[Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase | Mircea Eliade]
Ce volume est une somme inégalée sur le thème du chamanisme. Travail encyclopédique s'appuyant sur plusieurs milliers de références bibliographiques (estimation que je calcule des notes de bas de page, références qui révèlent le foisonnement des études ethnographiques allemandes, secondes à peine aux anglophones), il se revendique méthodologiquement de l'histoire des religions. Pourtant cette délimitation est bousculée et dépassée dans ses deux termes : les références historiques sont quasi absentes dans un traité pourtant extrêmement détaillé, et les religions – il en est mentionné une bonne dizaine dont le christianisme – sont allégrement transcendées. En vérité, il apparaît de cet immense ouvrage le caractère proprement universel et intemporel des croyances qui constituent les prémisses de la pensée chamanique, depuis que l'être humain conçoit son propre dualisme : corps-âme.
« Ce mythe de l'âme contient en germe toute une métaphysique de l'autonomie et de la liberté spirituelles de l'homme ; c'est là qu'il faut chercher le point de départ des premières spéculations sur l'abandon volontaire du corps, sur la toute-puissance de l'intelligence, sur l'immortalité de l'âme humaine. Une analyse de "l'imagination du mouvement" montrera combien la nostalgie du vol est essentielle à la psyché humaine. Le point capital ici, c'est que la mythologie et les rites du vol magique propres aux chamans et aux sorciers confirment et proclament leur transcendance par rapport à la condition humaine ; [...] » (p. 373)
Dans son essai intitulé Mythes, rêves et mystère, l'auteur avait déjà mis au point sa méthode comparatiste entre les mythes religieux et esquissé l'hypothèse que la « psychologie des profondeurs », par sa contribution à l'analyse des rêves et dans sa mission de soigner les maladies de l'esprit, puisse apporter sa pierre à l'édifice de la compréhension de ce type de phénomènes. Ici, le chamanisme peut paraître au profane un sujet beaucoup plus spécifique, presque folklorique, réactualisé aujourd'hui par des modes new age, mais même dans son domaine circonscrit, une fois défini et caractérisé avec précision, il garde une latitude temporelle, œcuménique et géographique impressionnante.
Latitude temporelle. Le paléoanthropologue Horst Kirchner a interprété le célèbre relief de Lascaux comme représentant une transe chamanique – la danse d'un homme à tête d'oiseau –, et la dernier cas de syncrétisme chamanique attesté dans l'ouvrage est la « Ghost-Dance Religion » de la fin du XIXe siècle en Amérique du Nord (cit. p. 256 sq.). Néanmoins l'auteur refuse toute chronologie, et les informations (documentaires ou archéologiques ou autres) relatives aux peuples préhistoriques ou paléohistoriques, par ex. les Indo-Européens (ch. XI), sont traitées de la même manière que les témoignages des ethnologues contemporains étudiant sur le terrain des populations océaniennes ou amazoniennes ou sibériennes etc.
Œcuménisme : « C'est dire qu'on serait mieux fondé à ranger le chamanisme parmi les mystiques que du côté de ce qu'on dénomme habituellement une "religion". On aura l'occasion de retrouver le chamanisme à l'intérieur d'un nombre considérable de religions, car il reste toujours une technique extatique à la disposition d'une certaine élite et constituant en quelque sorte la mystique de la religion en question. » (p. 24)
Géographie : entre la Laponie, la Sibérie, et l'Alaska, de l'Europe centro-orientale (Balkans, Hongrie, Roumanie) à l'Altaï, de l'Asie centrale sous influence de l'Iran, de l'Inde, de la Chine, de l'Indonésie à l'Australie et autres îles océaniennes, de l'Amérique du Nord à la Terre de Feu à travers tous les peuples précolombiens et encore survivant : seul le continent africain n'est que peu voire pas exploré, et, à en juger par mes lectures récentes (cf. La parole de la forêt initiale, de Tobie Nathan – Lucien Hounkpatin), son absence est due non au défaut de pratiques chamaniques mais au manque d'études ethnologiques sur le sujet à l'époque de la rédaction de ce traité (1946-1951). Les noms des innombrables ethnies citées m'étant par ailleurs majoritairement inconnus, j'ai souvent eu du mal à les repérer sur un territoire précis, et à savoir si elles étaient encore vivantes et indépendantes ou disparues et assimilées ou encore historiques tels les Scythes de l'antiquité.
En vérité, parmi cette matière première gigantesque, l'objet et la méthode de cet ouvrage peuvent ainsi se résumer : « Il s'agit de reconnaître dans cette masse énorme les mythes, les rites ou les techniques de l'extase qui peuvent avoir une structure chamanique. » (p. 298). Les mots-clefs sont les suivants : les mythes, conçus comme des représentations et des croyances, non comme des légendes ni des fables, sont organisés cognitivement dans des structures de pensée : souvent l'auteur utilise le terme « idéologie chamanique », mais je pense que, dans le vocabulaire d'aujourd'hui, et compte tenu des connotations de concept d'« idéologie », on dirait plutôt : « mythologie chamanique ». Définissent et appartiennent à cette structure non seulement une mythologie mais aussi des techniques de l'extase (le mot « transe » est également utilisé de manière quasi synonymique) dont certaines plus archaïques et d'autres plus « dégradées », moins puissantes, voire proches de la simulation (notamment à l'aide de narcotiques), et des rites, comme par ex. les rites d'initiation comportant une part de mystère et de secret (voire d'ésotérisme). La mythologie chamanique comporte aussi sa propre compréhension de la cosmogonie, de la mort de l'individu, de la maladie (rapt de l'âme, ou introduction magique d'un objet malfaisant, ou bien possession), et de la guérison, par intercession du chaman qui, ayant été initié donc instruit à dépasser sa condition humaine par le commerce avec les esprits, est à même de « voler » (dans les cieux, aux enfers, à l'intérieur du corps du malade) pour le sauvetage de l'âme du patient : la fonction thérapeutique, primordiale, pouvant accessoirement s'ajouter à celle de prémonition et au rôle de psychopompe (accompagnateur de l'âme des défunts). La maladie est au centre de la structure de pensée chamanique, et la vocation du chaman, même lorsqu'elle est héréditaire, a pour origine la maladie :
« Que de telles maladies apparaissent presque toujours en relation avec la vocation des "medicine-men", cela n'a rien de surprenant. Comme le malade, l'homme religieux est projeté à un niveau vital qui lui révèle les données fondamentales de l'existence humaine, c'est-à-dire la solitude, la précarité, l'hostilité du monde environnant. Mais le magicien primitif, le "medicine-man" ou le chaman, n'est pas seulement un malade : il est, avant tout, un malade qui a réussi à guérir, qui s'est guéri lui-même. Maintes fois, lorsque la vocation de chaman ou du "medicine-man" se révèle à travers une maladie ou une attaque épileptoïde, l'initiation du candidat équivaut à une guérison. » (pp. 39-40)
Le propos implicite de l'ouvrage est d'abord et surtout de repérer l'archétype du chamanisme le plus « pur », dans sa mythologie, ses rites et avec ses techniques à travers tout ce qui est attesté par un corpus d'études ethnographiques ; ensuite de croiser ce corpus avec d'autres mythologies et pratiques relatives à d'autres régions du monde, pour essayer de déceler des rapports de dérivation, d'influences et des syncrétismes qui, chemin faisant, diluent cette pensée en en conservant certains aspects seulement.
La structure de l'ouvrage est donc double : les chap. I-VIII, définissent les aspects caractérisant le chamanisme, sans négliger les peuples chez lesquels ils sont pratiqués ; puis les chap. IX-XII, progressivement, donnent davantage d'importance aux spécificités locales qui, de ce fait, deviennent périphériques ; enfin, le chap. XIII et la conclusion constituent une sorte de récapitulatif de certains « noyaux mythiques » communs.
Plus en détail :
Chap. Ier : « Généralités. Méthodes de recrutement. Chamanisme et vocation mystique » [Régions : Sibérie et Altaï]
Chap. II : « Maladies et rêves initiatiques » [Régions : Sibérie, Australie, Amérique du Sud, Amérique du Nord, Indonésie]
Chap. III : « L'obtention des pouvoirs chamaniques » [Peuples : Goldes, Yacoutes, Bouriates, Téléoutes, Esquimaux]
Chap. IV : « L'initiation chamanique »
Chap. V : « Le symbolisme du costume et du tambour chamanique »
Chap. VI : « Le chamanisme en Asie centrale et septentrionale : I. Ascensions célestes, Descentes aux enfers »
Chap. VII : « Le chamanisme en Asie centrale et septentrionale : II. Guérisons magiques. Le chaman psychopompe »
Chap. VIII : « Chamanisme et cosmologie »
Chap. IX : « Le chamanisme nord et sud-américain »
Chap. X : « Le chamanisme dans le Sud-est de l'Asie et en Océanie »
Chap. XI : « Idéologies et techniques chamaniques chez les Indo-européens » [chez les Germains, dans la Grèce antique, chez les Scythes, Caucasiens, Perses, dans l'Inde ancienne]
Chap. XII : « Symbolismes et techniques chamaniques au Tibet, en Chine et en Extrême-Orient »
Chap. XIII : « Mythes, symboles et rites parallèles » [Le chien et le cheval. Chamans et forgerons. La « chaleur magique ». Le « vol magique ». Le pont et le « passage difficile ». L'échelle. Le chemin des morts. L'ascension].
Conclusions : « La formation du chamanisme nord-asiatique.
Epilogue.
Cit. :
1. « Il est naturel que maintes fois l'intervention de "l'épouse céleste" dans l'expérience mystique du.. chaman soit accompagnée d'émotions sexuelles : toute expérience extatique est sujette à de telles dérivations et l'on connaît assez les relations étroites entre l'amour mystique et l'amour charnel pour ne pas se méprendre sur le mécanisme de ce changement de niveau. D'autre part, il ne faut pas perdre de vue que les éléments érotiques présents dans les rites chamaniques dépassent les rapports chaman-"épouse céleste". » (p. 79)
2. « […] Partout dans le monde on prête aux chamans et aux sorciers le pouvoir de voler, de parcourir en un clin d’œil d'énormes distances et de devenir invisibles. Il est difficile de décider si tous les magiciens qui croient pouvoir se transporter à travers les airs ont connu, au cours de leur période d'apprentissage, une expérience extatique ou un rituel de structure ascensionnelle, c'est-à-dire s'ils ont obtenu le pouvoir magique de voler à la suite d'une initiation ou d'une expérience extatique qui déclarait la vocation chamanique. » (p. 125)
3. « Le costume chamanique constitue en lui-même une hiérophanie et une cosmographie religieuse : il révèle non seulement une présence sacrée, mais aussi des symboles cosmiques et des itinéraires métapsychiques. Examiné attentivement, le costume découvre le système du chamanisme avec la même transparence que les mythes et les techniques chamaniques. » (p. 128)
4. « Le tambour joue un rôle de premier plan dans les cérémonies chamaniques. Son symbolisme est complexe, ses fonctions magiques sont multiples. Il est indispensable au déroulement de la séance, soit qu'il porte le chaman au "Centre du Monde", soit qu'il lui permette de voler dans les airs, soit qu'il appelle et "emprisonne" les esprits, soit, enfin, que le tambourinement permette au chaman de se concentrer et de reprendre contact avec le monde spirituel qu'il se prépare à parcourir. » (pp. 144-145)
5. « Guérisseur et psychopompe, le chaman l'est parce qu'il connaît les techniques de l'extase, c'est-à-dire parce que son âme peut abandonner impunément son corps et vaguer à de très longues distances, pénétrer aux Enfers et monter au Ciel. […] Le risque de s'égarer dans ces régions interdites reste toujours grand mais, sanctifié par l'initiation et muni de ses esprits gardiens, le chaman est le seul être humain à pouvoir affronter ce risque et s'aventurer dans une géographie mystique. » (p. 155)
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