[Les nouvelles formes d'addiction | Marc Valleur, Jean-Claude Matysiak]
Depuis plusieurs décennies, une tendance venue des États-Unis et de son expérience thérapeutique des groupes de parole en douze étapes des Alcooliques anonymes est en train de se répandre en Europe, laquelle consiste à élargir le champ des addictions par-delà la prise de substances aptes à induire la dépendance. Cet élargissement s'accompagne logiquement de deux corollaires : quels sont les critères qui permettraient de considérer les addictions comme des maladies ; et quels sont ceux qui, compte tenu des questionnements éthiques sur la responsabilité de l'addict ainsi que de la morale sociale en vigueur dans un moment et un lieu spécifiques, autoriseraient voire imposeraient une thérapie ou même seulement une prise en charge ?
Cet essai dont l'adjectif du titre, « nouvelles », ne se réfère pas à la nouveauté des addictions mais à la circonstance qu'elles puissent récemment être considérées comme telles, pose la question, parfois dans un raisonnement qui relève de la démonstration par absurde, des limites de ce champ.
Le sentiment amoureux peut-il être une addiction ? ou bien est-ce la passion, telle qu'elle provient dans notre culture des contes et de la littérature y compris médiévale de l'amour courtois ? ou bien est-ce l'amour toxique envers un partenaire maltraitant ou lui-même victime d'une autre addiction (la coaddiction) qui pose problème ?
Et le sexe : lorsque l'on s'est persuadé qu'un « trop-agir » en matière de sexualité est une « maladie », relève-t-il de l'impulsion, de la compulsion ou de l'addiction ? Et si l'archétype de toute addiction n'était autre que la masturbation, qui très longtemps et périodiquement a été « pathologisée » d'une manière clairement moralisatrice ?
Seulement à cet endroit de l'exposé, pour une raison assez obscure, intervient un intermède assez intéressant (chap. IV) sur quelques recherches neurophysiologiques concernant la biochimie cérébrale qui préside au plaisir et à l'addiction : les concepts de « tolérance » et de « sensibilisation » (cf. cit. 3), ainsi que la parenté entre addiction et phobie apportent de nouveaux éléments de réflexion sur ce qui constitue la ligne argumentative qui se répète chaque fois que les auteurs considèrent l'éventualité qu'un « nouveau » comportement rentre dans la catégorie des addictions. Quelles sont les analogies avec les dépendances chimiques ? Ou bien ces analogies peuvent-elle se contenter de n'être que psychologiques ou socio-culturelles ?
Sur ces nouvelles bases, le chapitre suivant (V) affronte le problème de l'addiction aux jeux. Le jeu, dans toute sa généralité comme « nécessité sociale » étudiée par Roger Callois, est-il en soi addictif ? ou bien dans quelles conditions le serait-il ? Et, si l'addiction aux jeux de hasard et d'argent est reconnue de longue date, existe-t-il une spécificité des jeux vidéo ? Ou bien s'agirait-il d'une addiction à Internet ? Et en particulier, la cyberaddiction ne serait-elle pas maximale dans sa manifestation ordalique qui consiste dans les deux types de piratage des hackers ?
La transition est alors assez aisée vers l'hypothèse que la délinquance elle-même pourrait ou devrait se lire à la lumière du concept d'addiction. Cette explication valide-t-elle le passage de l'incivilité à la délinquance chez les jeunes délinquants, voire le phénomène de la récidive ? La réflexion de Claude Olievenstein sur « le modèle trivarié » des addictions : « interactions entre la personnalité d'un individu, le produit [la substance ou l'action], et le contexte socio-culturel » (p. 232) est-elle pertinente en matière de délinquance ? Et, si oui, son apogée serait-il représenté par les tueurs en série, dont on se questionne autant sur leur propre addiction au meurtre que sur la fascination addictive qu'ils suscitent dans la société ?
On le voit, il vaut mieux garder une formulation basée sur les phrases interrogatives. Un amour passionnel, inspiré autant qu'on le voudra par quelques millénaires de culture littéraire et de la mythologie des contes, accessoirement relue par les psychanalystes, n'est sans doute pas analogue à la toxicomanie de l'héroïnomane ; il n'est pas démontré que la pratique jugée anormale des jeux vidéo ne constitue une dépendance négative, ni que la durée d'usage de l'Internet (par ailleurs très variée selon les pays et les contextes sociaux) conduise à la désocialisation ; le joueur compulsif ou même l'alcoolique ne souffrent sans doute pas autant que le drogué, ni ne sont peut-être disposés à troquer leur souffrance contre la « religiomanie » que Philippe De Felice, en 1936, dénonçait déjà chez les acolytes américains du mouvement des Alcooliques anonymes ; enfin la dimension addictive des homicides du tueur en série, « le sentiment subjectif d'aliénation éprouvé par le sujet qui perd le contrôle de sa propre conduite ne l'exonère ni de sa responsabilité ni du fait qu'il ait à répondre de ses actes devant la justice. » (p. 271).
Dès lors, la thèse de cet ouvrage n'est pas claire. En refusant de prendre clairement partie pour ou contre l'élargissement du champ des addictions dans chacun des cas choisis, en fournissant des éléments d'analogie divers au gré d'une argumentation flottante et d'un exposé qui ressemble à une conversation déstructurée, au prix de nombreuses redites et d'une certaine confusion entre idées sans doute novatrices et évidences éculées, en refusant enfin toute analyse sociologique sur ce que seraient – et sans doute sont – les causes avérées de formes d'addiction réellement nouvelles, c'est-à-dire inédites, cet ouvrage manque de tranchant et ne sait indiquer de piste d'approfondissement.
Cit. :
1. « La promotion de la santé et la prévention tendent à remplacer une médecine du traitement des maladies et viennent renforcer le médecin dans sa fonction de nouveau prêtre. Le texte du psychiatre américain Benjamin Rush sur les spiritueux (1785) pouvant être considéré comme la première description proprement médicale d'une addiction, on peut dire que depuis la fin du XVIIIe siècle la promotion des maladies de la dépendance est souvent faite au nom d'un humanisme qui vise à soustraire les intempérants aux foudres d'un regard moral, à l'opprobre et à la punition. Mais notre nouvel hygiénisme devient lui-même facilement injonction moralisatrice, prévention et promotion de la santé mettant davantage l'accent sur les conduites des sujets que sur les maladies dont ils seraient victimes. » (pp. 98-99)
2. « Si les addictions sont des substituts de masturbation, il convient de les traiter de la même façon et simplement de les déconstruire en tant que pathologies, pour les normaliser et déculpabiliser des sujets dont la souffrance n'est induite que par la répression sociale et le regard moralisateur des autres. C'est d'ailleurs le cas de tous les usages de drogues, licites ou illicites, abusivement assimilés à la toxicomanie […]
Notre seul guide et notre seule légitimité en tant que soignants résident dans la demande du sujet, provenant de sa souffrance : c'est parce qu'il se sent dépassé, contraint de répéter une conduite qu'il pense nuisible, qui lui cause plus de souffrances que de plaisir, qu'il veut arrêter et n'y arrive pas sans aide qu'une clinique des addictions s'avère pensable. Mais justement, nous l'avons évoqué, les souffrances liées au sentiment de dépendance peuvent être induites par le contexte social et culturel : à d'autres époques, dans un autre contexte, des dépendances aujourd'hui dramatiques n'auraient pas posé de problème. » (pp. 132-133)
3. « Mécanismes apparemment opposés, tolérance et sensibilisation peuvent donc coexister et se manifester à des moments différents de l'histoire de la dépendance au long cours : lors d'un sevrage, durant quelques semaines, les phénomènes de tolérance et de manque vont être au premier plan ; plus tard, après des mois, voire des années, les rechutes seront dues à la sensibilisation : retrouvant un contexte lié à sa dépendance, le sujet sera pris d'une impulsion irrésistible. À l'habituation du corps et de l'esprit aux effets d'une substance s'ajoute donc l'importance du souvenir des plaisirs liés à l'expérience addictive. » (p. 165)
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