Ce livre rassemble une série d'articles datant de la première moitié des années 1950, qui démontrent la thèse suivante : plusieurs mythes religieux, mais aussi certains aspects de la religiosité (entendue comme le sentiment du sacré) voire même la symbolique liée à certains rites sont remarquablement communs entre les « modernes » et les membres des sociétés archaïques, à quelque tradition religieuse qu'ils appartiennent. Outre le rejet du concept de « primitif » et d'une quelconque hiérarchisation des religions anciennes et contemporaines, polythéistes ou monothéistes, un certain structuralisme dans l'analyse de ces mythes, croyances, pratiques ne doit pas cependant être confondu avec le matérialisme qui consisterait à corréler ceux-ci avec l'organisation (sociale, politique ou économique) de la société – même le lien entre une certaine mythologie et de prétendues sociétés matriarcales préhistoriques est récusé – ni à les réduire à des créations de l'inconscient. L'hypothèse très séduisante est énoncée, dans l'Avant-propos et passim, qu'il existe une corrélation entre les « rêves », tels qu'ils sont étudiés par ce que l'auteur qualifie de « psychologies des profondeurs » – pour ne pas l'appeler psychanalyse, bien que Freud et surtout Jung soient plusieurs fois cités –, ainsi qu'entre la « pensée collective » et les mythes religieux ; toutefois Eliade, en historien des religions, refuse totalement une approche « profane » - ou athée – qui réduirait le phénomène religieux aux fruits de l'imaginaire (cf. cit. 1).
Conformément à cette démarche, je trouve particulièrement appréciable que l'ouvrage s'ouvre par une étude de certains « mythes du monde moderne » - parmi lesquels j'ai relevé la lecture (cf cit. 2), même si je suis sûr que l'auteur, s'il avait pu écrire le texte aujourd'hui, presque 70 ans plus tard, en eût choisi d'autres...
Dans la même optique, « l'angoisse » qui fait l'objet du chap. III, a trait à la conception contemporaine « laïque » de la mort, sentie comme une fin absolue, associée au néant : inversement, dans toutes leurs différences, les religions sont presque unanimes à « valoriser » cette angoisse, dans la mesure où elles identifient la mort à un passage. Comportent également de très fortes et profondes analogies inter-religieuses le paradis (et sa « nostalgie »), les expériences sensorielles et mystiques du sacré, le « symbolisme de l'ascension » - voire simplement de la localisation du transcendantal « là-haut » dans les cieux -, ainsi que toutes les autres mythologies que la table de matières (infra) illustre clairement. Le lien entre religion et maladie-guérison est aussi incroyablement similaire.
Les traditions religieuses explorées sont impressionnantes par leur variété, dans l'Histoire et la géographie : néanmoins, conformément avec le magnum opus d'Eliade sur le chamanisme, déjà publié avant cet ouvrage, les références aux traditions chamaniques présentes de tous temps dans quasi tous les continents, et par conséquent à tant de rites centrés sur l'initiation et les mystères (conçus comme des processus de progression spirituelle et généralement caractérisés par la présence d'un enseignement secret), concernant aussi bien des hommes que des femmes, semblent nettement prévaloir dans toutes les analyses.
Table des matières :
I. « Les mythes du monde moderne » (1953)
II. « Le mythe du bon sauvage ou les prestiges de l'origine » (1955)
III. « Symbolisme religieux et valorisation de l'angoisse » (1953)
IV. « La nostalgie du paradis [...] » (1952)
V. « Expérience sensorielle et expérience mystique [...] » (1953)
VI. « Symbolismes de l'ascension et "rêves éveillés" » (1946, 1955)
VII. « Puissance et sacralité [...] » (1952)
VIII. « La Terre-Mère et les hiérogamies cosmiques » (1953)
IX. « Mystères et régénération spirituelle » (1954)
Cit. :
1. « […] tandis que le langage courant confond le mythe avec les "fables", l'homme des sociétés traditionnelles y découvre, au contraire, la seule révélation valable de la réalité. On n'a pas tardé à tirer les conclusions de cette découverte. Peu à peu, on n'a plus insisté sur le fait que le mythe raconte des choses impossibles ou improbables : on s'est contenté de dire qu'il constitue un mode de pensée différent du nôtre, mais que, en tout cas, on ne doit pas le traiter, a priori, comme aberrant. On est allé plus loin : on a essayé d'intégrer le mythe dans l'histoire générale de la pensée, en le considérant comme la forme par excellence de la pensée collective. Or, comme la "pensée collective" n'est jamais complètement abolie dans une société, quel qu'en soit le degré d'évolution, on n'a pas manqué d'observer que le monde moderne conserve encore un certain comportement mythique [...] » (p. 22)
2. « Mais c'est surtout la fonction mythologique de la lecture qui nous intéresse, car nous avons affaire ici à un phénomène spécifique du monde moderne, inconnu des autres civilisations. La lecture remplace non seulement la littérature orale […] mais aussi le récit des mythes dans les sociétés archaïques. Or la lecture, peut-être plus encore que le spectacle, obtient une rupture de la durée et concurremment une "sortie du temps". Qu'on "tue" le temps avec un roman policier ou qu'on pénètre dans un univers temporel étranger, celui que représente n'importe quel roman, la lecture projette le moderne hors de sa durée et l'intègre à d'autres rythmes, lui fait vivre d'autres histoires. La lecture constitue une "voie facile", en ce sens qu'elle rend possible à peu de frais la modification de l'expérience temporelle : elle est, pour le moderne, la distraction par excellence, elle lui permet l'illusion d'une maîtrise du temps où nous sommes en droit de soupçonner un secret désir de se soustraire au devenir implacable qui mène à la mort. » (pp. 36-37)
3. « On a pu montrer qu'un assez grand nombre de peuples, des plus anciens jusqu'aux plus civilisés (par ex. les Mésopotamiens), utilisent comme moyen thérapeutique la récitation solennelle du mythe cosmogonique. On comprend facilement pourquoi : symboliquement, le malade "revient en arrière", il est rendu contemporain de la Création ; il revit donc l'état de plénitude initiale. On ne répare pas un organisme usé, on le refait ; le malade doit naître de nouveau, et récupérer de la sorte la somme d'énergie et de potentialité dont dispose un être au moment de sa naissance. Ce "retour en arrière" est rendu possible par le souvenir du malade lui-même. C'est devant lui et pour lui que l'on récite le mythe cosmogonique : c'est le malade qui, en se remémorant l'un après l'autre les épisodes du mythe, les revit et, partant, se rend leur contemporain. » (p. 50)
4. « […] les racines de la liberté doivent être cherchées dans les profondeurs de la psyché et non pas dans les conditions créées par certains moments historiques ; autrement dit, […] le désir de la liberté absolue se range parmi les nostalgies essentielles de l'homme, quels que soient son stade de culture et sa forme d'organisation sociale. » (p. 135)
5. « Des pénétrantes analyses de Rudolf Otto nous retiendrons cette observation : le sacré se manifeste toujours comme une puissance d'un tout autre ordre que les forces naturelles. Il est vrai que le langage exprime naïvement le "tremendum", ou la "majestas", ou le "mysterium fascinans" par des termes empruntés au domaine naturel ou à la vie spirituelle profane de l'homme. Mais nous savons que cette terminologie analogique est due justement à l'incapacité humaine d'exprimer le "ganz andere" [...] » (p. 156)
6. « Nous touchons ici [à propos de la kundalinī dans le tantrisme] à un problème extrêmement important, non seulement pour les religions indiennes mais pour l'histoire générale des religions : l'excès de la puissance, de la force magico-religieuse, est expérimentée comme une très vive chaleur. Il n'est plus question des mythes et des symboles de la puissance, mais d'une expérience qui modifie la physiologie même de l'ascète. Il y a toutes les raisons de croire que cette expérience a été connue par les mystiques et les magiciens des temps les plus anciens. » (pp. 182-183)
7. « On pourrait comparer ces mythes d'émersion du sein de la Terre avec les souvenirs d'une existence pré-natale, que certains chamans nord-américains prétendent avoir assez bien conservés. Il s'agit, dans ce dernier cas, de l'insertion de l'âme du chaman dans le sein maternel, de son séjour dans les ténèbres amniotiques et finalement du passage à la lumière. À première vue, de tels souvenirs de l'existence pré-natale n'ont rien à voir avec les mythes de l'émersion des ancêtres du sein de la Terre. Mais l'image est la même : les souvenirs personnels des chamans illustrent le mythe d'une vie souterraine suivie de l'émersion à la surface de la Terre ; évidemment, avec les variantes dues au fait que de tels souvenirs se rapportent à une naissance individuelle, obstétricale. » (pp. 200-201)
8. « Cette valorisation religieuse de la souffrance physique est confirmée par d'autres faits : certaines maladies graves, surtout des maladies psycho-mentales, sont considérées par les "primitifs" comme une "possession démoniaque", dans le sens que le malade a été choisi par les êtres divins pour devenir un chaman, un mystique, et que, par conséquent, il est en train d'être initié, c'est-à-dire torturé, mis en pièces et tué par des "démons". Nous avons rapporté ailleurs de nombreux exemples de telles maladies initiatiques chez les futurs chamans. » (p. 255)
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