L’homme qui marche.
La silhouette filiforme inclinée en avant du célèbre bronze d’Alberto Giacometti illustre la couverture de l’essai d’Antoine de Baecque « Une histoire de la marche ». Connotée et récupérée à l’envi, la sculpture nue de l’homme anonyme en mouvement devient atemporelle et universelle. Toutefois, l’historien, ancré dans son époque et sa culture, propose une étude de la marche en France même si quelques incursions se font ailleurs dans le monde, lors de pèlerinages (Compostelle, Japon) ou de manifestations (Gandhi). Néanmoins, cela n’est pas préjudiciable à l’entreprise de l’historien tant la matière est riche et pourtant méconnue. Débutant son étude par une « Anatomie de la marche », Antoine de Baecque, critique de cinéma, est presque naturellement aimanté par la chronophotographie pédestre du médecin Etienne-Jules Marey (1830-1904) visant notamment « à décrire la marche dans ses moindres ressorts ». Le second chapitre consacré aux « Peuples et métiers marcheurs » accroche l’intérêt par maints détails significatifs, des techniques de marche des Sioux aux déplacements des Lapons ou aux mouvements liés à la transhumance. Tout un univers volatilisé reprend pied le temps d’une évocation circonstanciée alimentée d’extraits d’œuvres éclairantes et de journaux émouvants tels les Mémoires d’un compagnon (1857) d’Agricol Perdiguier, apprenti menuisier avignonnais sillonnant la France à pied durant quatre années (1824-1828). S’ensuivent dans le chapitre 3 les « Marches pèlerines » dont le chemin d’étoiles, rétif à toute restitution tant il draine de complexité : « Seule une écriture ample et contradictoire, incarnée et implantée, épique et pourtant intime, critique et cependant initiatique, peut se hisser à la hauteur de cette ambition, celle par exemple que Cees Nooteboom… parvient dans Le Labyrinthe du pèlerin. Mes chemins de Compostelle à toucher du doigt ». Le chapitre 4 « Des Alpes comme territoire de la marche » aborde le cœur de l’essai. L’auteur réveille des écrits oubliés, ceux du médecin zurichois Conrad Gesner (1516-1565) repris deux siècles plus tard par un Rousseau admiratif, ceux du naturaliste genevois Horace Benedict de Saussure (1740-1799), fondateur de l’alpinisme ou encore de Rodolphe Toepffer (1799-1846), pédagogue excursionniste, lui aussi Genevois, voyageur en zig-zag et accessoirement fondateur de la bande dessinée. Le chapitre 5 « Invention et extension du domaine de la randonnée » n’est pas en reste de découvertes enthousiasmantes, avec le fléchage bleu dans le massif de Fontainebleau par le grognard claudiquant Claude-François Denecourt (1788-1875) admiré par les Romantiques, du Touring Club de France fondé en 1890 au Comité national des sentiers de grande randonnée initié en 1945, tout un phénomène socioculturel prend corps pour aboutir à la randonnée moderne. Le chapitre 6 « Flâneries et autres démarches urbaines » se recentre sur Paris, capitale encourageant l’art de la flânerie réservé à une élite cultivée et offrant des passages ouvrant sur une « vie poétique, artistique et érotique ». La dernière partie « L’engagement marcheur : survivre et manifester » entraîne l’homme qui marche dans une « voie de survie, la seule manière de s’en sortir ou le meilleur moyen de s’engager », de Gandhi aux migrants en marche qui résistent « par et dans le dénuement ».
Une riche bibliographie complète ce superbe essai abordable, éclairant et captivant.
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