Cet essai adopte la démarche des ouvrages de vulgarisation scientifique anglo-saxons à la linguistique et s'attelle donc d'abord (ch. Ier) à infirmer « huit idées fausses sur le langage » : 1. « Les langues non écrites ne sont pas de "vraies" langues », 2. « Il y a des langues plus "importantes" que d'autres », 3. « Le français est une langue logique, claire et belle », 4. « Les langues changent sous l'influence d'autres langues », 5. « Il faut protéger le français de l'influence des autres langues », 6. « Les enfants apprennent leur langue maternelle par imitation des paroles de leurs enfants », 7. « Seuls les mots du dictionnaire appartiennent à la langue », et 8. « Le linguiste s'intéresse à l'origine des mots ». Jusque là, on le voit, il n'y a pas de grands enjeux théoriques et, si l'on est déjà familier de ces notions, on peut toutefois apprécier que les exemples sont tirés du français et non de l'anglais et, qui plus est, qu'ils sont proposés par un linguiste francophone de Suisse romande, plutôt qu'un Parisien...
Mais à partir du chapitre suivant, se profile la véritable matière du livre, à savoir une introduction au domaine de spécialité de l'auteur, la pragmatique, une branche (dont j'ignorais tout) de la sémiologie qui me semble pouvoir s'expliquer en extrême synthèse de la manière suivante : s'intéressant d'abord à la communication, la pragmatique affirme que le sens de l'énoncé (qui ne correspond pas à la phrase, mais se rapporte à l'acte communicatif) ne peut surgir uniquement de la structure de la langue (phonétique, morphologie, syntaxe) mais d'un contexte déterminé par l'intention informative du locuteur et la compréhension de l'interlocuteur liée à une Théorie de la pertinence (cf. cit. infra), c'est-à-dire à l'usage de la langue, qui doit tenir compte des "implicatures" et "explicatures" du locuteur et des inférences de l'interlocuteur. Ma curiosité pour la pragmatique a été tenue vive au cours de deux ch. suivant celui des rectifications, intitulés : 2. « Pourquoi le langage n'est pas la communication, et la communication n'est pas le langage ? » et 3. « Structure et usage du langage ».
À ce moment-là, je m'attendais à deux développements : d'une part à une démonstration, éventuellement généalogique, que le langage ne serait pas né et n'aurait pas, comme but originaire ni peut-être principal, la communication mais l'expression ou peut-être la réalisation même de la cognition ; d'autre part, une dialectique nouvelle entre l'approche linguistique structuraliste et biolinguistique qui est actuellement hégémonique dans la recherche (quantitative américaine, dérivée, à mon sens, de la psychologie expérimentale et autres héritiers du behaviourisme) d'obédience chomskyenne, et l'approche « sciences sociales » actuellement honnie mais qui me semble mériter la reconsidération, que j'appellerais néo-culturaliste, qui redonnerait de la crédibilité à « l'Hypothèse Sapir-Whorf », exprimée naturellement de manière moins radicale et avec d'autres exemples que les mots « neige » chez les Inuits ! Ni l'un ni l'autre développement n'a trouvé sa place dans ce livre, et ma déception en a été immense.
La première question n'est que mentionnée en passant et aussitôt abandonnée. Quant à la seconde : si la pragmatique déplace enfin le focus de la structure de la langue à son usage, il serait logique qu'elle soit plus ouverte aux phénomènes sociaux, à la variété des langues et surtout à l'hypothèse que celles-ci puissent contribuer à influencer le processus de la pensée : à travers un vocabulaire qui représente « un inventaire complexe de toutes les idées, intérêts et occupations qui retiennent l'attention d'une communauté » (ex. Edward Sapir, « Langage et environnement » in : Linguistique, 1971, cit. p. 125) ; à travers une morphologie et une syntaxe qui ont clairement des impacts fondamentaux sur l'usage de la langue spécifique : la construction de la phrase, sa longueur, l'organisation de l'information, la tolérance-intolérance à la répétition, les spécificités prosodiques, etc ; enfin et surtout, à travers les implicatures et explicatures qui me semblent très spécifiquement culturelles, voire même historiques, relevant d'une pratique du discours qui est d'abord littéraire, poétique, politique, journalistique, artistique, etc.
Au contraire, dans la ch. 4. sur « La dimension sociale du langage », il est question surtout de variété dialectale et de formules de politesse, mais d'aucun des grands thèmes de la sociolinguistique.
Le ch. 5 « Langage et discours », s'il précise le domaine de la pragmatique en termes de compréhension liée aux intentions des interlocuteurs, ne m'informe pas du tout sur les côtés cognitifs qui président à celle-ci. Le ch. 6. « Usages ordinaires et non ordinaires du langage », se limite à la dimension littéraire de l'usage de la langue, ce qui relève, à mon sens, au plus d'un cas d'étude, s'il ne sert pas la seconde démonstration attendue. Enfin, le ch. 7 introduit le concept de « Superpragmatique », dont la pertinence m'échappe totalement, surtout dans les exemples politiques cités : le décryptage d'un titre de l'agence France-Presse sur un propos (polémique) de Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale, tenu durant la campagne présidentielle de 2012, et l'exégèse des slogans « Je suis Charlie »/« Je ne suis pas Charlie » suite aux attentats de 2015... Je préfère retirer de ce ch. conclusif la référence à un film (de science-fiction?) : Premier contact (Denis Villeneuve, 2016) !
Cit. :
« Du point de vue de notre cognition, ce que l'évolution nous a transmis, c'est notre capacité à discriminer les informations pertinentes des informations non pertinentes. En d'autres termes, la cognition humaine est dirigée par la recherche de pertinence maximale.
[…]
Il y a donc une présomption de pertinence optimale associée à chaque énoncé : en tant qu'acte de communication, il implique que le locuteur a une intention communicative, et la reconnaissance de cette intention explique pourquoi l'interlocuteur porte attention à l'énoncé et pourquoi il accepte […] de mobiliser de l'énergie mentale pour comprendre ce que le locuteur veut dire – son intention informative.
[…]
Nous pouvons en tirer deux conclusions. La première est que la compréhension d'un énoncé n'est pas un processus sans fin : il s'arrête dès que nos attentes de pertinence sont satisfaites, ou si elles ne le sont pas, le processus est abandonné […]
La deuxième conclusion est que la pertinence n'est pas une notion absolue, mais relative : elle est relative à l'individu qui traite l'énoncé. […] plus un énoncé produit d'effets, plus il est pertinent, et inversement, plus un énoncé demande d'efforts de traitement, moins il est pertinent. » (pp. 109-111)
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