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[Les Esprits de la steppe | Corine Sombrun]
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apo



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Posté: Dim 14 Mar 2021 13:36
MessageSujet du message: [Les Esprits de la steppe | Corine Sombrun]
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Entre 2001 et 2009, Corine Sombrun s'est rendue en Mongolie pendant plusieurs mois par an, pour recevoir d'Enkhetuya, chamane du peuple Tsataan, son initiation chamanique. Celle-ci a été relatée dans Mon Initiation chez les chamanes. Cet ouvrage-ci, par contre, consiste en la biographie d'Enkhetuya relatée par elle-même, depuis sa naissance en 1957, jusqu'à un voyage à Paris que l'auteure lui organise. En ce demi-siècle, à travers une trentaine d'épisodes biographiques emblématiques qui sont interprétés par leur protagoniste comme autant d'épiphanies des Esprits guidant sa vie, on apprend aussi les avatars du chamanisme en Mongolie, des persécutions communistes à sa dévitalisation néocapitaliste.
En effet, lorsqu'à l'âge de six ans Enkhetuya reçoit le premier signe de sa « vocation » chamanique sous forme d'une mélodie de prières qu'elle chante à tue-tête involontairement sans les avoir jamais entendues, la mémoire familiale est encore fraîche de l'assassinat d'un grand-père et d'un grand-oncle par le régime pour leur état de chamane, lors des purges des années 30 ; l'ambition de la fillette est de devenir un jour institutrice, d'aller s'instruire dans cette école qui est la première institution d'éradication des « croyances arriérées » et de promotion de la « modernité socialiste » : les différents signes de l'héritage de « l'étincelle chamanique », notamment son don de prémonition, apparaissent à toute la famille comme une véritable malédiction. L'abandon de la vie ancestrale d'élevage des rennes, pour l'internat dans l'école de village où son appartenance ethnique est stigmatisée, constitue une première expérience douloureuse, à laquelle fait suite l'apparition de symptômes très graves d'une pathologie dont elle ne guérira que par son initiation chamanique, qui se déroulera dans la clandestinité.
Les premières étapes de sa vie de jeune femme, son veuvage très précoce à l'âge de vingt ans, et surtout de chamane, sont toujours caractérisées par la peur de la délation des voisins, l'angoisse de ne pas satisfaire les objectifs de production du plan quant à l'importance du troupeau de rennes « confiés aux éleveurs », l'inquiétude d'encourir le courroux des Esprits par la négligence des rituels.
Et soudain, au début des années 90, c'est la fin du communisme, le pacte maléfique d'un lointain parent fonctionnaire qui propose à sa famille de se déplacer dans une région où le gouvernement souhaite promouvoir le tourisme étranger. Un tourisme qui, en une décennie à peine, se transforme de celui de quelques rares hurluberlus épris d'aventure qui ne demandent qu'à photographier des rennes en tourisme chamanique de masse, où l'on demande toujours plus, y compris des fausses cérémonies, l'achat de tambours et de robes chamaniques consacrés, et l'initiation du premier Occidental venu. Et, tout aussi rapidement, les Mongoles perdent leur innocence, leurs croyances, leurs pratiques, le respect des Esprits : Enkhetuya la première, parmi des chamanes qui, d'environ 30 ont atteint le nombre de 30.000 en dix ans, qui ont très vite appris la cupidité du capitalisme, qui ont su anticiper les désirs des étrangers porteurs de devises en leur construisant des villages touristiques, des centres de recherche sur le chamanisme... Dans les tipis, les téléphones portables ont été suspendus près de la viande séchée et des rubans sacrés, les panneaux photovoltaïques ont remplacé les seaux pour traire les rennes, on s'est mis à rêver d'émigration en Amérique et de jeeps rutilantes. Mais Enkhetuya, l'avisée femme d'affaires de succès, a aussi enduré un mari qui, devenu alcoolique car frustré par la déchéance de ses fonctions, lui a porté des coups, elle a élevé des enfants veules, incapables, déprimés, orphelins de leur culture, de leurs valeurs et refusant l'héritage chamanique. Dans son incompréhension d'avoir été abandonnée par les Esprits, il y a eu une étonnante résignation à opiner que : « Le progrès, c'est comme la pluie, on ne peut l'empêcher de tomber » (p. 320).
Si 70 ans de communisme, avec son lot de persécutions et d'exécutions, avec sa destruction des terres et des coutumes au nom de la modernité, ont paradoxalement permis la conservation souterraine du chamanisme, le libéralisme mondialisé, en 10 ans, a donné l'impression d'une renaissance, d'un épanouissement sans précédent de celui-ci, mais il l'a folklorisé, tout en détruisant en profondeur les gens et leur environnement naturel et culturel.
Dans ce récit, la rencontre avec Corine a aussi sa place dans le dernier tiers du livre, contact précoce avec une femme, étrangère dans son approche à l'apprentissage du chamanisme, et pourtant devenue familière et amie, la dernière de la famille à porter le deel, la robe traditionnelle, alliée familière donc, grâce à sa présence prolongée et justement à cette transmission rituelle : Corine qui, de Croïcroï au prénom imprononçable sera à la fin Tchitchic Ochkonoc, « Petit trou du cul » ! Une observatrice aussi perspicace que discrète et capable de s'abstenir de jugements : une anthropologue idéale qui suit son propre chemin de réflexion avec une lucidité admirable servie par une plume qui a perdu ses aspérités mais non son argutie splendide.


Cit. :

1. « Tous les matins la Française attendait, son cahier à la main. Tellement pressée d'apprendre. Mais un chamane n'avait rien d'autre à apprendre qu'à écouter son ongod guide. Lui seul pouvait lui montrer le chemin, à force de pratique, de voyages dans le Monde Noir et de rencontres avec les esprits. Tout ce qu'Enkhetuya pouvait lui enseigner était les rituels. Mais pas avant qu'elle ait son tambour et son costume, des protections absolument nécessaires. Son élève avait posé des dizaines de questions en les attendant. Elle-même n'avait jamais osé en poser à son maître. Il disait, elle exécutait, c'était comme ça. D'ailleurs elle n'avait pas de réponse à donner à Croïcroï. Sinon : Les esprits t'enseigneront. » (pp. 216-217)

2. [Intertexte en italique daté : « Paris, octobre 2005 »] :
« Question : si l'accès à la transe est bien une capacité du cerveau, ne serions-nous pas tous "désignés", contrairement à ce qu'en dit la tradition mongole ? L'important alors ne serait plus de se demander si nous le sommes, mais de prendre conscience que nous le sommes. Et du chemin à parcourir pour retrouver cette part de l'humain que la société occidentale s'est obstinée à ignorer. Reste à le démontrer. Et je ne vois qu'une option. Confronter la transe au seul langage que les Occidentaux voudront bien entendre, celui de la science. » (p. 268)

3. « Va plutôt repérer l'endroit où nous allons installer l'urtz demain. Et prends ça. Elle lui a donné un téléphone. Je dois recevoir des appels pour les consultations.
Au bout d'une heure de marche, Doudgi a tendu le bras le plus haut possible. Deux barres sur l'écran. Ce serait là. Il a placé une pierre pour marquer l'endroit. En grommelant. On ne choisissait même plus la place de l'urtz en fonction du meilleur pâturage mais du réseau. » (p. 310)

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