Mobiliser son "réseau", un art bourgeois »
III. « Nous rabaisser pour mieux nous dominer » :
« "Complotiste" : nous empêcher de questionner l'ordre social »
« En toute "transparence" [...] »
« La "pédagogie" : l'art de nous infantiliser »
« Un monde devenu si "complexe" »
"Réforme"
« La "résilience" : prendre sur soi sans contester la domination qui broie »
« Les "petits gestes écolos", une tartuferie bourgeoise de plus »
IV. « Verrouiller l'ordre social » :
« "Dialogue social" : imposer le monologue bourgeois »
« Les acteurs : des syndicats jaunes aux "membres de la société civile" »
"Collaborateur"
« "Violence" : délégitimer la nôtre pour masquer la leur »
"Grogne sociale"
« La "gauche" : un piège politique et médiatique pavé de bonnes intentions »
Cit. :
1. « La bourgeoisie contemporaine, dont certains de ses sociologues et journalistes, est restée fidèle à une tradition qui remonte donc au moins au Moyen Âge : appeler les gens en fonction de ce qui leur manque. Ils n'ont ni argent, ni pouvoir, ni "bon goût".
Le message est clair : ce qui vous manque, c'est soit de votre faute, soit à cause des "inégalités sociales", et non à cause de la bourgeoisie et de son système capitaliste. Quand la condition ouvrière crée un lien direct entre travail aliéné et capitalisme bourgeois, l'appartenance aux "classes populaires" renvoie à d'autres éléments épars, variés et dépolitisants : les "accidents de la vie", comme disent les macronistes, la "misère", comme disent les bourgeois, ou encore "l'exclusion", comme disent les ONG. C'est la faute à personne, c'est la faute à tout le monde : la pensée humanitaire a remplacé, à la fin du XXe siècle, la lutte des classes. » (p. 71)
2. [Ex. sur la justification de la fondation, en 1871, de l'École libre ses Sciences politiques (future Sciences Po Paris) par son fondateur, Émile Boutmy :]
« Contraintes de subir le droit des plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu'en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l'enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s'impose, de capacités dont on ne puisse se priver sans folie. » (cit. pp. 81-82)
3. « […] des dizaines de milliers de consultants passent une bonne partie du temps à chercher comment faire faire telle tâche à des travailleurs les moins qualifiés et donc les moins bien payés, plutôt qu'à des salariés qui revendiquent au nom de leur savoir-faire le droit d'avoir leur mot à dire et de bien gagner leur vie.
[…] En théorie managériale, on appelle ça la "surqualité" : quand les salariés font trop bien les choses et qu'ils risquent de trop s'en prévaloir. Alors, la sous-traitance ou la délocalisation s'imposent. » (p. 98)
4. « L'idée [en relation avec la notion de "résilience"] que la solution à nos problèmes serait notre propre travail, notre caractère on nos ressources, et non celles du groupe, n'est pas un trait naturel de l'humanité. C'est une invention relativement récente qui, dans sa forme actuelle, date des années 1970, et l'évolution du monde du travail y est pour beaucoup. » (p. 170)
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