Cette première œuvre publiée dans la jeunesse de l'auteur se présente comme un roman et ne possède pas encore les caractéristiques qui ont provoqué chez moi l'enthousiasme qui m'a conduit à lire autant de ses ouvrages dans ces dernières semaines.
Un narrateur à la première personne, architecte londonien, rencontre dans un avion une certaine Chloé qui lui paraîtra aussitôt sous les traits du grand amour de sa vie, jusqu'à ce que ce sentiment ne se délite et que Chloé ne le trompe avec son collègue américain et ne le quitte, au bout d'une petite année de passion intense. Le narrateur déploie une aptitude exorbitante (hypertrophiée, agaçante, presque invraisemblable...) à l'introspection ; bardé de toutes les armes philosophiques de l'analyse critique, du doute systématique et de l'observation détachée, il commet sur son sentiment amoureux et ses manifestations approfondissement sur approfondissement, digression sur digression, reformulation des hypothèses sur reformulation, de sorte que le plus menu détail concernant sa bien-aimée et les péripéties de leur vie affective commune sert de prétexte à des réflexions interminables, souvent assez joliment écrites mais pas du tout étayées par les solides références littéraires, philosophiques, artistiques qui suivront dans les ouvrages successifs. L'originalité des idées n'est pas constante, pas plus que la solidité de leur structuration qui répond aux exigences chronologiques de la trame romanesque et non à l'architecture probatoire d'un essai. Ainsi, l'élégance de la prose n'a pas toujours suffi à écarter mon ennui, autant sur le plan du scénario amoureux qui n'a de sens que justement dans sa prédictibilité, que sur celui des idées qui traînent souvent en longueur.
J'ai cherché, à défaut d'une belle iconographie et d'une foison de références instructives ou surprenantes, au moins des ponts interdisciplinaires, et je me rends compte que j'ai retenu, dans mes cit., les rares endroits où je les ai trouvés. Le premier est une analogie entre l'absolutisme politique et l'illibéralisme de l'amour, menant jusqu'à la question fascinante de se demander si Robespierre, Lénine, Pol Pot et pourquoi pas Hitler n'étaient pas profondément amoureux de leur peuple. Le deuxième est une analogie entre le pari pascalier et la condition de l'amoureux. Le troisième est enfin une analogie entre la stratégie politique du terrorisme pour forcer l'adversaire à négocier et concéder, et une notion introduite par l'auteur, le « terrorisme romantique » ayant pour but sinon de rendre son amour au partenaire déchu, au moins de déstabiliser le partenaire délaissant.
Cit. :
1. « "Je t'aime, donc je te tourmenterai. Je te fais l'honneur de t'indiquer comment tu devrais te comporter, donc je te blesserai".
[…]
C'est cette mutation de l'individuel au général qui est véritablement tyrannique : le moment où le jugement personnel est universalisé et rendu applicable à son petit (sa petite) ami(e) ou à tous les citoyens d'une nation, le moment où "je trouve ça bien" se change en "je trouve ça bien pour toi aussi".
[…]
Le rapprochement entre la politique et l'amour pourra paraître incongru mais n'est-il pas permis de déceler dans la sanglante histoire de la Révolution française et dans celle des expériences fascistes et communistes le phénomène d'une structure amoureuse identique ? N'y retrouve-t-on pas le même idéal opposé à une réalité divergente avec pour résultat une impatience (l'impatience du bourreau) devant le croissant du cercle de l'inégalité ? La politique amoureuse a pris son essor infamant au cours de la Révolution française lorsqu'il a été proposé (avec autant de liberté que dans le viol) que l'État ne se contente pas seulement de gouverner mais aussi d'aimer ses citoyens, lesquels ne pourraient plus, s'ils voulaient échapper à la guillotine, que lui rendre la pareille. Le début des révolutions est, sur le plan psychologique, curieusement comparable à celui de certaines relations intimes : l'accent est mis sur l'amitié, la croyance en la toute-puissance du couple (de la nation), le besoin de rejeter l'égoïsme antérieur, d'abolir les frontières du moi, l'ambition de supprimer les sectes (la crainte du contraire débouchant sans plus attendre sur la paranoïa des amants et (ou) la création d'une police secrète). » (pp. 107-110)
2. « Bien que les chances fussent en faveur de l'inexistence de Dieu, Pascal défendait l'idée que notre foi en Dieu trouve suffisamment de justification dans le fait que les joies qu'elle apporte pèsent, en dépit de leur minceur, infiniment plus lourd que les horreurs – fussent-elles plus probables – de l'autre branche de l'alternative. Et sans doute en va-t-il de même avec l'amour. Les amants ne peuvent rester philosophes longtemps. Il leur faut céder à l'impulsion religieuse, laquelle est faite de croyance et de foi, contrairement à l'impulsion philosophique qui se traduit par le doute et les remises en question. Il leur faut parier pour le risque d'avoir tort et d'être amoureux au lieu d'être dans le doute et sans amour. » (pp. 151-152)
3. « Les terroristes ordinaires, cependant, ont une supériorité manifeste sur les terroristes romantiques, en ce sens que leurs exigences (et même les plus exorbitantes) n'incluent pas l'exigence la plus démesurée de toutes : l'exigence "d'être aimé". Je savais que le bonheur que nous connaissions, ce soir-là à Paris, était illusoire, car l'amour dont témoignait Chloé manquait de spontanéité. C'était l'amour d'une femme qui se sent coupable d'avoir cessé d'éprouver de l'affection mais qui n'en essaie pas moins de faire preuve de loyauté (autant pour se convaincre, elle, que pour convaincre son partenaire). C'est pourquoi cette soirée ne me rendait pas heureux. Ma bouderie avait eu de l'effet mais son succès restait vain. » (p. 237)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]