Cet excellent travail de sociologie critique provoque le dévoilement des mécanismes impensés et en grande partie involontaires, mais néanmoins systématiques, de création des inégalités de genre dans l'accumulation, la gestion, l'éventuel partage lors de la résolution de la communauté matrimoniale et enfin la transmission héréditaire du patrimoine. Sont visées la famille et la justice : la première comme lieu de reproduction des telles inégalités, la seconde comme moyen de les aggraver par une certaine interprétation du droit de la part de ses professionnels : avocats, notaires, juges. L'exposé mêle de façon très équilibrée les apports théoriques et le terrain des études de cas et des entretiens avec ces professionnels.
À une époque où les inégalités de patrimoine sont de plus en plus prégnantes, où le salariat n'est plus un réparateur d'écarts de revenus, la disparité de ressources entre hommes et femmes se creuse ; (ré-)émergent alors des atavismes dignes de la loi salique : favoritisme entre héritiers en dépit de la loi et au plus grand profit de la conservation de l'unité patrimoniale, surtout dans le foncier et dans les actifs professionnels (capitaux des entreprises familiales) ; mariage bourgeois conçu comme une rente et une garantie à vie même lors de sa dissolution, en contradiction avec une vision de la femme active capable de mener de front sa carrière et les tâches ménagères et parentales qui continuent de lui incomber très majoritairement ; dispositions apprises aux fillettes dès leur plus jeunes âge au désintéressement, au dévouement, au sacrifice de soi, voire au travail gratuit ou sous-payé au sein de l'entreprise familiale, en vue de la paix domestique et de la meilleure transmission possible de la fortune aux enfants.
Les positions sociologiques respectives ainsi qu'une certaine identification (ou son contraire) entre les professionnels du droit et leurs clients ou les justiciables s'avèrent beaucoup plus significatives dans la perpétuation et l'accentuation des inégalités que la lettre de la loi, surtout dès lors qu'elles vont de pair avec la question de « l'optimisation fiscale »...
Les auteures sont engagées, pour ne pas dire militantes. Le féminisme du lecteur est mis à l'épreuve de ses propres convictions, ce qui est très salutaire, car on se surprend parfois à comprendre sinon à excuser les « arrangements » des testateurs (dans la mesure où l'on accepte la légitimité de la succession et la liberté de disposer de ses biens après sa mort...) ; les réticences des magistrates chargées des affaires familiales à favoriser des femmes dont elles désapprouvent la philosophie de vie ; un peu moins (!) les manigances des notaires et avocats véreux ; pas du tout le populisme des hommes et femmes politiques réformateurs récents de la CAF... : mais là aussi, c'est selon les sensibilités et la capacité d'identification de chaque lecteur avec les membres de la classe sociale à laquelle il appartient ou dont il se sent proche, donc par forcément avec les sociologues... – et c'est toujours très opportun d'en prendre conscience. Cela excuse les répétitions et les longueurs d'un essai par ailleurs très richement annoté, sourcé et agrémenté de matériaux ethnographiques de qualité.
Table [commentée] :
Introduction
[Sur la pertinence croissante des inégalités patrimoniales par rapport aux inégalités des revenus, entre les genres]
1. « La famille, une institution économique »
[Sur l'occultation historique du caractère économique de l'institution familiale et sur les étapes de l'accumulation, de la gestion-disposition, de la transmission patrimoniale, constitutives des inégalités genrées en son sein]
2. « Des stratégies familiales de reproduction défavorables aux femmes »
[Sur la constitution précoce d'un « héritier préféré », sur l'impensé étymologique de l'assimilation entre « pater », « patronyme » et « patrimoine »]
3. « Selon que vous serez (un homme) puissant ou (une femme) misérable »
[Sur l'accompagnement juridique visant à des « arrangements patrimoniaux à l'ombre du droit » au détriment du fisc et de l'épouse...]
4. « Des comptabilités sexistes sous couvert d'un droit égalitaire »
[Sur la « comptabilité inversée », les « biens structurants » et les compensations en matière de succession]
5. « Une paix des familles à l'ombre du fisc et aux dépens des femmes »
[Sur la fiscalité des donations, des successions, des pensions alimentaires, sur le travail au noir et tous les autres moyens légaux « d'optimisation fiscale » qui convergent pour pénaliser les femmes]
6. « Une justice pour compenser les inégalités de richesse ? »
[Sur les façons de minorer les compensations lors du divorce et sur la perspective anti-féministe des juges des affaires familiales (JAF) qui sont pourtant très majoritairement des femmes]
7. « Esclave entre tous est l'ex-femme du prolétaire »
[Sur la pauvreté des familles monoparentales précaires, sur les difficultés du recouvrement des pensions alimentaires impayées et sur la « prise en charge » par la CAF à condition d'un contrôle du budget et de la sexualité des mères isolées]
Conclusion
[Sur l'articulation des études de genre et des études économiques du capital vers un renouveau du concept de classe]
Cit.
1. « En France, à la fin des années 1990, à la suite d'un divorce, le revenu médian des femmes décroît d'un tiers, une des baisses les plus importantes dans l'Union européenne. Ce constat est renouvelé au début des années 2000 pour l'ensemble des séparations […] : le revenu médian des femmes après une séparation se détériore de 31%, contre seulement 6% pour les hommes. » (p. 43)
2. « Or être le plus âgé au moment de la mise en couple signifie concrètement être plus avancé dans sa carrière professionnelle et avoir plus de chances, toutes choses égales par ailleurs, de détenir un patrimoine propre plus important, qu'il soit hérité ou le produit d'économies réalisées en début de vie active. Les inégalités patrimoniales de départ ont alors toutes les chances de s'approfondir au cours de la vie de couple : le plus âgé qui est aussi le plus riche faisant fructifier son patrimoine propre, tandis que l'autre accommode sa carrière professionnelle en fonction. » (p. 72)
3. « On comprend, en creux, comment la fréquentation régulière des cabinets et études des professions libérales du droit permet d'éviter de se confronter au cadre légal dans des circonstances économiquement défavorables. Car ce ne sont pas seulement des informations juridiques qu'avocat.es et notaires proposent à leurs client.es, mais aussi un cadre privé pour mettre leurs arrangements économiques en conformité avec le droit, à l'abri du regard des agents de l’État. Ce huis clos introduit d'importantes marges de manœuvre dans l'application du droit. […]
C'est dans la relation avec les professions juridiques libérales que se jouent une grande partie des inégalités sociales face au droit de la famille et de la propriété. Il y a d'abord des inégalités sociales d'accès à ces professionnel.les. […] Ensuite […] les professionnel.les du droit ne traitent pas de la même manière leurs client.es, selon la classe et le genre de ces derniers et dernières. Ces différences de traitement sont le résultat combiné d'une segmentation du marché du conseil patrimonial et d'une différenciation des pratiques professionnelles, en fonction des caractéristiques de la clientèle. » (p. 96)
4. « Est-ce que les professions libérales du droit […] cherchent consciemment à favoriser les hommes par rapport aux femmes ? La question de l'intentionnalité n'est sans doute pas la bonne. La comptabilité inversée est une "logique de la pratique" au sens de Pierre Bourdieu, c'est-à-dire un système incorporé de dispositions qui, sans l'organisation d'une intention, est néanmoins capable d'orienter les pratiques d'une façon qui est à la fois inconsciente et systématique. Des représentations genrées de l'ordre social sont charriées au travers de ces comptabilités, notamment autour de la définition d'un bon héritier on d'un bon chef d'entreprise, d'une veuve raisonnable ou d'une bonne mère, des biens qui doivent être transmis dans la lignée ou qui peuvent être transférés à une conjointe. Les transferts économiques entre personnes apparentées sont empreints d'impensés sexistes, incorporés dans les manières même de compter des notaires et des avocat.es et, de ce fait, dissimulés et légitimés par le droit. » (pp. 165-166)
5. « Les critères juridiques de calcul de la prestation compensatoire sont annulés par cette logique de comptabilité inversée. Quel que soit le besoin dans lequel puisse se retrouver une partie ; quelle que soit la disparité de richesse entre mari et femme ; mais aussi quel que soit le travail gratuit (domestique ou professionnel) réalisé par la conjointe, ce qui prime avant tout est la capacité de paiement de l'époux. Or cette richesse disponible de l'époux est pensée sous la forme d'un capital disponible en numéraire : la compensation ne doit pas mettre en danger la propriété des biens de l'époux structurant son patrimoine familial. La compensation de l'inégalité économique entre époux et épouse passe donc après l'accumulation et la transmission de la richesse en lignée masculine. » (p. 208)
6. « C'est donc doublement que le barème de pensions alimentaires néglige les sacrifices économiques réalisés par les mères seules qui élèvent leurs enfants : il ne tient pas compte des sacrifices de consommation de ces dernières en faveur de leurs enfants, ni des sacrifices en termes de carrière et de revenus pour pouvoir les prendre en charge au quotidien. » (p. 255)
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