Michel Jouvet (1925-2017) a été l'un des principaux neuroscientifiques contemporains spécialiste du sommeil et du rêve. Auteur de l'ouvrage de référence Le Sommeil et le rêve, inventeur de la notion de « sommeil paradoxal », il a conçu, pour vulgariser certains de ses travaux, ce roman historique fondé sur le procédé classique mais toujours efficace d'imaginer la découverte d'un ancien manuscrit oublié dans une malle. Le Sieur Hugues la Scève, naturaliste ex-chirurgien des armées du Roy, est un homme des Lumières, scientifique sulfureux, grand voyageur et libertin, encyclopédiste à ses heures et membre du Cercle des Curieux de la Nature qui, de son château de Bouligneux près de Lyon, a entrepris de devenir « onirologue », aspire à intégrer l'Académie des Sciences de Berlin, et consigne, comme dans un journal, ses avancées, ses réflexions et ses doutes. Ainsi, entre la première tentative de classification des souvenirs de ses propres rêves commencée en 1765 et sa disparition sur l'île de Kumi à l'est de Formose en 1788, en marge de l'expédition de la Pérouse rejoint afin d'étudier les dauphins qui seraient le seuls mammifères qui ne rêvent pas, cet érudit excentrique expérimente sur lui-même, sur les songes de ses animaux domestiques – chats, chiens, lapins, poulets etc. - sur ceux de ses « ribaudes » et d'un cuirassier suisse homosexuel, sur des enfants « exposés » et sur toute une série pittoresque de « monstres » dont des siamoises hongroises et un lycanthrope russe... Il rencontre certains savants de son temps, correspond avec d'autres, se tient informé des progrès des sciences, notamment en « chymie » et sur le « fluide électrique », il échange avec la jeune Béatrix, qui devient à la fois son élève et son amoureuse incarnant le personnage d'une femme de science, de manière à nous donner un cadre assez précis de l'environnement intellectuel de l'époque, où l'on parlait encore de « germe » et non de « gènes », d'« esprits animaux » et non d'« influx nerveux », et l'on commençait à peine à imaginer qu'il puisse exister un inconscient, mais les références les plus sûres demeuraient les philosophes antiques et l'on ne pouvait trop s'aventurer à questionner ouvertement l'âme ni la Providence...
Naturellement, certaines des observations de la Scève s'avèrent pertinentes, elles font de lui un « précurseur oublié de la science des rêves » plus moderne que ses contradicteurs, et les notes de fin de volume les actualisent avec les résultats des expériences d'aujourd'hui, mais la plupart des procédés expérimentaux qu'il tente sont complètement fantaisistes et ses aventures « picaresques » : le calcul du poids des songes, la distillation des cerveaux des lapins et des poulets en vue de découvrir l'essence phosphorique des rêves, l'invention de deux machines, « l'oniron et l'orgasmon », reliant en circuit l'électricité émanant d'un rêveur avec celle produite par un couple durant le coït, etc.
La prose renforce aussi, par une grande cohérence dans la forme et l'objet du récit, les descriptions des lieux et des modes de vie, et même dans la langue (vocabulaire agreste désuet, adages latins, etc.), la fiction du journal intime du XVIIIe s., avec les textes des correspondances jointes ; par contre, il doit à la forme plus moderne du roman, pour captiver le lecteur contemporain, le charme des personnages secondaires étranges et surtout la romance des sens et de l'intellect représentée par la relation avec Béatrix.
L'idée de vulgariser les fruits d'une recherche scientifique pointue par l'histoire intellectuelle me semble très originale et fort réussie.
Cit. :
« Béatrix, le cerveau n'est pas une horloge, ni une machine. D'un côté, il faut considérer qu'il existe une "force formative" responsable de l'organisation du cerveau, que nous ne connaissons pas. D'un autre côté, nous employons des méthodes mécaniques, comme la section du cerveau et sa destruction, en essayant de diviser ou de réduire la complexité, pour essayer de la comprendre. Nous agissons comme des mécaniciens devant une machine, une machine qui se construit elle-même. Ce qui est stupide ! » (p. 313)
« - […] Quand tu songes, Béatrix, ce n'est pas toi qui le fais, c'est un autre. Tu ne rêves pas, tu es rêvée par cette force formatrice qui écrit en avance tes gestes. C'est qu'il est faux que l'événement arrive quoi que tu fasses. Il arrivera parce que tu fais ce qui y mène. C'est Leibniz qui l'a écrit, ma chère, il y a déjà bien longtemps !
- Alors, mon cher naturaliste, qu'allez-vous faire de ce semblant de liberté que vous laissent vos songes ?
- Je vais suivre la seule voie qui me reste, car je n'en ai pas d'autre : courir le monde pour rechercher une espèce intelligente qui ne songe point ! Sa nature m'apprendra comment on peut avoir de l'entendement sans songe. Peut-être cette espèce est-elle totalement libre, puisque aucun songe n'écrit en avance ses réactions et ses gestes. Elle n'a pas de thalwegs creusés en avance pour guider la marche des excitations de ses esprits animaux, ou de sa force vitale, comme on dit maintenant. » (pp. 315-316)
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