Deux contre-vérités à infirmer et un immense corpus anthropologique : 1. que les femmes n'auraient, de tout temps et partout, que minoritairement investi l'espace extra-domestique ou limitrophe pour le travail, et 2. que la répartition sexuée de celui-ci répondrait à des explications « naturalistes » donc rationnelles (par ex. les entraves de la gestation ou de l'allaitement, ou une moindre force physique relative) ; le corpus : l'enquête du chercheur américain G. P. Murdock (1973) sur la répartition des tâches entre hommes et femmes dans cent quatre-vingt-cinq sociétés traditionnelles-préindustrielles, qui s'avère coïncider presque exactement avec la répartition des métiers masculins et féminins en France, mesurée en 1982 et en 2002...
Ce court essai surprend d'abord pour les constantes de ces répartitions, qui apparaissent très vite comme le résultat de processus d'exclusion des femmes – exclusions relatives ou absolues selon les circonstances ; l'explication de celles-ci est pluri-factorielle et comprend à la fois des éléments issus du matérialisme historique (l'appropriation des instruments de production dès lors que la tâche se « technicise », ou bien l'émergence d'une classe sociale, comme l'artisanat, et sa prise de pouvoir éventuelle) et d'autres éléments issus de l'anthropologie classique : croyances, mythes, superstitions qui encodent des injonctions symbolisées et se rattachent à des structures sociales de vaste envergure, comme, principalement, l'exogamie.
Aussi, un premier groupe de tâches dont les femmes sont exclues, mais aussi la classe sacerdotale là où un sacrifice sanglant est mis en jeu – y compris le prêtre catholique en relation avec l’Eucharistie – regroupe celles qui concernent le surgissement du sang : la chasse du gros gibier, l'abattage du bétail, les métiers de la guerre. Il est question ici du tabou de la menstruation à cause de l'interdit du mélange des sangs. L'auteur, en examinant des cas très universels ainsi que ce qui semblerait constituer des exceptions, parvient à un système assez complexe qui concerne : le sang du sacrifice (ou du Christ), le sang de la guerre, le sang menstruel, et celui du gibier, mais seulement au moment de leur surgissement : la femme ne tuera pas le cochon mais fera donc du boudin, ou s'occupera d'équarrissage, de tannage, tiendra la caisse du boucher son mari, etc. À noter un chapitre sui generis qui rattache ce même interdit aux « façons féminines, façons masculines de mettre fin à ses jours » (ch. 7). Trois contre-exemples sont examinés : la divinité féminine de la chasse gréco-romaine Artémis-Diane, mais elle était notoirement « vierge, défendant farouchement sa virginité » ; les Amazones, guerrières sans seins ; Jeanne d'Arc, dont les minutes du procès nous informent qu'elle était non seulement « Pucelle », mais atteinte d'aménorrhée ! Dans le monde entier, de toute manière les restrictions relatives aux femmes ne s'appliquent jamais aux pré-pubères ni aux ménopausées.
Par analogie avec le sang, certaines superstitions demeurent concernant l'interdiction de certaines tâches de la viticulture (non la vendange mais par ex. la taille des vignobles et la vinification!), de la salaison, et même de certaines cuissons et préparations avec les œufs (dont le jaune est nommé rouge dans plusieurs langues), par les femmes à certains moments, y compris la mayonnaise !
Par analogie avec d'autres fonctions ou caractères attribués à la femme, indépendants du cycle menstruel, lui ont été très universellement proscrits les métiers de la mer (navigation, pèche, sous-marins cf. cit. infra, etc.) et ceux de la métallurgie-sidérurgie dès lors que le fourneau est anthropomorphisé en femme qui accouche.
Suivent trois chapitres nommés par des verbes à l'infinitif qui définissent des activités masculines ou féminines : « creuser », « couper » masculines ; « moudre, pilonner, écraser » féminines. Ici, l'explication est fondée sur les outils concernés : tranchants ou lancés réservés aux hommes – hache, herminette, javelot, flèche, poignard – ; écrasants ou posés réservés aux femmes – pilon, battoir, molette de meule à grains, broyeur, presse, bâton à fouir, râpe, aiguille à coudre, poinçon, grattoir, racloir, couteau. La mouture fait l'objet d'une métamorphose d'attribution genrée en relation avec la technologie.
Par conséquent, selon cette logique parfois assez absconse, seront réparties les tâches agricoles : le laboureur sera homme, la semeuse femme, le moissonnage à la faux – outil de percussion linéaire lancée – appartiendra à l'homme, à la faucille – outil de percussion linéaire posée – à la femme, le battage sera masculin (sauf battage à fléau), le vannage et la fenaison féminins. De même, le ciseau du menuisier ou du sculpteur est réservé aux hommes (percussion lancée), alors que les ciseaux (de couture, coiffure et surtout de tonte) sont principalement féminins.
Enfin, deux cas complexes sont représentés par la poterie, où « le potier supplanta la potière » avec l'apparition du tour – invention proche de la roue, apparue dans la ville d'Uruk, en Mésopotamie, aux environs du IVe millénaire av. J.-Ch. mais absente en Afrique noire, Océanie, Amérique) ; et celui du tissage, contrairement à la filature, où les évolutions techniques et socio-économiques semblent avoir été déterminantes dans une première masculinisation en Europe entre XIe-XIIe s., puis à une nouvelle féminisation à l'époque industrielle ; cependant la diversité de la répartition sexuée du tissage hors Occident – Proche-Orient jusqu'en Iran (féminin), Inde (masculin), Extrême-Orient (féminin), Amériques (féminin), Afrique pré-coloniale (variable selon la forme d’État), est aussi expliquée par des raisons matérialistes-historiques liées au pouvoir.
La conclusion insiste sans la nommer sur la notion de domination. Mais il ne s'agit pas de domination de l'homme sur la femme – qui est une donnée implicite et pré-existante, Alain Testart étant l'un des scientifiques qui a infirmé le mythe de la société matriarcale originaire – mais de domination de l'homme sur l'homme, avec relégation de la femme hors de ses attributions de pouvoir, dans la mesure de ses possibilités (toutes relatives et toujours réversibles) de se passer du labeur de celle-ci.
Cit. :
« […] quand une tâche technique évoque trop fortement le corps féminin et ses dérèglements, les femmes en sont exclues. Il en allait ainsi pour le gibier dont on fait couler le sang, il en allait pareillement pour le saloir et tout ce qui pouvait "tourner" ; il en va encore ainsi pour la sidérurgie. C'est une même loi générale qui fait que l'on éloigne la femme non pas de ce qui serait trop différent d'elle, mais bien de ce qui est trop semblable. » (p. 64)
« Par l'arrêté du 12 décembre 2002, il n'y a plus de restriction à l'entrée des femmes dans la marine militaire, sauf dans les sous-marins. Pourquoi les sous-marins sont-ils les derniers à résister à la vague actuelle d'égalitarisme devant l'emploi ? [… Est-ce parce] qu'en la femme, il serait question de son ventre, elle ne pourrait aller dans le ventre de la mer. Cette survivance a un étonnant parallèle dans l'interdiction faite aux femmes de descendre dans les mines, qui n'a toujours pas été levée. » )(pp. 71-72)
« […] partout où l'émergence d'un pouvoir économique, même limité, d'une classe d'artisans est envisageable, les outils et le travail ont été accaparés par les hommes ; partout où l'émergence d'un tel pouvoir est impensable, outils et travaux ont été laissés aux mains des femmes. On voit combien on est loin de la thèse du sous-équipement féminin car ce n'est pas de technique qu'il s'agit, mais bien de pouvoir. Même pas du pouvoir des hommes sur les femmes, car il n'y a guère de traces démontrant que les hommes auraient eu du mal à s'approprier les travaux des femmes. Dans des mondes où c'est l'homme qui est vu comme le chef de famille, c'est lui qui décide. Et si les hommes ont dépouillé leurs femmes de leur savoir-faire traditionnel, ce n'est pas pour avoir plus de pouvoir contre elles, c'est pour en avoir plus contre d'autres hommes. » (pp. 130-131)
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