[Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? | Eric Marty]
Selon mon pragmatisme rustique et robuste, Sade est un auteur littéraire, aussi novateur et influent soit-il. Dès lors, les hommes et femmes de lettres postérieurs auraient pu garder le choix habituel entre : ne pas le lire surtout tant que ses ouvrages étaient difficilement accessibles, le lire en toute discrétion, comme l'ont fait de nombreux écrivains du XIXe siècle – Stendhal, Chateaubriand, Balzac... – ou enfin le lire pour nourrir, explicitement ou implicitement, leur propre poétique : Baudelaire, Apollinaire, Breton, Char... Mais là n'est pas l'objet de cet essai. Dans l'après-guerre, plus exactement entre 1947 et 1975, les philosophes le « l'école française » - appelés par Marty « les Modernes » - se sont emparé de Sade par des lectures absolument fascinées, éblouies, symboliques, dogmatiques, mais aussi transposées, anachroniques, tellement éloignées des textes qu'elles ont pu s'avérer, d'une œuvre à l'autre du même penseur, fondamentalement divergentes voire contradictoires, comme chez Pierre Klossowski et Maurice Blanchot. Oublieux de la précaution minime de distinguer entre l'auteur et l’œuvre, entre les paroles et actes de personnages de fiction et la pensée philosophique qu'on peut prêter à l'auteur, ces penseurs du signe, du symbole, du mythe et de la structure semblent n'avoir fait de Sade que le héraut de leur propre haine de la bourgeoisie, surtout de la petite-bourgeoisie, dans une démarche de philosophie politique cependant très peu voire pas du tout assumée : c'est cela que l'auteur qualifie de « prendre Sade au sérieux ».
La geste de cet engouement commence et se termine par une polémique avec deux philosophes étrangers : Adorno et Pasolini, issus de pays qui avait récemment connu et lutté contre le fascisme.
« Quel est le lien entre le début et la fin, entre Adorno et Pasolini ? Entre Pasolini, le poète-cinéaste, catholique, communiste et italien, et Adorno, l'ami de Walter Banjamin, l'un des fondateurs de l'école de Francfort, philosophe qui, au travers d'un renouvellement capital du marxisme européen, a été à l'origine d'une "théorie critique" radicalement neuve ? En ce qui nous concerne, c'est simple. Leur intervention se concrétise par la commune assimilation de Sade au fascisme, assimilation contre laquelle se construira précisément le "sérieux" moderne des Français : de Bataille à Barthes, de Blanchot à Foucault, de Klossowski à Sollers, toute la Modernité va s'employer à renverser l'hypothèse, à l'effacer, à la faire oublier. Cette dénazification de Sade est cruciale pour la Modernité. Elle est à lire en parallèle avec celle menée par ailleurs en faveur de Nietzsche. » (p. 41).
Mais voici où le bât blesse : le lecteur qui, comme moi, s'attendait à une analyse politique, ne serait-ce qu'en partant du simple constat que cette période que l'auteur dénomme globalement « le XXe siècle » coïncide en réalité assez exactement avec les Trente glorieuses, le lecteur qui pense qu'il eût été fertile de critiquer, à l'instar de Dany-Robert Dufour, les prétentions « révolutionnaires » et « anti-capitalistes » des philosophes et intellectuels français de l'époque, se trouve absolument et irrémédiablement déçu. Il n'y a rien de politique ni de « raisonné » dans cette appropriation fantasmatique de Sade, et les concepts étudiés sont d'une telle abstraction, leur éloignement des textes cités d'un tel arbitraire – par ex. lorsque (le second) Blanchot fait un homosexuel et un pervers, « sujet dont l'impuissance est un "désir sans désir" » du héros de La Maladie de la mort de Marguerite Duras (cit. p. 420) – que je propose de transformer le titre de l'essai de la manière suivante : « Comment les philosophes français des Trente glorieuses ont déraisonné sur Sade dans leur fascination pour la perversion ».
Pour ce faire, tout passe à la moulinette : de la Bible à la psychanalyse, de Kant et Hegel – les deux apparemment fort mal ou très malicieusement compris – à la sémiologie, « ad maiorem perversionis gloriam »... Marty se fait-il leur complice, tout en dénonçant leurs errements ? Je ne parviens pas à répondre à cette question (donc je suis incapable de noter cet essai). Il est néanmoins certain que le sophisme qui caractérise ces « déraisonnements », à l'exception partielle de ceux de Michel Foucault, à mon avis, a vocation à faire passer ces penseur, y compris peut-être le Sartre de l'Être et le néant et la Simone de Beauvoir de Faut-il brûler Sade ? (1955), pour de fieffés coquins !
Venons-en donc à essayer de résumer ce « Comment... » :
« Nous sommes là, plus que jamais, dans le discours de la Modernité au sens aussi où le Sade historique, empirique, individuel, anecdotique s'est effacé pour devenir "concept" de ce qu'il représente : l'opposition de structure entre l'essence silencieuse de la violence d'État et celle, au contraire, entièrement exprimée de la violence comme supplice. Le texte sadien est devenu un opérateur par où se révèle un dispositif discursif parfaitement établi et formalisé bien au-delà de la question particulière de l’œuvre de Sade. » (p. 84)
In : « Maurice Blanchot et la négation sadienne », une négation qui est transcendantale :
« Il apparaît clairement que le Pervers – et c'est le plus important – est celui qui sort le sujet des impasses de toutes les dialectiques de la conscience, ce leurre dans lequel la pensée bourgeoise – l'humanisme – a condamné l'homme à tourner en rond comme pour lui interdire à jamais toute possibilité d'une véritable transformation du monde. C'est parce qu'il nous sort de cette prison sans murs qu'est la conscience, et qu'il déplace entièrement les questions, que le sujet pervers est bien le sujet de la praxis, son unique agent. La praxis est ce qui permet de dissiper les brumes, les impasses, les leurres de l'intériorité, et d'accéder au Réel. Cette critique de la conscience par la praxis deviendra l'axiome de la Modernité, présent partout dans des formules toujours plus denses et plus fortes [...] » (p. 100)
« Nous sommes là dans le Sade de Blanchot, un Sade dont le prodigieux génie consiste à dévoiler dans un infini sans limites la négativité du monde que l'ordre vise à camoufler, que le discours de l'ordre tente de dissimuler, que les appareils idéologiques de l'ordre ont pour tâche de masquer afin de toujours rendre les révoltes niaises, timides, sans portée. Tâche à laquelle l'humanisme, le progressisme de gauche, participent en camouflant, derrière la bonne image de l'homme universel déjà là, fictivement déjà là, la radicalité, l'ampleur et la violence des combats à mener, la radicalité, l'ampleur et la violence du refus de ce monde. » (p. 118)
In : « Foucault : déraisonner avec Sade à l'Âge moderne » : double figure de Sade dans l'Histoire de la folie :
« Mais il y a un second Sade dans l'Histoire de la folie. Un second Sade qui, lui, apparaît monumental et mythique, comme une figure majeure qui recueille le secret primitif et immémorial de la déraison, et lui donne, pour l'avenir, un sens prophétique, un Sade qui, de ce fait, devient le plus brûlant des noms puisqu'il apparaît comme le premier d'une série nominale que Foucault va répéter sur un mode incantatoire tout au long de son livre : Hölderlin, Nerval, Nietzsche, Van Gogh, Artaud... » (p. 141)
In : « Lacan et la chose sadienne » :
« Le protagoniste sadien n'exclut nullement la réciprocité, comme on le voit, et bien au contraire suppose l'universalité de son propre désir. Son fantasme de domination absolue et d'emprise sur autrui va jusqu'à supposer la victime toujours consentante et toujours désirante, fondamentalement complice, complice à son corps défendant.
Enfin, le parallèle Kant / Sade pèche, comme chez Adorno ou Simone de Beauvoir d'ailleurs, par le fait que Lacan ne retient de Kant que l'énoncé de la loi fondamentale qui restreint l'action morale à sa possibilité d'être le principe d'une législation universelle. Comme les autres, il omet de citer les développements ultérieurs de Kant, et le plus fameux, qui interdit radicalement toute analogie avec Sade, à savoir la maxime qui ordonne de ne jamais employer le sujet humain comme moyen, mais de le voir comme une fin. » (p. 176)
« C'est ainsi que l'on peut saisir, à sa racine même, la fascination éprouvée par Lacan à l'égard de Sade, fascination qui contredit violemment la leçon de déontologie clinique qu'il lui inflige parallèlement, et dont il tente te corseter sa fascination : ce qu'apporte Sade et qui est inestimable, c'est qu'il nous enseigne tout simplement à découvrir "les lois du prochain comme tel".
Le prochain que Sade permet de découvrir n'est nullement le semblable dont nous faisons notre reflet et avec quoi nous le confondons : confusion qui suppose une même méconnaissance que celle qui caractérise notre Moi en tant qu'il est pris de part en part dans le registre de l'Imaginaire. Le Prochain, à l'inverse, est le véritable autre, celui que nous possédons quand nous faisons l'amour. Le dévoilement du Prochain, comme le plus radicalement autre, est la voie par où nous débordons de la captivation imaginaire de l'autre par l'image leurrante du semblable. L'accès à l'espace du Prochain comme tel a pour chemin a jouissance sexuelle en tant que non sublimée. » (pp. 204-205)
« Cette logique antianthropocentriste est capitale ; elle est l'élément qui participe bien entendu à la fascination que Sade provoque dans un XXe siècle parcouru intensément par l'antihumanisme radical : nier le crime, le nier ontologiquement, renvoie l'homme à une position dé-narcissisante, entièrement dégagée de la glu de l'Imaginaire humaniste. » (p. 212)
In : « Sacher-Masoch, la ruse deleuzienne » : en se penchant sur Sacher-Masoch, Deleuze se situe au cœur du débat sur Sade :
« Le nom de Sade, il est vrai, n'apparaît nulle part dans le Nietzsche, mais cette absence témoigne sans aucun doute du projet profond de Deleuze, tant au travers de Nietzsche qu'au travers de Sacher-Masoch, celui, paradoxal, de produire "un sadisme sans Sade", un sadisme strictement deleuzien. Mais est-ce si paradoxal ? La pensée profonde de Deleuze, à propos de Sacher-Masoch, n'est-elle pas que le sujet masochiste est précisément celui qui produit fantasmatiquement un sadisme sans le sadique, au sens par exemple où […] le bourreau est une pure création de ce sujet masochiste, au sens où le sujet masochiste est celui qui se réalise dans la construction d'un sadisme dont il se fait l'objet, au sens où l'essence du masochisme est en fait un sadisme projeté sur autrui, et en ce sens idéal ? » (pp. 300-301)
In : « Pierre Klossowski [II], un Sade puissance deux » : non plus l'auteur de Sade mon prochain (1947), mais celui de la conférence : « Signe et perversion chez Sade » (mai 1966) et du numéro spécial de la revue Tel Quel daté de l'hiver 1967 :
« La sémiologie klossowskienne, perpétuant le geste pervers, autorise celui-ci à s'établir comme discours en se greffant sur le discours de la généralité, dans ses interstices, et permet à cette occasion de vérifier que la perversion est la loi secrète du monde. Cette "découverte" n'induit nullement une critique de la société car la perversion se nierait elle-même en se métamorphosant en critique sociale. Mais la perversion triomphe d'autant plus qu'elle voit clairement dans les institutions mêmes les conditions de son exercice et de sa domination. S'il y a "subversion" dans le geste pervers, c'est dans la mesure où, par son geste singulier, il prend place au cœur même des pratiques sociales et les vide d'un coup de toute expression, de tous contenus ordinaires, et les retourne en actes vides, opaques, ayant rompu avec les lois ancestrales de la communication humaine. » (p. 333)
In : « Écrire Sade par Philippe Sollers » : principalement sur le texte de Sollers daté 1989 et présenté comme une œuvre apocryphe de Sade, intitulée Contre l'Être suprême.
In : « Roland Barthes et le neutre sadien » : où il est question du « Plastron », de la castration dans S/Z, de la sublimation et de la Beauté, de la Photographie/Pornographie, mais incroyablement le mystère n'est pas éclairci du lien qui unit les trois personnages dans le titre de l'essai de 1970 : Sade, Fourier, Loyola...
Épilogue : « Pasolini, Blanchot, Levinas » : Pasolini, dans un dépassement du film Salò ou les 120 Journées de Sodome, par une analyse des positions politiques et socio-sexuelles – paradoxales – de l'auteur des Écrits corsaires et des Lettres luthériennes ;
Blanchot :
« L'occasion de cette prise de distance, ce n'est pas un hasard, est constituée par les nombreux débats des années 80 relatifs au désengagement des intellectuels par rapport à l'un des signifiants majeurs du siècle, le signifiant "communisme". Blanchot publie en 1983 un livre singulier au titre étrange, La Communauté inavouable, dans la maison d'édition – Minuit – qui en 1949 a édité son Lautréamont et Sade. Le livre est composé de deux textes distincts, "La communauté négative", qui, à partir du mot "communisme", propose un commentaire très sinueux de la communauté chez Georges Bataille, et d'autre part "La communauté des amants", le plus important pour nous, consacré au très beau récit de Marguerite Duras, La Maladie de la mort. » (p. 411)
Levinas :
« Levinas qu'on a rencontré si souvent dans notre exploration de Sade. Aux côtés de Lacan, dans le déploiement du concept de Création contre l'ontologie et le sans fin de l'Être, par-dessus Deleuze, au travers du masochisme où la cruauté de la Loi, cette cruauté qui s'accroît à mesure que j'y adhère, est justifiée, divinisée par Levinas, dans un rapport à l'Autre, et d'où a disparu toute perversité. Nous le retrouvons enfin avec Blanchot contre Sade.
Il y a quelque chose sans doute de signifiant dans ce retour de Levinas à propos de Sade, lui qui n'en a jamais parlé, et qui ne l'a peut-être jamais lu. La facilité serait d'y voir la réponse du Bien au Mal. Facilité sans pertinence puisque si Sade a pu si facilement triompher au XXe siècle, c'est que le Bien était désormais hors course, passé dans les poubelles de l'histoire, et pas même donné comme remède au désespoir des indigents, des victimes, des enfants de la mort. Facilité sans pertinence puisque Levinas pose sans cesse la possibilité d'une tromperie du Bien, possibilité jamais dissipée dans son œuvre. » (p. 427)
Excipit [en guise de bonus!] :
« Cette "zone infranchissable" que Genet ici désigne est donc le lieu sadien, ce lieu dont Sade ne témoigne pas, et qui pourtant est le lieu géométrique où tout converge. Cette zone est le lieu exact de l'Autre, c'est le lieu même de l'altérité. Genet, dans un éclaircissement foudroyant de l'acte sadien – le "coup" –, le localise dans un non-lieu magnifique – la "zone infranchissable" –, le nomme dans une plénitude sans ombre – "la beauté" –, et offre à cette aura l'incarnation qui la rend visible – "le visage".
Nous sommes, avec la victime, à l'abri du regard sadique, à l'abri de sa violence, à l'abri du sérieux et du comique de ce regard ». (p. 440)
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