[La parole de la forêt initiale | Tobie Nathan, Lucien Hounkpatin]
Dans cet essai, Tobie Nathan, pour une fois, sort de sa clinique ethnopsychiatrique parisienne destinée aux migrants, pour se rendre, accompagné de son thésard Lucien Hounkpatin, au Sud-Bénin, afin d'étudier sur le terrain la pratique thérapeutique traditionnelle locale. Ils précisent dans leur très bel Avant-propos que leur démarche n'est ni ethnologique ni anthropologique : il s'agit vraiment de formation entre collègues, dans un cadre thérapeutique qui ne peut être accepté par ceux-ci et par les patients qu'à la condition que chacun apporte sa contribution à la guérison du malade. Par conséquent, Lucien Hounkpatin assume parfois le rôle de traducteur-médiateur interculturel, étant lui-même initié à certains savoirs, parfois celui de disciple de Nathan, dont l'expérience et la perspective comparatiste lui permettent de saisir plus vite et profondément certains phénomènes, parfois enfin celui d'investigateur participant auprès des guérisseurs locaux.
La première partie de l'ouvrage, « La Tradition », dont chaque chapitre s'intitule par un lexème en langues locales, introduit progressivement le lecteur dans les méandres du système thérapeutique yoruba, qui s'avère être d'une complexité conceptuelle considérable. Si le folklore envisage ce système comme de la « simple » sorcellerie, divination, sortilèges et compagnie, le lecteur se perdra vite dans la sémantique, l'étiologie et jusqu'à la métaphysique convoquées dans ce système médical qui, de plus, étant initiatique, est par définition composé d'un savoir secret. Je me suis passionné en particulier par le chapitre qui contient la comparaison entre la « parole agissante » en psychanalyse et dans la thérapeutique yoruba – des conceptions de la puissance de la parole à l'apparence totalement opposées, mais peut-être en réalité assez complémentaires car symétriques – parole de l'analysant en Occident vs. parole du guérisseur en Afrique.
La deuxième partie, « La Modernité », contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, traite de cas cliniques traités au sein d'une secte apparemment puissante et très représentée au Bénin et pays limitrophes : l'Église du Christianisme céleste, dont les adeptes, nommés « Gbigbowiwés » (littéralement : « souffle blanc »), opèrent des guérisons prodigieuses par ce qui a l'air d'un parfait syncrétisme entre rites et « langage » chrétiens et pratiques thérapeutiques traditionnelles : la croix, les potions et la transe... Parmi les cas analysés à partir des dialogues rapportés avec les patients et avec les guérisseurs, surtout les dénommés « visionnaires » qui délivrent des prophéties thérapeutiques en état de transe, une étiologie prédomine sans conteste : l'errance du patient due à sa désaffiliation, propre ou familiale, aux rites des divinités et mânes traditionnels. La guérison requiert donc une nouvelle consécration, une « seconde noce avec le Vodún », laquelle n'est à l'évidence aucunement incompatible avec la profession d'une foi chrétienne, voire même musulmane.
La troisième et dernière partie, « L'Avenir », beaucoup plus brève, ne se compose que de deux chapitres : « Abikú – Il naît et il meurt » qui a pour objet un cas clinique double – la mère et le fils – lié à la migration en France ; « Awo – Le secret » qui reporte une réunion ayant eu lieu au Bénin, entre Nathan, Hounkpatin et un certain nombre de représentants d'une association de « tradipraticiens », guérisseurs traditionnels reconnus par les instances publiques de santé, sur le thème de la transmission de leurs savoirs et des différents niveaux de secret nécessaires à les sauvegarder. Ne serait-ce pour le sérieux de cette question qui confine avec celle de l'initiation, le ton et la situation même de cette rencontre possèdent des traits plutôt... surréalistes !
NB. : Je choisis mes citations selon deux critères : de fond (sur la thérapeutique béninoise) et de méthode (sur la démarche des auteurs y compris dans leur critique des préjugés occidentaux).
Cit. :
1. « Le nombre d'éléments à agencer étant considérable, ce que nous appelons "maladie mentale" est, de manière fort logique, considéré comme un dérèglement de l'organisation complexe pouvant arriver à tout le monde, du fait même de la complexité du système. C'est pourquoi le malade est naturellement un semblable – certainement pas un autre – et avant tout une énigme théorique. De plus, certains aspects de ce que nous appelons "maladie mentale" sont vécus comme des moments transitoires de la vie, comme des crises nécessaires en quelque sorte. Il en résulte une apparente absence de rejet du malade par le groupe. Mais une fois le message de la maladie décrypté, puis traité et interprété, on offre alors la possibilité au messager (le malade) d'intégrer des structures communautaires spécifiques à l'aide de rites thérapeutiques appropriés, de sacrifices animaux, d'absorption de substances. La maladie d'une personne est l'affaire du groupe. » (p. 38)
2. « Quant aux médecins formés aux écoles occidentales – quoique certains soient par ailleurs profondément (et à mon sens fort prudemment) restés inscrits dans la logique traditionnelle – je les ai vus avoir bien du mal à sortir de la définition habituelle de leur rôle. Tout au plus gardent-ils un regard bienveillant, mais quelque peu condescendant, sur des pratiques étranges et pourtant si familières. » (p. 66)
3. « Une personne ouverte par l'initiation adopte spontanément un regard étonné envers la vie. Honte aux philosophes qui ont critiqué les erreurs du mythe. Le savoir ne réside pas dans les mythes, il résulte de leur utilisation comme actes opératoires au cours de l'intervention initiatique. À celui qui a été ouvert, la divinité peut se manifester par son propre corps explosé, son corps rampant, bavant, tremblant et dansant. La transe est redoublement du mythe ; contrainte à l'apprentissage perpétuel. La transe est conscience ; plus exactement : obligation de conscience. » (p. 176)
4. « […] nous dirons que de tels enfants flottants, déjà très nombreux dans nos services [en Occident], et probablement de plus en plus dans un avenir proche, nous indiquent une butée de notre système de pensée. Ils déclenchent immanquablement des énoncés de type normatif : "Un enfant a besoin de son père !" "On ne doit pas battre un enfant !" "L'individu a le droit de choisir librement son partenaire sexuel !" "Le corps de l'enfant est inviolable !" "On doit interdire toute mutilation !"
Or, si nous nous contentons de définir les nécessités d'un enfant d'humain en général, d'un enfant défini en termes chrétiens, psychanalytiques et démocratiques, nous condamnons les enfants à la délinquance. Car ils réagiront toujours par d'incessantes provocations de la justice afin qu'elle se prononce sur leur nature réelle et ce, quelquefois, jusqu'à la mort. Tant il est vrai qu'un humain "en général" est un "humain déjà mort". » (pp. 316-317)
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