[Against the Gods - The Remarkable Story of Risk | Peter L. Bernstein]
Depuis les plus anciennes sépultures, les osselets d'animaux prouvent l'inclination de l'être humain pour les jeux de hasard – ce mot lui-même venant de l'arabe « al zahr » : « le dé ». Et pourtant l'histoire des mathématiques, en contraste étonnant avec la sophistication de la géométrie, de l'astronomie et de la pensée abstraite en général, révèle une incroyable lenteur à simplement imaginer que les événements du futur, notamment ceux qui faisaient l'objet de paris depuis des temps immémoriaux, pussent constituer matière à « compter », que la probabilité pût être « calculée ». Deux raisons à cette faiblesse de la pensée stochastique, encore bien vérifiable aujourd'hui, ajouterais-je : l'appétence pour le mythe du Fatum, Providence ou autre Dessein divin, et, complémentairement, l'absurde présomption de « Homo ludens » relative à ses propres habiletés et/ou à sa bonne fortune ; pour le dire avec Adam Smith : « The overweening conceit which the greater part of men have to their own abilities and their absurd presumption in their own good fortune. » (p. 12).
En amont, on peine aujourd'hui à apercevoir les immenses handicaps et retards que l'arithmétique a subis, surtout en Occident, du fait de ne pas posséder un système de numération décimal positionnel, doté donc d'un signe pour indiquer le zéro. Si cette révolution date d'aussi tard que 1202, environ la même date que l'édification de la cathédrale de Chartres, lorsque l'Italien Leonardo Pisano dit Fibonacci (mais dont l'aïeul ne devait pas être si benêt que ça...), après s'être « formé » en Algérie où son père était consul de Pise, grâce au soutien inconditionnel de l'empereur germano-sicilien Frédéric II, commet le Liber Abaci, l'un des plus grands best-sellers de tous les temps ; si les « nombres des Infidèles » tardent à s'imposer en Europe jusqu'à la Renaissance ; si leur blanc-seing n'est sans doute dû qu'au moine franciscain Luca Pacioli, qui publia en 1494 sa Summa de arithmetica, geometria proportioni e proportionalità (à l'évidence, son latin laissait un peu à désirer : les matheux, on sait bien...) ; il n'en reste pas moins que Léonard de Vinci, que son ami Luca initia à sa passion comme l'attestent ses annotations concernant la Summa, devait malgré tout avoir un niveau d'arithmétique correspondant au Brevet des collèges d'aujourd'hui !
Le suit un troisième Italien, grand médecin mais surtout mordu par le démon du jeu, Girolamo Cardano (1500-1571) : l'inventeur du concept de calcul des probabilités, développé dans son vade-mecum Liber de Ludo Aleae (1525 ré-écrit en 1565).
Si Galilée avait rédigé un Sopra le Scoperte dei Dadi, le siècle de Louis XIV est aussi celui de « The French Connection », à commencer par le grand déprimé Blaise Pascal naturellement. Il avait quelques amis précieux : le Chevalier de Méré, l'Abbé Mersenne qui constitua le premier réseau de savants, qui le mit en contact entre autres avec un avocat toulousain d'une formidable érudition : Pierre de Fermat. Combien plus nombreuses et brillantes encore eussent été les découvertes de ces deux compères sans les crises mystiques du bon Blaise ! Et pourtant, celui-ci parvint à fertiliser jusque sa dernière retraite, le monastère du Port-Royal, où ses confrères publièrent, en 1662, un : La logique, ou l'art de penser, qui eut une grande importance.
Le flambeau passe aux Anglais, et à leurs préoccupations pour la démographie et la statistique, à commencer par les statistiques d'un certain John Graunt, qui semble avoir été obsédé par les causes de mortalité. Dans son sillon, on trouve aussi un personnage plus cosmopolite : Edmund Halley. Un troisième homme mérite d'être rappelé : un étudiant crétois nommé Canopius qui avait décidément la bosse des affaires. Il introduisit les « coffee houses » en Angleterre – et la consommation de ce breuvage – et bientôt, dans son propre établissement, il rédigea des rapports maritimes, fondés sur les informations et commérages sur les affaires des ports et échelles d'outre-mer qu'il retirait de sa clientèle, qui devinrent le socle des assurances des Lloyd de Londres : en 1687, Edward Lloyd établit en effet son premier siège dans le café de Canopius. Ainsi la statistique trouva-t-elle sa première application dans le monde des affaires.
Dans les deux siècles suivants (XVIIIe-XIXe), entre les Lumières et l'Angleterre victorienne, s'installe la furie de tout mesurer : « Measurement unlimited ». Et surgit non un homme mais une vraie tribu familiale, helvète et protestante : les Bernoulli - Nicolaus (Ier, II, III), Jacob, Daniel : je me perds dans leur généalogie compliquée. L'un d'eux avance l'idée formidable suivante : que la probabilité d'un événement n'est guère utile avant d'être multipliée par l'utilité lui étant associée et cette dernière s'accroît de manière inversement proportionnelle à la quantité de biens déjà possédés. (Utilité marginale décroissante). On leur doit aussi la Loi des grands nombres, réflexion sur la question de la taille de l'échantillon nécessaire à sa pertinence.
Dorénavant il est question de prise de décisions financières et de risques de pertes ou d'attentes de gains. Cette préoccupation ne quittera plus cette branche des mathématiques. Ce qui est constant et typique de l'époque, c'est aussi la croyance inébranlable en la rationalité humaine qui préside à ladite prise de décisions. Outre les Bernoulli, les autres personnages de cette épopée se nomment Abraham de Moivre et Thomas Bayes.
La marche suivante consiste à découvrir les lois des irrégularités, c-à-d. des « déviations » par rapport à la norme : c'est l'immense contribution de Carl Friedrich Gauss, avec sa fameuse courbe en cloche. Dans un ordre d'idée similaire, celui du « retour/régression vers la norme », se situe la découverte mal interprétée du drôle de dilettante au « cerveau tordu » (« sprained brain ») que fut Francis Galton. Enfin, les derniers efforts des penseurs victoriens anglais, en particulier Bentham et Jevons se consacrent à l'utilité, individuelle et sociale (des politiques publiques).
La manière dont l'auteur choisit d'aborder le XXe siècle (plus d'un tiers du volume) se caractérise par deux aspects : 1. l'application de cette branche des mathématiques à l'économie, et, de plus en plus, à la finance, et, par conséquent, 2. la prise en compte de la gestion du risque, non plus sur des événements purement naturels et stochastiques (comme pouvaient l'être les jeux de hasard), mais sur des décisions humaines. Le mythe de la rationalité une fois estompé, voire même supprimé après la Première Guerre mondiale et peut-être aussi grâce aux découvertes de Freud, on constate un écart entre les prévisions des théories probabilistes et la prise de décisions empirique, en particulier reflétées par l'évolution erratique des marchés. Les décisions erronées sont-elles le résultat d'un manque d'information, de défauts de raisonnement, ou encore, comme cela apparaîtra à partir des années 1960, de théories trop rudimentaires, trop « linéaires », dont le « chaos » est absent ?
Une personnalité se détache au début du XXe s., c'est John Maynard Keynes, premier pourfendeur de la rationalité mathématique des choix économiques. Par contre un filon très fertile d'études de l'incertitude est représenté par la théorie des jeux de von Neumann qui s'associa à l'économiste Oskar Morgenstern pour l'appliquer à sa discipline.
Les 5 derniers chapitres du livre (15-19) sont consacrés uniquement à des théoriciens et analystes du marché financier et boursier américain de l'après-guerre. Mon intérêt ainsi que mon attention ont beaucoup décliné, la lecture s'est d'autant plus alourdie que le sujet est technique, aride et qu'il requiert des connaissances préalables. Je dois déplorer que ce choix de spécificité, sans doute dicté par les compétences de l'auteur, ait été opéré au détriment d'une ouverture plus philosophique sur la question de la rationalité des choix, telle que les premières pages le laissaient espérer. En effet, je peux songer à de nombreux domaines du savoir dans lesquels l'imperfection de la pensée stochastique est encore porteuse de lourdes conséquences. Même le style m'a semble s'en ressentir : c'est dommage.
Cit. :
1. « One winter night during one of the many German air raids on Moscow in World War II, a distinguished Soviet professor of statistics showed up in his local air-raid shelter. He had never appeared there before. "There are seven million people in Moscow," he used to say. "Why should I expect them to hit me ?" His friends were astonished to see him and asked what had happened to change his mind. "Look," he explained, "there are seven million people in Moscow and one elephant. Last night they got the elephant." » (p. 116)
2. « Up to now, our story has focused on theories about probability and on ingenious ways of measuring it : Pascal's Triangle, Jacob Bernoulli's search for moral certainty in his jar of black and white balls, Bayes's billiard table, Gauss's bell curve, and Galton's Quincunx. Even Daniel Bernoulli, delving for perhaps the first time into the psychology of choice, was confident that what he called utility could be measured.
Now we turn to an exploration of a different sort : Which risks should we take, which risks should we hedge, what information is relevant ? How confidently do we hold our beliefs about the future ? In short, how do we introduce management into dealing with risk ? » (p. 187)
3. « The combination of the cool mathematics of game theory and the tensions of economics seemed a natural fit for a mathematician with an enthusiasm for economics and an economist with an enthusiasm for mathematics. But the stimulus to combine the two arose in part from a shared sense that, to use Morgenstern's words, the application of mathematics to economics was "in lamentable condition."
An imperial motivation was also there – the aspiration to make mathematics the triumphant master in the analysis of society as well as in the analysis of the natural sciences. While that approach would be welcomed by many social scientists today, it was probably the main source of resistance that game theory encountered when it was first broadly introduced in the late 1940s. Keynes ruled the academic roost at the time, and he rejected any sort of mathematical description of human behaviour. » (p. 237)
4. « All of us think of ourselves as rational beings even in times of crisis, applying the laws of probability in cool and calculated fashion to the choices that confront us. We like to believe we are above-average in skills, intelligence, farsightedness, experience, refinement, and leadership. Who admits to being an incompetent driver, a feckless debater, a stupid investor, or a person with an inferior taste in clothes ?
Yet how realistic are such images ? Not everyone can be above average. Furthermore, the most important decisions we make usually occur under complex, confusing, indistinct or frightening conditions. Not much time to consult the laws of probability. Life is not a game of balla. […]
And yet most humans are not utterly irrational beings who take risks without forethought or who hide in a closet when anxiety strikes. […] The issue, rather, is the degree to which the reality in which we make our decisions deviates from the rational decision models of the Bernoullis, Jevons, and von Neumann. Psychologists have spawned a cottage industry to explore the nature and causes of these deviations. » (p. 269)
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